Configurés et nés de nouveau

À la sortie de l’immeuble, Mary se laissa distraire par les néons du petit magasin d’en face. À cause des noix et du chocolat incrustés dans ses dents, elle avait très soif. S’il fallait qu’elle monte la garde dans la camionnette en attendant le retour de Sylvie Lafleur, il lui faudrait aussi du salé. Elle considéra la distance à parcourir et le ciel qui s’assombrissait, la lourdeur de ses jambes et sa blessure au pied, et elle se demanda s’il valait mieux rouler jusque-là. Après avoir évalué mentalement le temps qu’elle mettrait à se rendre au véhicule, elle poussa un soupir et se mit en route à pas lents et lourds.

En règle générale, Mary avait horreur de faire ses courses dans ce genre d’établissement, où il n’y avait pas de fruits et de légumes ni de céréales riches en fibres sous lesquels dissimuler la panoplie d’aliments vides et délicieux qu’elle mangerait pour de vrai. Et elle avait horreur de la façon dont les commis étrangers la regardaient mettre du fromage orange sur des nachos défraîchis, remplir des verres géants de soda ou cueillir des sacs de friandises au comptoir en formulant en silence leur propre version moqueuse, variable selon la culture, du sempiternel : Ma vieille, tu as autant besoin de tout ça que d’une balle dans la tête.

En entrant, Mary aurait dû être stupéfaite de voir Sylvie Lafleur au comptoir en train d’acheter une cartouche de cigarettes extra-longues, mais elle ne le fut pas du tout. À Leaford, ville trop petite pour les coïncidences, la rencontre de la grosse épouse et de la svelte maîtresse dans un magasin à l’éclairage trop violent, par une journée orageuse d’automne, était dans l’ordre des choses. Avec un imper négligemment jeté sur son pyjama, ses cheveux fins frisotant dans l’air humide, la Québécoise semblait aussi flétrie que l’hiver. Comme elle le faisait toujours lorsqu’elles se croisaient par hasard, elle sourit en voyant Mary Gooch plantée devant elle dans son uniforme marine.

— Mary.

Mary s’éclaircit la gorge.

— Bonjour, madame Lafleur.

— Ça faisait longtemps. Tu vas bien ? demanda Sylvie d’une voix râpeuse, même si la réponse sautait aux yeux.

Aussitôt, Mary songea à Gooch, à sa façon de répondre à ceux qui lui demandaient comment il allait : Moi ? Je mène une vie de rêve. Une vraie vie de rêve. La repartie enchantait ses interlocuteurs et les amusait, surtout lorsqu’il la leur servait au moment où il montait un canapé-lit au troisième étage.

— Bien, merci. Et vous ?

Sylvie ouvrit la cartouche de cigarettes, tira sur le papier d’aluminium à l’aide de ses doigts tachés, aux ongles ébréchés, et laissa entendre un rire résigné.

— Je passe mes journées à fumer en pyjama. La retraite me réussit, non ?

En examinant le visage vieillissant de la femme, Mary ne détecta aucune trace de culpabilité. Ni de remords. Ni de regret. Pas de mea ni de culpa. C’était une garce maigre et amorale, décida Mary.

— Comment va Gooch ? demanda Sylvie d’un air innocent.

Et Mary le vit. Un mouvement convulsif de la paupière. Un clignement. Un glissement. Un aveu muet. Gooch lui avait parlé de ces signaux, de ces tics nerveux : un grattement, une moue, un toussotement, l’indice qui trahissait le bluff d’un menteur. Il se vantait de savoir reconnaître les aveux de cette nature, et c’est pour cette raison que, en général, il gagnait aux cartes. En voyant le mouvement involontaire de Sylvie, Mary se sentit soulagée de constater, telle la personne atteinte d’un mal mystérieux à qui on fournit enfin un diagnostic, que tout n’était pas le simple fruit de son imagination.

Mary admira sa propre franchise, même si c’était tout ce qui lui restait.

— Gooch n’est pas rentré à la maison hier soir. Je me suis dit que vous sauriez peut-être où il est.

L’autre femme ferma les yeux, s’affaissa une vertèbre à la fois, et Mary eut le sentiment d’être une grosse brute en train de maltraiter un enfant malingre.

— Sortons, d’accord ? Comme ça, je pourrai fumer.

Mary éprouva un bref plaisir à l’idée que la femme se mourait d’envie de griller une cigarette.

— Savez-vous où il est, madame Lafleur ?

— Non, Mary. Je ne sais pas où est Gooch.

— Il n’est pas venu chez vous, hier soir ?

Derrière le comptoir, le propriétaire coréen ouvrit le compartiment à hot-dogs. Ayant servi Mary à maintes reprises, il était impatient de conclure une transaction.

— Trois ? Garnis ?

Mary secoua la tête sans regarder l’homme.

— Il vous a téléphoné ?

Sylvie jeta un bref coup d’œil au commis puis dit à voix basse :

— Tu tiens vraiment à faire ça ici ? D’accord. Mais avant, il faut que tu saches que ça fait des années que je n’ai pas vu Gooch. Des années.

Au sens propre, c’était faux. Le mois précédent, ils avaient croisé Sylvie par hasard à l’épluchette de blé d’Inde du Club Kinsmen. Et ils s’étaient fréquemment vus dans le couloir, tous les trois, lorsque Gooch avait accompagné Mary chez Orin. Mais Mary, qui comprenait ce que Sylvie voulait dire, était plutôt encline à la croire.

— C’est arrivé une fois. Une seule. Il faut que tu le saches.

Mary fut davantage mystifiée par cette révélation que par la liaison torride qu’elle avait toujours imaginée.

— Il avait l’habitude de venir, c’est vrai, mais c’était il y a des années. Il faisait une petite sieste sur le canapé après avoir bu. Nous parlions. Sortons, maintenant, dit-elle en lissant sa cigarette impatiente.

— Vous parliez ?

— De politique. De cinéma. C’est très banal, en fait.

Elle avait les larmes aux yeux, une fossette juvénile au menton. À cause de la cigarette dont elle avait terriblement envie ou parce qu’elle éprouvait un remords sincère ?

— Parfois, je lui faisais des toasts à la cannelle, confessa-t-elle.

Et voilà. Sylvie Lafleur avait éprouvé de profonds sentiments pour son jeune ami illicite, partagé son amour de la planète, sa fascination pour la politique mondiale et son intérêt pour les vieux films. Elle avait caressé ses cheveux pendant qu’il somnolait sur son canapé et lui avait fait des toasts avant de le renvoyer auprès de sa pauvre femme. Gooch, qui avait eu désespérément besoin d’une mère et non d’une amoureuse, l’avait trouvée en la personne de sa conseillère en orientation.

— Une seule fois ?

— Je te le jure.

L’assurance sonna moins faux qu’elle aurait dû.

— Quand ?

— La dernière fois. C’était il y a plus de dix ans, Mary. Je lui ai dit qu’il ne pouvait plus venir. C’est tout. La dernière fois. La seule.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ? Pourquoi cette fois-là ?

Sylvie réfléchit un moment et passa aux aveux.

— C’était après la mort de ma mère. Je venais d’avoir quarante-cinq ans. Je me sentais tellement vieille. Aucun homme ne m’avait touchée depuis des années. J’avais un peu bu. J’avais peur que ça ne m’arrive plus jamais. Il a eu pitié de moi. Après, je me suis sentie tellement stupide.

Pendant que Sylvie rougissait et soufflait en triturant sa cigarette, Mary se souvint d’avoir lu quelque part que les Françaises croient que toutes les femmes d’un certain âge doivent choisir entre leur visage et leur derrière. Le raisonnement paraît sensé : on a besoin de graisse pour effacer les rides et garder au visage une apparence juvénile, mais la graisse alourdit le postérieur et lui donne l’aspect d’un sac de billes. À voir les yeux enfoncés et la peau plissée de Sylvie Lafleur, la carte routière des rides verticales de sa bouche et des rides horizontales de ses yeux, on comprenait qu’elle avait choisi de sauver son cul.

— Je suis désolée, Mary. Je suis contente d’avoir pu t’en parler. Je suis tellement désolée.

Elle haussa de nouveau les épaules, regarda le ciel qui s’assombrissait derrière Mary.

— On peut sortir maintenant ? Pour que je fume ? S’il te plaît.

— Non, dit Mary, qui fut la première surprise. Et moi, dans tout ça ? Vous parliez de moi avec mon mari ?

— Pas vraiment. Il me disait parfois qu’il tenait à ce que tu sois heureuse.

— Mais où a-t-il passé les autres soirées, depuis ce temps-là ? Toutes ces soirées…

Mary n’attendait pas vraiment de réponse. Autant interroger le commis coréen.

— C’est si vieux, tout ça. Je ne le connais plus vraiment. Je ne sais pas où est Gooch.

Elle s’interrompit, puis conclut :

— J’espère que tu pourras me pardonner.

Se rendant compte qu’elle bloquait la porte et qu’il n’y avait rien à ajouter, Mary fit un pas de côté pour laisser passer Sylvie. Privée de la notion du temps, elle se retourna et, déconcertée, constata que la Québécoise avait disparu comme la fumée d’une de ses maudites cigarettes, si rapidement que Mary se demanda si elle n’avait pas imaginé toute la conversation. Trouvant les yeux du Coréen rivés sur elle, elle souleva la main et montra trois doigts.

Mary s’appuya sur le guichet automatique pour attendre ses hot-dogs et songea à sa conversation avec le Grec. Des heures plus tôt ? Des jours ? Des années ? L’horloge invisible. Les aiguilles emballées. Tu as vérifié votre compte en banque ?

Elle chercha dans son sac la carte d’accès qu’elle n’avait encore jamais utilisée. Malgré la discussion passionnée qu’elle avait eue avec Gooch, elle ne se souciait pas tellement des caissières en chair et en os qui risquaient de perdre leur emploi. Elle était tout simplement trop paresseuse pour apprendre de nouvelles choses. Avec maladresse, elle tenta à quelques reprises d’introduire la carte argentée dans la machine et éprouva une satisfaction béate lorsqu’elle y parvint enfin. L’appareil était conçu pour de parfaits idiots, ainsi que l’avait promis Gooch. Elle n’eut aucune difficulté à se rappeler le code. Le jour et le mois de leur anniversaire de mariage. Aujourd’hui.

Elle suivit les instructions et réclama vingt dollars. Lorsque la machine demanda poliment si elle souhaitait voir le solde du compte, Mary appuya sur Oui. Elle reprit sa carte et tira sur le reçu. Elle lut le montant. Vérifia de nouveau. Elle connaissait le solde de leur compte conjoint : trois cent vingt-quatre dollars. Gooch lui avait répété que c’était tout ce qu’ils avaient. Le chiffre qui figurait au bas du bout de papier était erroné. Elle inséra de nouveau la carte dans la fente et, pendant que le Coréen enregistrait la transaction, exigea un autre billet de vingt dollars et un autre reçu. Toujours le même solde erroné, moins vingt dollars. Mary fixa le bout de papier, perplexe. Quelque chose clochait. En fait, tout allait de travers. Au nom de quoi le solde aurait-il dû être exact ?

Elle remit la carte de plastique dans la machine et, ignorant le Coréen et ses hot-dogs, appuya sur les boutons sans s’arrêter pour lire les indications, en experte instantanée. Elle exigea davantage que la somme proposée. Un autre montant ? Oui. Jusqu’à concurrence de quatre cents dollars. Très bien. Disons quatre cents dollars. Un reçu ? Oui, s’il vous plaît.

Elle attendit la fin des cliquetis de la machine, sûre que la police allait surgir pour l’arrêter. Elle avait demandé plus d’argent qu’ils n’en avaient, du moins à sa connaissance. N’était-ce pas comme libeller un chèque sans provision ? Lorsque la machine eut fini de cracher la somme en billets de vingt, elle prit le magot et le fourra dans la poche de son uniforme avant que le Coréen, ou Dieu, la voie. Elle consulta le reçu. Moins vingt dollars. Moins vingt dollars. Moins quatre cents dollars. Le solde, cependant, restait erroné.

Le reçu à la main, elle quitta le magasin, le Coréen, les hot-dogs et le soda, et fut assaillie par une violente rafale. Mary se demanda comment la frêle Sylvie avait fait pour rentrer chez elle dans la bourrasque et parcourut le ciel noir des yeux, presque certaine d’apercevoir sa silhouette légère emportée par les courants, à la façon des insipides sacs en plastique des grands magasins.

Gooch était parti. Et il y avait plus de vingt-cinq mille dollars dans le compte conjoint. Où est Dieu quand on a besoin d’elle ? se demanda Mary.

En réponse à la question (comme si Dieu, dans les coulisses, avait attendu le signal), il y eut soudain un tonnerre d’applaudissements et le ciel noir fut illuminé par un éclair ahurissant, vengeur. Pas d’effets d’eau. Que d’impressionnants feux d’artifice. Mary traversa la route et, d’un pas lourd, marcha sur la pelouse encore verte qui longeait l’immeuble à logements, le bout de papier serré entre le pouce et l’index, comme les clients de la pharmacie trimballaient leurs ordonnances. Le mystère des fonds supplémentaires l’obsédait, au même titre que sa conviction, de plus en plus grande, que la disparition subite de Gooch n’avait rien d’accidentel.

À cause du capuchon noir qui recouvrait ses cheveux violets, Mary ne reconnut pas tout de suite l’adolescent accroupi près de la porte de derrière. C’était le garçon qui vivait à présent dans l’ancien appartement de son père. Vêtu en noir de la tête aux pieds, il ressemblait à une corneille maussade, à un paria géant banni de la colonie moqueuse qui squattait les branches d’un arbre voisin. De fulgurantes explosions déchiraient les nuages charbonneux, des courants tourbillonnants et des traits aveuglants de lumière zébraient le ciel. Pas de timides éclairs diffus, non, mais de frénétiques éclairs en zigzag, de scintillantes lignes brisées, des ondes de choc indignées, de furieux coups de tonnerre, des tentacules blancs et arqués, agonisants, configurés et nés de nouveau. Flamboyants. Furieux. Le Dieu de l’enfance d’Irma.

Mary n’avait eu ni l’intention de regarder le garçon aux cheveux violets ni celle d’être vue par lui, mais leurs regards se croisèrent et, exactement au moment où le garçon soufflait « Merde ! » Mary murmura : « Crotte ! » Il tira sur son capuchon et baissa de nouveau les yeux. Le moment passa, aussi fugace qu’un orgasme, aussi fuyant que MmeBolt. Gooch. Dans l’arbre dénudé, les corneilles frissonnèrent en croassant. Parti, parti, parti.

Mary trouva la poignée de la portière et grimpa dans la camionnette, où l’assaillirent les riches arômes du chocolat. Elle appuya la tête contre le dossier et ferma les yeux, incapable de résister aux voix de ses parents qui résonnaient dans ses oreilles. S’il ne couchait pas avec la Québécoise, il couchait avec quelqu’un d’autre, aurait dit Irma. Orin, qui aimait bien Gooch, aurait abordé sa disparition de façon tout aussi pragmatique : La seule chose à faire, c’est de le trouver, je suppose. Le forcer à s’expliquer. Si tu tiens à lui, évidemment. As-tu téléphoné à sa mère ?

Téléphoner à sa mère ? Pourquoi ferait-elle une chose pareille ? Mary ne tenait pas à inquiéter Eden pour rien. Sans compter qu’elle n’était pas prête à admettre devant cette femme (à qui, au cours des dix premières années de leur mariage, elle avait consciencieusement téléphoné à midi, heure du Pacifique, le dernier dimanche du mois et qui, chaque fois, s’était montrée à la fois surprise et déçue — « Ah ! C’est toi, Mary. ») qu’elle avait raison depuis le début. De toute façon, elle ne pouvait pas téléphoner. Le portable était en train de se charger, à la maison.

Lorsque Gooch lui en avait fait cadeau, Mary lui avait dit que jamais elle ne se souviendrait de le prendre avec elle. Elle savait aussi qu’elle n’arriverait jamais à le faire fonctionner, étant donné la terreur que lui inspiraient les innovations technologiques les plus simples, lesquelles, à l’instar du guichet automatique, représentaient de nouveaux risques d’échec. Toutes les machines, à l’exception de la caisse enregistreuse de la pharmacie, étaient des gadgets ayant pour but de la réduire à l’impuissance. Pour les mêmes motifs, elle s’était opposée à la volonté de Gooch d’acheter un ordinateur personnel, « comme tous les habitants du monde libre ». Elle avait soutenu que c’était au-dessus de leurs moyens, mais, en plus, elle avait lu assez d’articles d’opinion pour se persuader qu’Internet était une passerelle vers la pornographie et d’autres types de dépendances malsaines. Gooch l’avait traitée de « luddite ». Sans savoir ce que le mot voulait dire, elle souhaita ne pas en être une. Dans ce cas, elle aurait eu un téléphone cellulaire et elle aurait pu appeler quelqu’un.

Les jambes paralysées, engourdies comme chaque fois qu’elle restait trop longtemps assise, elle passa la main par le toit ouvrant. Il ne pleuvait toujours pas. Lentement, à cause de ses doigts raides et froids, elle inséra la clé dans le contact, apprécia le picotement aigu de ses mollets au moment où le sang afflua dans ses muscles affamés.

Elle passa la marche arrière et, dans le rétroviseur, nota le pied en béton du réverbère. Elle ne recula pas tout de suite. Le visage de Gooch avant son départ pour le travail apparut devant elle et elle entendit la voix soyeuse avec laquelle il l’avait interrogée sur sa garde-robe en prévision du repas d’anniversaire. Sa sincérité lorsqu’il lui avait dit : « Vingt-cinq ans de mariage, ça fait un sacré bail. » L’empressement avec lequel il lui avait suggéré de s’acheter quelque chose de joli. Son pied droit lourd sur le frein de la camionnette, voguant sur les rapides de l’espoir éternel, elle ne remarqua pas l’approche de la corneille. L’oiseau se faufila par l’entrebâillement du toit pour puiser de nouveau dans les trésors aux noix que ses congénères et lui avaient commencé à piller pendant l’absence de Mary ; il fut aussi étonné de la trouver là qu’elle de le voir surgir sans crier gare.

Elle poussa un cri. L’oiseau surpris croassa et, au lieu de s’enfuir par le toit ouvrant, fonça sur le pare-brise, puis, en battant follement des ailes, sur Mary, qui, pendant qu’elle se débattait, lâcha le frein et, par mégarde, appuya sur l’accélérateur. L’arrière du camion heurta le pied du réverbère. Noir. Plumes. Noir.

En levant la tête du volant cannelé, Mary s’attendait à voir du sang. L’oiseau avait disparu. Sur le siège du passager, elle le remarqua enfin, le chocolat était piqué, becqueté et déchiqueté. L’œuvre des oiseaux ? La sienne ? Elle avait mal au front, mais elle n’arrivait pas à trouver une contusion, même pas une bosse infime. Lorsqu’une ombre apparut dans son champ de vision périphérique, elle détourna les yeux. L’adolescent. À son expression, elle comprit qu’il avait tout vu.

— Merde ! souffla-t-il en tendant le bras par-dessus la panse de Mary pour mettre la camionnette en mode parking et couper le moteur, qui ronronnait toujours.

— Ça va ? C’était incroyable. L’oiseau était comme…

Il agita follement les bras.

— Et vous, vous faisiez comme ça.

Il battit l’air de façon exagérée.

— Merde, c’était incroyable.

— Je me suis cogné la tête.

Le garçon sortit son portable de sa poche, à la façon d’une arme. Mary l’arrêta.

— Non, je vais bien. Et la camionnette ?

Il alla inspecter la Ford endommagée.

— C’est du solide, dit-il en souriant.

Mary prit une profonde inspiration, se tâta une fois de plus la tête. L’espace entre ses yeux. Elle avait mal si elle poussait dessus.

— Vous êtes sûre de pas vouloir une ambulance ?

— Certaine. Désolée.

Pour la première fois, il remarqua les chocolats éparpillés pêle-mêle sur la banquette.

— Ben merde ! s’écria-t-il.

— Je vais bien.

En refermant la portière à contrecœur, il laissa tomber :

— On dirait pas.

Un gentil androgyne. Il ne savait pas qu’elle n’avait jamais l’air de bien aller. Elle baissa la vitre.

— Merci. Vraiment. Désolée.

Bien que prévisible, le déluge les prit tous deux par surprise. Le garçon tira sur son capuchon et s’éloigna. Mary mit le contact. Le bruit du moteur et la docilité de la boîte de vitesse la remontèrent un peu. Elle agita la main et vit le garçon tout maigre s’accroupir de nouveau dans l’entrée, à l’abri. Elle espéra que son attente ne serait ni longue ni, comme la sienne, inutile.

Pas d’autres voitures sur les routes de Leaford. Pas d’oiseaux dans les arbres de Leaford. Pas d’humains armés d’un parapluie sur les trottoirs près de la bibliothèque ou du centre commercial. Ils avaient tous lu le journal. En roulant dans la tempête, Mary, tandis que les essuie-glaces bourdonnaient lourdement et que la pluie vengeresse martelait son crâne, se dit que Gooch avait peut-être eu un accident. Il avait peut-être perdu pied dans le stationnement du restaurant de Chung en allant chercher son combo. La veille, le sol était mouillé. Dans sa chute, il avait pu se cogner la tête et perdre la mémoire ou la raison. Elle parcourut la route des yeux, à la recherche de son mari fantôme. Un peu comme la douleur fantôme qu’elle éprouvait encore parfois au moment où ses règles auraient dû débuter. Comme la graisse fantôme qu’elle avait trimballée pendant la dernière année de ses études secondaires, même à son plus mince.

Luttant contre la foudre et le tonnerre, la pluie qui entrait par le toit ouvrant inondait le visage de Mary. La chaudière à faire réparer. Le toit ouvrant. Le repas d’anniversaire. Les nouveaux médicaments de sa mère. Vingt-cinq mille dollars dans le compte en banque. Où est Gooch ? Oublie la liste. Pleure. Laisse-toi aller. « Si seulement tu pouvais te laisser aller, Mare, avait souvent dit Gooch, ça te ferait du bien. »

Elle tendit la main vers les détritus posés près d’elle et se rendit compte qu’elle n’avait mangé que des chocolats, même s’il était midi passé. Au moment où elle portait le carré à ses lèvres, elle fut prise de nausée et le rejeta sur le siège.

La banque était paisible et déserte. Il n’y avait qu’une caissière. Mary se secoua sur le tapis en caoutchouc, tel un chien mouillé. Devant le bureau, une jeune femme en costume beige grimaça.

— C’est moche, hein ?

Mary se dit qu’elle voulait parler du monde en général et lui donna raison. Comme elle était pratiquement inconnue à la banque, la caissière, en l’attendant, l’étudia calmement.

— Je veux seulement vérifier le solde de mon compte, dit Mary.

La femme sourit, prit la carte bancaire de Mary et la mit en traitement. Lorsque la machine lui répondit, elle arqua le sourcil et tendit le reçu à Mary. Vingt-cinq mille dollars de plus qu’ils n’en possédaient. Mary avait peur d’attirer l’attention sur l’erreur, au cas où il n’y aurait pas eu d’erreur. Si Gooch avait déposé cet argent à la banque, il s’agissait forcément de biens mal acquis, sans doute liés à sa disparition.

De retour à la maison (elle ne garda aucun souvenir du trajet depuis la banque), Mary se gara et pataugea sous la pluie battante jusqu’à la porte de devant, troublée par ce mystérieux argent. Elle décida que Gooch avait perdu la tête et volé une banque. Ou le Grec.

Elle parcourut des yeux le petit salon, où Gooch aimait regarder le golf et les films en noir et blanc à la télévision, sentit l’odeur de la chaudière morte et la brise piquante qui entrait par la vitre cassée de la porte de derrière et se dirigea vers le couloir parsemé de taches de sang. Ses yeux se posèrent sur la table de la cuisine, où, avec un mélange d’espoir et d’appréhension, elle s’attendait à trouver un mot de lui.

Tandis que le bourdonnement du réfrigérateur scandait sa douleur, elle prit les aspirines dans l’armoire au-dessus de la cuisinière et fit tomber deux, puis trois comprimés dans sa main. Avec ressentiment, elle se demanda pourquoi ils continuaient à garder les médicaments hors de portée puisqu’ils n’avaient pas d’enfants et qu’ils n’en auraient jamais. Plutôt que de se donner la peine d’ouvrir le robinet, elle avala les pilules avec un peu de salive. Puis elle frissonna en se rendant compte qu’elle était trempée jusqu’aux os.

En mettant de l’eau partout, elle se dirigea vers le téléphone et regretta l’absence du répondeur que Gooch avait voulu acheter, au cas où il aurait passé la journée à téléphoner, au cas où quelqu’un aurait appelé dans l’intention de laisser un message important, même si le fait que l’appareil restait plutôt muet depuis son arrivée fit naître en elle une sorte de délectation morose. Après avoir obtenu la tonalité, elle consulta la petite carte et composa le numéro du portable de Gooch.

— Mary Gooch à l’appareil. Il est trois heures trente-cinq de l’après-midi. Désolée de vous importuner. J’essaie toujours de joindre mon mari. Dites à Jimmy Gooch que je suis de retour à la maison. Demandez-lui de me téléphoner. Merci. Désolée.

Si tu tiens à lui, évidemment, dit Orin dans l’imagination de Mary. Elle s’engagea dans le couloir taché de sang, à peine assez large pour elle. Son lit défait lui tendait les bras. Du repos, songea-t-elle. Dormir. Rêver. Regrettant les mots durs qu’elle avait eus pour la chaudière, elle posa sa masse sur le matelas et remonta la courtepointe tachée de sang jusqu’à son menton.