Cuatro chicas
Depuis le départ de Gooch, Mary marchait avec plus d’aisance, et ses nouveaux tennis lui facilitèrent encore la vie. Elle remarqua à peine la distance qu’elle avait parcourue avant d’appuyer sur le bouton du feu pour les piétons au carrefour. Elle balaya des yeux le terrain vague, au coin, surprise de trouver de petites femmes à la peau brune agglutinées autour du poteau d’électricité, et une douzaine de bouquets de fleurs sauvages éparpillés sur le sol. Était-ce ces femmes qui avaient apporté les fleurs ? Mary ne les avait encore jamais vues à cet endroit.
Elle traversa la rue, attirée par les fleurs, cherchant à se convaincre que l’hommage ne pouvait pas être destiné à Ernesto. Si son grand ami venait de mourir, Jesús García n’aurait certainement pas eu le cœur de voler des chaussures. Pourtant, les femmes et le modeste mémorial planté au bord de la route avaient piqué sa curiosité. Sans se soucier le moins du monde de la fine poussière qui salissait ses tennis blancs flambant neufs, Mary s’avança vers elles.
Sur le poteau était punaisé un écriteau décoré d’une unique couronne de fleurs en plastique décolorées. Il portait une légende en espagnol.
— C’est pour quoi ? demanda Mary.
Les femmes se mirent à parler à toute vitesse en espagnol.
— Pas Ernesto ? ajouta-t-elle, soudain moins certaine.
Les femmes, qui avaient pour la plupart à peu près le même âge qu’elle, ne comprirent pas. Elle montra l’écriteau.
— C’est au sujet d’un homme qui s’appelle Ernesto ?
Cependant, l’arrivée d’une fourgonnette argentée détourna l’attention des femmes. Le conducteur, un homme mince aux cheveux coupés ras et aux joues grêlées, s’immobilisa. En baissant la vitre, il posa brièvement les yeux sur Mary et fit signe à la plus corpulente des Mexicaines, qui était aussi la plus vieille, la plus grisonnante et la plus lasse.
— Faut y aller, Rosa. Nous avons une heure.
L’homme maussade sortit de son véhicule et vint ouvrir la portière latérale. Les femmes s’y engouffrèrent. Il s’arrêta un moment pour dévisager Mary.
— Je ne suis pas avec elles, expliqua-t-elle.
Il rit et Mary se retourna dans l’intention de quitter les lieux, vaguement insultée. Mais, au même instant, elle ressentit une douleur fulgurante, comme si une balle de fusil l’avait traversée, une sensation cuisante entre les yeux, qui gagna sa poitrine et affola son cœur. Elle s’agrippa au poteau d’électricité.
L’homme cessa aussitôt de rire.
— Ça ne va pas ? Vous avez besoin d’une ambulance ?
— Non, répondit Mary. Il faut juste que je reprenne mon souffle.
Il sourit et haussa les épaules, l’air de dire : J’aurai essayé. Il allait refermer la portière lorsqu’il compta les femmes.
— J’ai dit de venir me trouver ici avec quatre femmes, Rosa. Cuatro chicas.
— Sí, fit la femme à l’air las depuis la banquette arrière.
Comme preuve de sa bonne foi, elle compta les femmes réunies dans la fourgonnette.
— Cuatro.
— Quatre avec toi. Pas quatre plus toi. Mon patron a dit quatre. Je ne peux pas en prendre cinq.
— Pas problème, promit-elle. Nous partager argent.
— Je ne peux pas en prendre cinq. Pas quand il a dit quatre. Il faut qu’une de vous descende.
Devant un tel outrage, les femmes restèrent silencieuses. Grimaçant sous l’effet de la douleur, Mary les vit se tourner vers Rosa et, à coups d’écarquillements des yeux, de froncements des sourcils et de moues des lèvres, entreprirent une conversation muette qui ne s’arrêta que lorsque la question fut tranchée. Huit yeux bruns se posèrent sur la plus petite des femmes, qui était aussi la plus jeune. Lorsqu’elle descendit du véhicule, Mary constata qu’elle était enceinte jusqu’aux yeux.
En toussant dans la poussière soulevée par la fourgonnette, qui s’éloignait déjà, la jeune femme sortit un portable de son sac et tenta en vain de faire un appel. Après avoir juré dans sa langue, elle se tourna vers Mary, et son sourire étira la profonde cicatrice qui marquait le coin droit de sa lèvre supérieure. Elle semblait trop enceinte pour travailler comme femme de ménage. Et trop jeune pour être enceinte.
— Vous avez téléphone cellulaire ?
— Non, pas de téléphone, dit Mary sur un ton d’excuse.
La fille enceinte compta les sacs dans ses mains, puis elle leva les yeux au ciel, livide. Déjà, la fourgonnette disparaissait au loin. Elle jura de nouveau en espagnol.
Cette sensation, Mary ne la connaissait que trop bien.
— Vous avez perdu quelque chose ? s’enquit-elle. Vous avez oublié quelque chose ?
— Mon repas, répondit la fille dans une langue hésitante, avant de prononcer encore quelques gros mots.
Elle frotta son ventre encombrant et contempla la rue.
— Il y a autobus ? demanda-t-elle.
Mary pivota sur elle-même à la recherche d’un abri d’autobus et sentit une fois de plus l’horrible douleur dans sa tête.
— Vous malade ? l’interrogea la jeune femme avec un léger mouvement de recul.
— Non, dit Mary, vacillante.
Elle ferma les yeux et, malgré le vrombissement de la circulation, entendit presque le tic-tac du réveille-matin dans la nuit. Devant le mémorial orné d’une couronne de fleurs d’un terrain vague de Golden Hills, en Californie, elle attendit en vain que la douleur s’en aille et se dit que sa dernière heure avait sonné. Jamais elle n’avait imaginé une fin pareille, et l’imprévisibilité de la situation lui procura une étrange satisfaction. La dernière image qu’elle emporterait avec elle serait donc celle du ciel bleu et du soleil réparateur. Les derniers sons, des coups de klaxon sur l’autoroute 101. Et la dernière personne qu’elle verrait serait une petite Mexicaine enceinte, avec une cicatrice sur la lèvre supérieure. Peut-être cette petite était-elle Dieu. Peut-être avait-elle le pouvoir de tout pardonner.
Avec difficulté, Mary ouvrit les yeux dans l’espoir d’avoir un aperçu de la divinité. La fille avait disparu. Aucun signe d’elle sur la route. Peut-être n’avait-elle jamais été là. Comptant les battements de son cœur, Mary attendit le pincement final, mais sa poitrine finit par se décoincer et elle inspira à fond, fit entrer de la poussière dorée dans ses poumons. La douleur dans sa tête s’apaisa à son tour. Pas maintenant. Pas ici. Pas encore. Dans l’air immobile, elle pria.
Si les automobilistes de passage s’étonnèrent de la présence d’une grosse femme blanche appuyée au poteau d’électricité du terrain vague poussiéreux où attendaient habituellement les Mexicains, aucun d’eux ne s’arrêta pour se renseigner. Agrippée au poteau, Mary eut une impression de déjà-vu, se souvint de son brave moi juvénile tenant le manche en métal d’une vadrouille pendant un orage électrique. Elle tentait alors, comme aujourd’hui, d’accéder à l’extraordinaire.
Poussant sur le poteau pour se donner un élan, elle se mit en route vers l’hôtel, à petits pas hésitants d’abord, puis à grandes enjambées. Pas moi. Pas ici. Pas maintenant. Elle aurait voulu être écrivain, comme Gooch, et composer un poème qui dirait sa reconnaissance pour le cadeau des deuxièmes chances.
Essoufflée, la peau lustrée par l’éclat de la victoire, elle entra dans le hall de l’hôtel et se souvint de la promesse qu’elle avait faite d’aller garder les enfants. Elle se demanda si la sensation de chaleur qu’elle éprouvait était attribuable aux endorphines sécrétées par son corps soumis à l’effort ou à l’impatience avec laquelle elle attendait la soirée. Les petits garçons incarnaient peut-être la tribu dont elle rêvait. En passant devant le restaurant, elle jeta un coup d’œil par la vitre et fut surprise de voir la jeune Mexicaine enceinte attablée devant un verre de thé glacé, dans un des box du fond.
Elle étudia la fille, qui promenait nerveusement ses yeux de sa montre-bracelet au stationnement, derrière la fenêtre, tout en lorgnant le déjeuner qui, devant le vieil homme installé à la table voisine, restait intouché. Même si Mary évitait en général les restaurants et ne mettait jamais les pieds dans les buffets, elle entra, mue par un curieux élan. Lorsque, dans le restaurant bondé, tous les yeux — certains plus discrètement que d’autres — suivirent son trajet vers le buffet, elle se mit à suer abondamment. À quoi diable joues-tu ? se cria-t-elle en silence.
Devant le festin offert — d’épaisses tranches de rosbif juteux, du poulet au poivre et au citron, des macaronis crémeux, des pommes de terre sautées, du riz au beurre —, elle comprit tout à coup pourquoi elle était entrée. Prenant un plateau et une assiette, elle s’attaqua d’abord à la viande. Hésitant entre le bœuf et le poulet, elle se servit des deux. Elle ajouta une cuillérée de macaronis, du riz, un épi de maïs fumant et quelques petits pains beurrés. Lorsqu’elle posa dans son plateau du flan dans un verre à parfait et une part de tarte aux cerises, elle sentit les yeux des autres clients trouer les tissus de son dos. Deux berlingots de lait. Une bouteille de thé glacé. Lorsque Mary paya le repas, la caissière ne croisa pas son regard.
Passant devant les autres clients, Mary trouva la fille avec la cicatrice sur la lèvre et posa devant elle la montagne de nourriture. La fille leva la tête. Elle avait de jolis yeux en amande, comme sur la photo de la femme de Jesús García. Elle était assez jeune pour être sa fille. Ou celle de Mary.
— Buen provecho, dit-elle. Mange.
La fille exprima sa gratitude en acceptant l’offrande et en s’attaquant au bœuf. Mary resta devant la table, émue par les mastications de la fille, vivant pleinement sa propre faim, qui n’était pas une faim de nourriture. Étourdie par sa gloutonnerie, la fille enceinte, au contraire des autres clients, ne vit pas Mary sortir du restaurant, la gorge serrée.
Dans sa chambre, Mary essaya de lire, mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Ronni Reeves ne l’attendait pas avant deux bonnes heures. Elle avait largement le temps d’attendre un taxi. Les petits caractères devinrent flous ; la douleur entre ses yeux se fit plus aiguë et le visage de Heather envahit son champ de vision.
Elle referma le livre et repoussa les images de Heather pour fantasmer sur le retour de Gooch. Il faudrait qu’elle trouve quelque chose à se mettre. Du vert pour aller avec ses yeux. Elle décida que, plutôt qu’à l’hôtel, elle préférerait le retrouver chez Eden, dans la cour, sous l’eucalyptus chatoyant. Elle songea à la tête que ferait Gooch en la voyant, à la manière dont il hausserait les épaules et la gratifierait de son sourire pâle, sa façon à lui de dire Ah ! La vie, quelle histoire… Elle hocherait deux fois la tête avant de l’incliner, sa façon à elle de dire Je sais.
Quelles que soient les conclusions auxquelles il en serait arrivé et la lumière qu’il aurait trouvée dans ses conversations avec Dieu, la mort de sa sœur le bouleverserait. Mary espéra qu’Eden n’aurait pas à lui apprendre la nouvelle. En esprit, elle se vit avec Gooch, en route vers le Canada, coincés dans leurs sièges trop étroits, en train de se demander ce qu’il fallait faire des cendres de Heather. « Quand elle était petite, elle aimait l’eau, chuchoterait peut-être Gooch. Un vrai poisson. » Ou, recourant à l’humour noir, il proposerait de saupoudrer ses cendres sur un champ de pavot ou peut-être de chanvre.
Mary téléphona à la réception pour qu’on lui appelle un taxi et, lorsqu’il arriva, s’installa silencieusement derrière. Devant le mémorial qui grandissait, au carrefour, elle parcourut les visages des quelques hommes présents et se demanda si Jesús García attendait parmi eux son oncle à la hanche blessée, les sandales jaunes cachées dans le sac de marin qu’il prenait pour le travail.
Imaginant les sandales jaunes au milieu du tapis que formaient les chaussures près de la porte de la maison grouillante de monde, Mary se rappela que Jesús García avait dit travailler au centre commercial. Le délit n’en était que plus téméraire. Elle se dit que les sandales étaient un présent qu’il offrirait à sa jolie femme aux formes généreuses. Mais cela ne lui paraîtrait-il pas bizarre ? En avait-il déjà volé d’autres, de tailles et de styles différents, pour ajouter à l’impressionnante collection étalée devant la porte ?
Contrariée par la curiosité que lui inspirait Jesús García, Mary s’efforça de penser à Gooch. Le mystère d’un seul homme lui suffisait amplement dans l’immédiat. Elle se demanda si Gooch aimerait ses cheveux roux.