De quoi nourrir une armée
Plus bas dans la colline, Mary vit la Prius blanche garée dans l’allée de la petite maison des Asquith, mais pas l’autre voiture. Peut-être Gooch avait-il trouvé quelqu’un pour le déposer. Elle imagina son mari géant perché au bord du luxueux canapé, face à sa mère. Il lui décrit les paysages qu’il a vus depuis les sentiers de randonnée, lui fait part de son espoir de se réconcilier avec sa femme. Dans ses bottes, les pieds de Mary étaient brûlants et collants à cause du sang.
Devant la porte, enfin, elle sonna. Comme personne ne répondait, elle s’impatienta. Elle appuya de nouveau sur la sonnette. Au bout d’un moment, Eden entrouvrit.
— Ah, c’est toi, Mary.
— Bonjour, Eden. Désolée de vous déranger, mais…
— Tu ne pourras pas venir sonner chez moi tous les jours jusqu’à son retour, Mary. Nous en avons déjà plein les bras, ici.
Un silence de mort régnait à l’intérieur. Pas de bips en provenance du four à micro-ondes. Pas de véhicule motorisé. Pas un souffle.
— Est-ce que Jack… ?
— Il dort. Chita est malade et il faut que je prépare quelque chose à manger pour le cercle de prière. J’ai dit que je te téléphonerais et je vais le faire.
— J’ai perdu mon téléphone.
— Tu as perdu ton téléphone ?
— Mon sac à main, en fait.
— Tu as perdu ton sac à main !
— Je voulais juste vous rappeler que je suis au Pleasant Inn, au cas où vous auriez besoin de me joindre.
— Tes papiers d’identité !
— Je sais.
— Ta carte bancaire ?
— Je m’en occupe.
— Très bien, Mary. Parfait. Si j’ai des nouvelles de Gooch, je te téléphone à l’hôtel. J’ai tellement de choses à faire…
— Mais je n’ai pas votre numéro. J’en ai besoin. Il n’est pas dans l’annuaire.
— Ça m’a tuée de devoir payer un supplément, se plaignit Eden. Mais le téléphone sonnait sans arrêt. Pauvre Jack. Tu laisses entrer la chaleur, là.
Eden ouvrit la porte et s’engagea dans le couloir. Elle fit signe à Mary de la suivre et, en posant l’index sur ses lèvres, lui intima l’ordre de se taire. Au fond, elles entrèrent dans une cuisine en désordre. Des portes en verre coulissantes s’ouvraient sur une petite terrasse et une piscine négligée à l’eau toute verte.
Eden trouva un stylo et un bout de papier, puis elle écrivit le numéro de ses doigts noueux avant de se mettre à vider les sacs d’épicerie entassés sur la table. Mary remarqua qu’il y avait de la vaisselle sale dans l’évier. La poubelle et le bac à recyclage débordaient.
— Je ne veux pas que Jack te trouve ici et se mette à poser des questions. Ces jours-ci, réfléchir l’épuise.
— Oui, j’imagine, fit Mary en prenant le lourd pot de jus des mains infirmes d’Eden et en sortant les provisions du sac pour les poser sur le comptoir.
— Habituellement, c’est Chita qui fait ça. Les membres du cercle de prière ne se contentent pas de thé glacé et de biscottes. Il leur faut un petit festin.
— Ah bon.
Remarquant soudain les bottes de Mary, Eden fit claquer sa langue pour marquer sa désapprobation et disparut dans le couloir. Au bout d’un moment, elle revint avec une paire de mocassins noirs qu’elle tendit à Mary.
— Tu ne peux pas porter ces bottes en Californie.
Mary la remercia d’un hochement de tête, se débarrassa de ses bottes d’un coup sec, et voulut mettre ses pieds recouverts de chaussettes dans les mocassins.
— Sans tes chaussettes, souffla Eden.
Mary s’assit sur l’un des tabourets du comptoir et s’efforça d’atteindre ses pieds malgré l’obstacle volumineux que représentait son ventre, tout en espérant que sa belle-mère ne s’apercevrait de rien.
— Pour l’amour du ciel, Mary. Tss-tss.
Elle se pencha et grimaça en aidant Mary à enlever ses chaussettes mouillées et tachées. La vue du talon maculé de sang la troubla.
— Il faut nettoyer ça.
— Je sais.
Eden soupira en fouillant dans les tiroirs. Elle finit par trouver la trousse de premiers soins.
— J’espère que j’ai un pansement assez grand.
Comme il était évident que Mary ne pouvait pas traiter sa blessure elle-même, Eden approcha une chaise du tabouret et prit le pied replet de sa belle-fille sur ses genoux maigres.
— On t’a déjà fait un pédicure ? demanda-t-elle.
La question, comprit Mary, se passait de réponse. Elle observa le visage sévère de la vieille femme pendant que, sans ménagement, elle nettoyait la coupure.
— Eden ?
— Quoi ?
— Vous allez me téléphoner si Gooch vous appelle, hein ?
— C’est ce que j’ai dit.
Mary hésita.
— Heather a dit que vous mentiriez pour lui.
— Heather a dit que je mentirais, moi ?
Eden rit.
— Elle avait l’air bien, Eden. Heather avait l’air bien.
Eden se garda de lever les yeux.
— C’est ce qu’a dit Jimmy, concéda-t-elle.
— Elle a cessé de fumer.
Eden grogna, mais sans s’arrêter de nettoyer la coupure. Elle appliqua un baume cicatrisant et ne posa pas de questions sur sa fille rebelle. Mary se demanda si Gooch avait parlé à sa mère du fils que Heather avait retrouvé et se préparait à le faire lorsqu’elle constata la frustration de la vieille femme, qui tentait de déballer le pansement à l’aide de ses mains maladroites.
— Laissez-moi faire.
Avant de rendre le papier, elle croisa le regard d’Eden et dit :
— Merci.
— C’était moins grave que c’en avait l’air.
Mary glissa ses pieds dans les mocassins toujours étroits.
— Je n’ai pas tellement eu la tête à faire des courses. Avec mon sac qui a disparu et tout ça…
— J’espère que tu ne vas pas me demander de l’argent.
— Non.
Mary vit Eden ouvrir la porte du réfrigérateur et, à sa grande surprise, constata qu’il renfermait de quoi nourrir une armée. Pourtant, l’homme mourant et sa frêle épouse donnaient l’impression de se nourrir uniquement d’espoir.
— Parce que j’ai passé la semaine à faire des chèques. Même si je voulais, je…
— Non, Eden. Non. Je n’ai pas besoin d’argent. Je suis sûre que la banque de Leaford va tout arranger. Ou on va retrouver mon sac. Le bureau du shérif l’a peut-être déjà récupéré.
— Il faut que je m’occupe de la nourriture, annonça Eden en s’emparant d’un couteau.
Ses doigts noueux laissèrent aussitôt échapper l’ustensile en argent, qui tomba bruyamment sur le comptoir.
Mary l’interrompit.
— Laissez, je m’en occupe.
— Il leur faut un festin, rappela Eden, trop soulagée pour protester en voyant Mary chercher une planche à découper dans les armoires.
— Quel est votre nom de jeune fille, Eden ? dit Mary en se souvenant que c’était l’une des questions que lui avait posées le directeur de la banque.
— Pourquoi ?
— On me l’a demandé, à la banque. Pour me laisser accéder à mon compte. La première école élémentaire de Gooch. Le nom de jeune fille de sa mère. En sortant d’ici, je retourne à la banque.
— L’école catholique St. Pius. J’étais brouillée avec ma famille.
Les parents d’Eden, son père agriculteur et sa mère couturière, étaient originaires de l’Ouest canadien. Enfant unique, elle avait quitté la maison à quinze ans, s’était mariée à dix-sept ans et avait perdu son mari trois ans plus tard. C’est à ce moment qu’elle avait rencontré James Gooch père dans un restaurant d’Ottawa. Elle était d’origine ukrainienne.
— Mon père s’appelait Gus Lenhoff.
Mary sentit la lourdeur des réponses d’Eden. Quelle qu’ait été la nature de ses relations avec sa famille, elle ne supportait toujours pas, au terme de toute une vie, de revendiquer le nom pour elle-même. Mary aurait voulu l’interroger davantage sur les motifs de la brouille, mais elle vit que la vieille femme était trop fragile pour ressasser de pareils souvenirs.
Dans le réfrigérateur, Mary trouva des fraises, du melon, des fromages fins, des œufs durs, des viandes froides et des olives. Quelques semaines auparavant, elle aurait tout avalé à elle seule, dévoré des poignées de petits fruits, englouti tout ronds les cubes de fromage, fait descendre le tout avec une grosse baguette, puis elle aurait roté, toujours affamée. Là, elle contempla la palette de couleurs qui s’offrait à elle, planifia l’organisation et la composition du plateau. Trancha les fraises en deux pour garnir les crostinis au fromage de chèvre. Enroba des morceaux de melon dans des tranches de jambon.
— D’habitude, c’est Chita qui fait les courses. Ce matin, j’ai dû y aller moi-même et laisser Jack ici, dit Eden. Si cet homme meurt tout seul, je ne me le pardonnerai jamais.
Mary avait souvent imaginé une mort solitaire. Une crise cardiaque dans son lit, un soir que Gooch travaillerait tard. Dans un fossé sombre, sur une route de campagne. Assise sur le siège des toilettes.
— Pourquoi n’iriez-vous pas vous allonger ? Je vais finir et vous pourrez vous reposer avant l’arrivée de vos invités.
Eden ne se fit pas prier. Elle disparut dans le couloir, laissant à Mary le soin de préparer le festin. Pendant qu’elle dénoyautait, écossait, roulait et tartinait, Mary se remémora un millier de recettes qu’elle avait lues dans ses magazines et qu’elle avait promis à Demain d’essayer, sans faute, mais sa bouche avide se montrait toujours trop impatiente. Elle mangeait à même les sacs, les paquets, les boîtes de conserve. Elle avait une prédilection pour les recettes où il fallait « vider le contenu dans une casserole et remuer à feu moyen » ou « cuire au micro-ondes à la puissance maximale pendant onze minutes » plutôt que pour celles qui l’auraient obligée à couper, à hacher ou à faire caraméliser. Elle ressemblait peut-être plus à Irma qu’elle aurait voulu l’admettre. Peut-être Gooch avait-il raison. Pendant toutes ces années, elle n’avait pas du tout aimé la nourriture.
Des heures plus tard, lorsque Mary eut tout préparé et lavé la vaisselle, Eden réapparut et promena un regard critique sur la cuisine.
— Nous utilisons les assiettes bleues, dit-elle. Mais ça ne fait rien.
Mary frissonna en entendant Jack tousser violemment derrière la porte close de sa chambre.
Eden grimaça.
— Il vaut mieux qu’il ne te voie pas, Mary. Tu as le numéro, maintenant. Tu devrais téléphoner avant de venir.
— D’accord.
— Nous pourrions être occupés.
— Bien sûr.
— Les matins sont les pires. Un très mauvais moment pour recevoir. Très mauvais.
Le téléphone sonna, fracassant le silence. Eden décrocha.
— Allô ? Oui ? Allô ? Je ne vous entends pas. Allô ?
Elle raccrocha.
— Un appel perdu, expliqua-t-elle.
— Un appel perdu ?
— Ça arrive tout le temps.
Mary sortit en songeant à l’auteur de l’appel perdu. C’était peut-être Gooch. Elle consulta sa montre, se rendit compte qu’il lui restait seulement une heure avant la fermeture des banques canadiennes. Elle supplia ses pieds d’avancer plus vite, heureuse de la clémence des mocassins noirs étroits.