Dieu pour l’âme
À quarante-trois ans, Mary Gooch n’avait encore jamais mis les pieds dans un aéroport. Elle ne pouvait donc pas mesurer le nouveau climat de tension qui y régnait. Par les bulletins de nouvelles télévisés qui faisaient office de bruit de fond lorsque Gooch était à la maison, elle était au courant du resserrement des mesures de sécurité, du prolongement des temps d’attente, de l’augmentation du prix du carburant, des réductions de service. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que l’achat d’un billet en classe économique pour Los Angeles ferait un trou de près de sept cents dollars dans le compte en banque. Et elle ne savait pas qu’on l’obligerait à retirer ses bottes.
Elle avait toujours envisagé la perspective de voyager, en avion ou autrement, avec crainte et réticence, mais elle était trop obnubilée par Gooch —par ce qu’elle lui dirait et la manière dont elle s’y prendrait, à supposer qu’elle le retrouve effectivement —pour penser à autre chose qu’à leurs retrouvailles. Au contrôle de sécurité, elle leva les yeux, cruellement consciente de l’expression prévisible des autres, mais elle se sentait en quelque sorte détachée de sa source. Elle n’eut pas honte lorsque l’agent maussade examina la photo de son passeport et dit :
— Si vous avez l’intention de garder vos cheveux roux, vous devriez vous faire faire une nouvelle photo.
En boitant vers la porte pour attendre l’embarquement, Mary, prise de vertige, s’arrêta dans une boutique pour acheter une barre de céréales, qu’elle mangerait sur-le-champ, et une pomme, qu’elle réserverait pour l’avion. Des magazines—sports, décoration intérieure, potins sur les vedettes, santé et bien-être—tapissaient tout un mur de la boutique, et Mary les examina brièvement, mais elle décida qu’elle n’avait pas vraiment besoin de savoir qui, sur la plage, avait le corps le plus sublime et le plus moche. Et la question de savoir si tel couple magnifique allait adopter un autre petit réfugié ne l’intéressait plus du tout. Elle se dirigea plutôt vers le coin des livres, où elle choisit trois titres en se fiant au graphisme et aux louanges dithyrambiques des jaquettes.
Ayant déjà subi une longue attente, elle ne grogna pas comme les autres passagers lorsque, par les haut-parleurs, une voix annonça, sur un ton d’excuse, que le vol serait retardé d’une heure de plus. Une heure… Deux heures… Un jour… Quelle importance ? Mary n’était pas attendue. Elle-même n’attendait rien. Partir vers un lieu incertain était une aventure en soi, non ? Elle vivait sa toute première aventure. Il était grand temps. C’était ce que sa belle-sœur avait voulu dire.
Mary se laissa dégringoler jusqu’au bas de la passerelle qui conduisait à l’avion et, dans l’allée, se faufila tant bien que mal jusqu’à son siège, au fond. Elle lisait dans les pensées des autres passagers : on facturait les bagages excédentaires, tandis qu’elle bénéficiait d’un passe-droit. Pis encore, l’avion accusait des heures de retard, et cette grosse infirmière les retardait encore. Oui, songea-t-elle en repoussant leurs regards. Je suis en retard. Je suis grosse. Rendez grâce à Dieu de ne pas être comme moi.
Devant sa rangée, elle constata qu’on lui avait attribué la place du milieu, beaucoup trop étroite pour une femme de sa taille. Elle déborderait à gauche et à droite, empiéterait sur l’espace vital du jeune homme maussade assis près du hublot et sur celui de la femme aux traits exotiques, à la peau brune et lisse, au nez percé d’un diamant. Lorsqu’elle cala sa masse dans le fauteuil, le jeune homme se tassa contre la paroi en plastique moulé et s’empressa de fourrer les boutons blancs de ses écouteurs dans ses oreilles. Elle eut toutes les peines du monde à boucler sa ceinture : elle était assise sur l’une des extrémités et, à cause de son volume, n’arrivait pas à trouver l’autre. La femme à la peau brune, qui s’était levée pour la laisser passer, déplaça la boule de satin lavande qu’elle tenait dans ses bras et trouva la ceinture de Mary, mais celle-ci fut incapable de réunir les deux bouts, ajustés pour l’occupant précédent, qui ne souffrait pas d’obésité morbide. Prise de panique, Mary tenta d’attacher les deux extrémités de la ceinture, décidément trop courte.
En veillant à ne pas laisser tomber le paquet qu’elle gardait sur ses genoux, sa voisine tendit les bras au-dessus du ventre de Mary et agrandit au maximum la ceinture, à peine assez longue pour retenir sa masse. En entendant le déclic, la femme laissa voir des dents d’une blancheur aveuglante. Mary lui rendit son sourire et, sur le ton de la confidence, chuchota :
— C’est la première fois que je prends l’avion.
La femme hocha la tête d’une manière qui indiquait clairement qu’elle n’avait pas compris un traître mot.
Le commandant souhaita la bienvenue aux passagers, ce que Mary jugea charmant, du moins jusqu’à ce qu’il annonce un nouveau retard. À cause des gémissements et des jurons qui s’ensuivirent, Mary n’entendit pas le pilote en expliquer la cause. La femme à la peau brune regardait droit devant elle d’un air serein, les bras sur son oreiller lavande. Le jeune homme sortit de sa poche un petit appareil électronique— un de ces BlackBerry ou encore un iPhone, supposa Mary— et ses pouces parcoururent frénétiquement les touches.
De son sac en vinyle, Mary sortit un des romans. Comme les autres, il promettait des rires et des larmes. Elle se mit à lire et, ayant trouvé dans ses pages un raconteur hors pair, fut instantanément— et avec gratitude— transportée dans un autre lieu. Lorsque l’avion s’ébranla enfin, elle n’aurait su dire depuis combien de temps elle se trouvait là, car elle était ailleurs, au milieu d’une famille fictive qui s’apprêtait à découvrir le pouvoir rédempteur de l’amour.
L’avion roulait lentement en direction de la piste, et Mary s’étonna de ne pas trouver bizarre d’être coincée dans le siège minuscule d’un avion qui la transporterait dans un nouveau monde on ne peut plus réel. Elle posa son livre quand l’appareil accéléra puis se détacha du sol. Pendant qu’il s’élevait dans le noir immobile, elle eut des papillons dans l’estomac et frissonna lorsqu’il vira sur l’aile en direction du large lac vitreux. Elle n’était jamais montée dans des montagnes russes, mais elle se dit que l’effroyable excitation des passagers ne devait pas être si différente de celle qu’elle éprouva en voyant la ville s’éloigner, partagée entre l’envie de crier Non ! et Oui ! Mary Gooch s’en allait, quittait non seulement Leaford, mais aussi son pays, pour la première fois de sa vie. Adieu, Canada, s’entendit-elle penser, paralysée soudain par la peur de ne plus jamais revenir.
Terre de nos aïeux. Elle ne s’était encore jamais demandé ce que représentait pour elle le Canada, nation souveraine qui (du moins selon Gooch) était en partie infectée par la proximité des États-Unis, à la façon d’un jeune frère dévoré par l’envie ou d’un acolyte mécontent, victime d’un complexe d’infériorité maintes fois analysé.
Le hockey. Le contrôle des armes à feu. Les francophones. Le bacon de dos. La bière. Le régime universel d’assurance-maladie. Un attachement durable pour la monarchie britannique. Elle passa mentalement en revue la liste des vedettes et des héros sportifs originaires du « Nord », dont bon nombre, il est vrai, avaient acquis leur renommée et leur fortune à l’extérieur des frontières amies. Gooch aurait pu nommer mille autres caractéristiques propres au pays. Honteuse, elle se rendit compte que, à cause de son absence de curiosité pour la politique, elle connaissait aussi mal le pays qu’elle laissait derrière elle que celui dans lequel elle s’apprêtait à entrer. Elle n’avait jamais apprécié le Canada à sa juste valeur, pas plus que la certitude du lendemain.
Elle s’interrompit un instant pour observer le visage des passagers installés de l’autre côté de l’allée. Une Asiatique et son fils adolescent ainsi qu’une blonde maigre et chic, que Mary prit pour une actrice en herbe ou un aspirant mannequin en route vers Hollywood. Tous regardaient devant eux d’un air rêveur, des écouteurs dans les oreilles. Ensemble. Seuls. Ils étaient déjà partis.
Lorsque l’appareil atteignit son altitude de croisière et que se matérialisa un chariot argenté chargé de boissons poussé par deux jolies agentes de bord, la femme aux traits exotiques tapota l’épaule de Mary et montra les toilettes derrière elles. Elle désigna l’oreiller posé sur ses genoux, qu’elle semblait inviter Mary à tenir pendant son absence. Mary le prit en se demandant pourquoi la femme ne le posait pas simplement sur son siège, puis elle éprouva la lourdeur et la tiédeur du petit paquet. Elle vit alors un minuscule bébé à la peau brune, à peine plus gros qu’un rôti de croupe, profondément endormi au milieu des plis de satin.
Pendant que la femme se hâtait en direction des toilettes, Mary, tremblante, serra le bébé contre la montagne de son ventre. Elle n’avait encore jamais tenu un bébé dans ses bras, qu’il soit blanc, brun, gigotant, endormi, hurlant ou paisible. Lorsqu’on faisait circuler des bébés, elle se défilait en levant les mains avec un sourire, exactement comme quand on lui présentait une boîte de chocolats endommagée chez Raymond Russell. Désolée, pas pour moi. Wendy, Patti et Kim avaient toutes proposé de lui refiler leurs marmots baveux, mais même Wendy n’avait pas trop insisté. Elles comprenaient la douleur de Mary et son envie. Gooch, cependant, connaissait la vérité. Elle était terrifiée à l’idée de manipuler des créatures aussi fragiles. « Lorsque ce sera le tien, tu n’auras plus peur », avait-il promis.
À une certaine époque, des articles de magazine traitant de femmes obèses qui avait accouché sans même savoir qu’elles étaient enceintes avaient inspiré Mary Gooch. Après ses deux fausses couches précoces et malgré de fréquentes copulations, elle n’avait senti ni gonflement des seins ni nausées matinales. Rien à signaler, sinon des visites au cabinet du Dr Ruttle et une autre chez un spécialiste de London, qui n’avait rien trouvé d’anormal, hormis le surpoids croissant de la patiente. Son cycle menstruel était irrégulier, phénomène imputé à son obésité, si bien que les menstruations sautées ne prouvaient rien du tout. Lorsque, vers trente-cinq ans, elle avait senti des crampes pelviennes et compris que ses dernières menstruations remontaient à sept mois, elle s’était demandé si elle deviendrait l’une de ces grosses légendaires qui, pendant qu’elles marchent dans la rue ou essaient des chaussures au Kmart, s’effondrent soudain et donnent naissance à un bébé inattendu, mais en parfaite santé. Elle imagina sa photo à la une du Leaford Mirror. Douteuse distinction, d’accord, mais elle ne s’en serait pas formalisée.
Les crampes avaient été causées par un nœud de tumeurs fibreuses, et non par un fœtus. Bénignes, mais gênantes. Après une période d’observation, les médecins avaient conclu qu’il fallait les éliminer. En même temps que les derniers espoirs de Mary. Partie à l’hôpital pour cause d’hémorragie. Pendant qu’il la croyait endormie, le spécialiste avait expliqué à Gooch que, pour une femme, la perte de « la tuyauterie » était aussi douloureuse que celle d’un enfant. Pour se réconforter, Mary s’était tournée vers le Kenmore. Et Gooch, qui ne trouvait pas les mots et souffrait lui-même en silence, lui apporta des éclairs de la boulangerie Oakwood et du poulet du colonel. Trois soirs de suite, il avait proposé des cheeseburgers dans l’espoir de la faire sourire.
Repoussant le tissu lavande, Mary trouva la main minuscule du nourrisson et caressa sa paume douce, frissonna lorsque les doigts sans os se refermèrent sur son pouce. Cheveux foncés emmêlés, cils longs et fournis, yeux bouffis, nez épaté, des ampoules sur les lèvres. Elle vit le parfait bébé à la peau brune se soulever au gré de sa respiration difficile à elle et, enveloppée par lui, l’enveloppa. Elle se souvint de la photo que Heather lui avait montrée. James.
Sous le tissu, les jambes du bébé se raidirent, et bientôt il se mit à gigoter avec vigueur. Elle le vit ouvrir les yeux, non pas petit à petit, comme le font les adultes, mais brusquement, d’un coup sec. Elle contempla ses pupilles noires liquides et ne se rendit compte qu’elle souriait que quand l’enfant lui rendit son sourire.
Après une longue absence pendant laquelle le bébé était devenu agité, la femme à la peau brune revint, son chemisier ponctué de taches circulaires qu’elle s’efforçait de dissimuler sous un châle récalcitrant. Dans une bouteille, il y avait le lait qu’elle avait pompé dans les toilettes. Elle sourit pour remercier Mary et tendit les bras pour récupérer le bébé.
Mary, cependant, n’était pas plus disposée à abandonner ce minuscule bébé qu’à laisser aller son mari des vingt-cinq dernières années. Elle gesticula pour faire comprendre à la mère qu’elle voulait le tenir pendant quelques minutes de plus. Soulagée, cette dernière hocha la tête et lui tendit la bouteille tiède. Mary se demanda comment caser une si grosse tétine dans une bouche si minuscule et rit lorsque le bout en caoutchouc toucha le nez du bébé, qui ouvrit grand la bouche, à la façon d’une carpe.
— Faim, dit la mère dans un anglais approximatif.
Faim. Nourriture. Apport vital. C’était simple et parfait et parfaitement simple à comprendre, quand les lèvres goulues du bébé agrippèrent la bouteille tiède. L’eau pour la flore. Le soleil pour la terre. L’air pour les poumons. Gooch pour Mary. Dieu pour l’âme. Elle imagina Irma porter une telle bouteille (jamais un sein) à la bouche minuscule de sa fille et se demanda à quel moment la nourriture avait perdu sa divine simplicité, pour elle et pour les autres comme elle, y compris la blonde anorexique de la rangée voisine. À quel moment la nourriture avait-elle cessé de rassasier et commencé à torturer ?
Soulevé par les vagues du ventre de Mary, le bébé ferma les yeux tout en continuant de boire. Mary songea aux enfants de Wendy, de Kim et de Patti qui, lors des fêtes d’anniversaire, s’assoyaient ensemble pour se bourrer de gâteau, engouffrer des hot-dogs. Leurs parents respectifs ne semblaient pas avoir honte de leur glorieuse gloutonnerie ; en fait, ils donnaient plutôt l’impression d’en être fiers. Ils se vantaient de celui-ci ou de celui-là, qui était un « gros mangeur », et désespéraient de ceux qui se contentaient du minimum vital. « On jurerait qu’il se nourrit de l’air du temps », avait dit Wendy à propos de son cadet.
Se nourrir d’air, fendre l’air. Voyant les petites paupières du bébé se refermer et sa bouche qui tétait se déclarer vaincue, Mary mit la bouteille de côté et détacha le satin lavande de sa peau douce et tiède, s’émerveilla du corps dont il avait hérité. Tout fonctionnait parfaitement. Manger. Dormir. Aimer.
Jetant un regard de côté, elle trouva la mère endormie ; le jeune homme avait les yeux fermés, lui aussi. En face, la blonde anorexique feuilletait un magazine. À l’aéroport, Mary l’avait aperçu sur une tablette de la boutique. Sus à la graisse abdominale ! proclamait la couverture. La femme était dépourvue de graisse, au ventre comme ailleurs. Elle aurait pu servir de squelette dans un cours d’anatomie. Là, les vertèbres cervicales. Le radius. Le cubitus. Les côtes flottantes. La femme se mâchouilla l’ongle du pouce. La faim.
Que faire de la notion d’acceptation de soi ? La maigre veut maigrir encore, le vieux aspire à la jeunesse et la fille banale à la beauté. L’acceptation de soi est-elle réservée aux initiés, telle Mme Bolt, ou à ceux qui choisissent l’aveuglement ? Heather, par exemple, avait un jour déclaré à son frère rongé par l’inquiétude : « Il faut que je me dope, Jimmy. Je suis comme ça, c’est tout. »
Mary se souvint d’une conversation qu’elle avait eue avec Gooch, une vingtaine de kilos plus tôt. Avec mille précautions, il avait informé Mary que le Grec avait mangé de la soupe au chou pendant dix semaines et que, conformément aux directives de son médecin, il avait perdu neuf kilos. Gooch avait noté la recette et la lui avait remise en laissant entendre, penaud, qu’ils devraient peut-être en faire l’essai, allant jusqu’à soutenir faussement qu’il avait lui-même pris un peu de poids.
— J’en ai assez des régimes. Pour moi, c’est terminé, annonça-t-elle, vaincue, en jetant à la poubelle la recette recopiée avec soin. Je suis grassette. Le moment est venu de m’assumer.
Gooch la prit par les épaules et la serra contre lui pour éviter qu’elle perçoive son impatience. Il dit :
— Je voudrais juste que tu sois…
Elle se dégagea.
— Mince ?
— Non.
— En santé ? Parce qu’on peut être gros et en santé, Gooch.
— Je sais, Mary.
— Tu voudrais que je sois quelque chose que je ne suis pas.
— Oui.
— Tu vois ?
— Je voudrais que tu sois heureuse.
Son poids, ajouta-t-il, la contraignait. Il fallait donc le rejeter et non l’accepter. Comme le toxicomane. Le fumeur. Le joueur compulsif.
— Mais je suis comme ça, insista-t-elle.
— Tu es malheureuse.
— C’est à cause de la société, à cause du regard que les autres posent sur moi. À cause du regard que toi, tu poses sur moi, Gooch.
— Tu es à bout de souffle après une volée de marches. Tu es tout le temps fatiguée. Tu ne trouves rien à te mettre. Tu as mal aux articulations.
— J’aime la nourriture, offrit-elle faiblement.
— Tu détestes la nourriture.
Pendant le silence qui suivit, Gooch déplia son journal et s’assit pour lire. Mary se demanda s’il avait raison. Elle récupéra la recette de la soupe au chou dans la poubelle et, en la débarrassant du marc de café, risqua :
— Gooch ?
Perdu dans les pages sportives, il leva à peine les yeux.
— Je n’ai pas dit que j’abandonnais, déclara-t-elle. Et toi, Gooch, tu abandonnes ?
Il hocha la tête et elle comprit qu’il avait cessé de l’écouter. Elle avait beau savoir qu’il ne la poussait pas vers quelque idée de la perfection axée sur la maigreur et que, à supposer qu’elle ait été seulement grasse, replète, grassouillette ou ronde, et non obèse morbide, il ne l’aurait pas poussée du tout, elle se sentit trahie par son silence. Après, il n’avait plus insisté du tout, pour rien.
Peu après cette rare et brève conversation à cœur ouvert, Mary et Gooch avaient cessé d’avoir des relations sexuelles, les jours d’abstinence s’accumulant peu à peu. Au contraire des autres hommes, Gooch n’avait pas hérité de l’œil baladeur de son père, du moins pas quand il était avec elle, même si elle savait qu’il regardait les autres femmes —des créatures nues et minces, aux lolos titanesques et à la chatte taillée avec soin —dans les pages des magazines qu’il cachait sur la tablette supérieure de la salle de bains, sous les serviettes. Peu de temps après leur mariage, après avoir trouvé les magazines sous leur matelas, elle avait déclaré :
— Je hais ces magazines. Les femmes y sont traitées comme des objets.
— Les hommes traitent les femmes comme des objets. Les femmes traitent les hommes comme des objets. Les femmes se traitent elles-mêmes comme des objets et les hommes aussi. C’est dans l’ordre des choses, Mary. Ne le prends pas pour toi.
À propos des habitudes masturbatoires des maris, sa mère lui avait conseillé la même chose.
Mary regarda par le hublot, tandis que l’avion explorait les confins de la nuit. Elle se remémora l’aveu de Sylvie Lafleur à propos de son aventure d’un soir avec Gooch. « J’avais peur que ça ne m’arrive plus jamais. » Mary se demanda s’il y avait eu d’autres fois pour Sylvie. Et s’il y aurait d’autres fois pour elle.
Pour passer le temps, elle se projeta dans l’avenir. Dans quelques heures, l’avion se poserait en Californie. Il serait tard, trop tard pour sonner à la porte du manoir d’Eden à Golden Hills. C’était, elle le savait, une banlieue de Los Angeles, située au-delà des monts Santa Monica. Et elle mettrait un certain temps à trouver un moyen de transport pour s’y rendre. Eden avait un jour indiqué que la maison se trouvait à une heure de l’aéroport. Il faudrait qu’elle déniche un motel, dorme un peu et se rafraîchisse avant de se rendre à sa destination finale. Gooch serait là. Ou pas.
Elle regarda le bébé endormi sur ses genoux. Le commencement d’une vie. Compte tenu des statistiques et des probabilités, il avait des jours et des années devant lui, un chemin à suivre ou à défricher, l’espoir de trouver un amour durable. Peut-être cet enfant était-il extraordinaire et laisserait-il une empreinte sur le monde. Mary réfléchit au chemin qu’elle avait elle-même parcouru depuis sa naissance. Elle avait encore plus de la moitié de sa vie devant elle et, jusque-là, elle n’avait vécu qu’à moitié.
Le bébé remua, frissonna et bâilla puis replongea dans son tendre sommeil. En songeant à sa vie encore inédite, Mary se rendit compte que la suite de sa vie à elle était tout aussi indéterminée. Elle avait déjà abandonné le chemin encaissé, creusé d’ornières, qu’elle avait suivi jusque-là : le nouveau l’avait obligée à effectuer les virages les plus abrupts qui soient. Le miracle des secondes chances, la tiédeur du bébé endormi et le rythme de son propre cœur, qui, au lieu de cogner, battait doucement, d’un air décidé, lui redonnèrent espoir. Ne sachant pas à quel dieu elle avait affaire, elle se dit que c’était sans importance et fut certaine, plus certaine qu’elle ne l’avait jamais été, que, en ce moment, elle n’était pas seule.
De peur de s’assoupir et de laisser tomber le bébé, elle ne ferma pas les yeux. Elle resta donc assise entre les deux inconnus endormis et, jusqu’à ce que les roues de l’appareil rebondissent sur le tarmac à l’autre bout du continent, réfléchit à sa vie d’épouse. Elle avait laissé derrière elle non seulement son foyer, sa ville, son pays et sa vie, mais aussi le fardeau de ses inquiétudes anciennes, car elle avait pressenti son unique finalité : retrouver Gooch. Pas le mari qui était parti, mais l’homme qui, elle en était consciente à présent, était égaré.
La femme à la peau brune se réveilla, troublée de ne pas apercevoir le bébé sur ses genoux, puis elle fut soulagée de le trouver en sécurité dans les bras de la grosse femme. Le pilote annonça un autre retard, faute de porte libre pour accueillir leur vol tardif, mais les passagers étaient trop fatigués et trop occupés à sortir leurs portables et à envoyer des messages à leurs êtres chers pour se plaindre.
Nourriture. Apport vital. Mary mangea la pomme qu’elle avait mise dans son sac et se demanda comment le fruit pouvait être aussi fade.