Étoiles filantes
Bien calée dans la camionnette crasseuse, parmi le flot de véhicules qui convergeaient vers l’autoroute, Mary imagina Wendy envoyer aux autres un courriel disant : En Californie, Mary Gooch est montée dans la voiture d’un Mexicain à la mine patibulaire et s’est fait trancher la gorge. C’est bête, hein ?
Elle coula un regard au profil de l’inconnu. Elle avait vu comment les autres habitants de la maison le traitaient. Il n’était pas grand, mais, avec sa mâchoire impérieuse et son regard imperturbable, il les dominait. Son pathos et sa gravité. La femme rondelette des photos posées sur le réfrigérateur n’était pas avec les autres dans la pièce. Sa femme. Elle n’aurait su dire lesquels étaient les enfants de cet homme.
La nuit était tombée rapidement, les montagnes qui se dressaient devant eux ayant bu le soleil. Des étoiles, autant de trous crevant la nuit veloutée, lui rappelèrent la comptine qu’Irma lui avait apprise : Petite étoile/Petite étoile/Étincelle/Dans le ciel/On voit de la Terre/On voit de la Terre/Ta lumière/Ta lumière.
Jesús García s’éclaircit la gorge.
— Merci, dit-il.
— Je n’ai rien fait.
— Ernesto vous a demandé de venir. Vous êtes venue. Il vous en est reconnaissant.
— Il a cru que j’étais un ange.
Silencieux, Jesús se concentrait sur la route. Il ne jura pas comme l’aurait fait Gooch lorsqu’une BMW bleue lui coupa le chemin. Et il n’accéléra pas dans l’intention de fusiller l’autre conducteur du regard, comme l’avait fait Orin à de nombreuses occasions. Elle suivit son regard jusqu’aux étoiles.
Elle sentait la chaleur de l’homme comme elle avait senti celle de Gooch, rayonnante et constante, dans la camionnette, sur le canapé ou au lit. Soudain, il y eut un incendie dans le ciel nocturne, une queue cosmique explosive qui déchira l’horizon noir. Brillante. Une étoile filante. Brève, comme un éclair. Comme une vie humaine. Un tour de passe-passe de Dieu. Comment est-ce qu’elle a fait ça ?
— Vous avez vu ? demanda Mary en montrant le ciel dans l’espoir qu’il s’agissait d’un signe.
Jesús hocha la tête, peu impressionné.
— Je n’avais encore jamais vu d’étoile filante, souffla-t-elle.
— Jamais ?
— Il faut que je fasse un vœu, non ? C’est ce qu’on fait dans ces cas-là, non ?
Jesús García lui jeta un regard de côté et loucha d’un œil, comme s’il lui coûtait beaucoup de la détromper.
— Ce ne sont pas vraiment des étoiles, vous savez.
— Ah bon ?
— Ce sont des fragments de météorite qui se consument à cause de la pression de l’atmosphère terrestre. Rien de magique.
— On dirait pourtant le contraire.
— Certaines des étoiles que nous voyons aujourd’hui sont mortes il y a longtemps.
— C’est magique. Ça, je crois que je le savais. Je vais quand même faire un vœu, au cas où.
Elle ferma hermétiquement les yeux, souhaita le retour rapide de Gooch. Les rouvrant, elle s’émerveilla à la vue du ciel.
— Chez nous, les étoiles n’ont pas l’air de ça. Même par les nuits les plus claires.
— C’est où, chez vous ?
Bien que réticente à l’idée de mettre un inconnu au courant des détails de sa vie, Mary voulut éviter de donner l’impression de se méfier. Dans l’espoir que leurs déracinements respectifs créeraient des liens entre eux, elle dit :
— Je viens du Canada.
— Le Canada, répéta-t-il en hochant la tête d’un air approbateur.
— Une frontière différente, c’est tout.
Il se tourna vers elle, en proie à l’incompréhension.
— Le Mexique, le Canada, expliqua-t-elle.
— Je suis américain, dit-il, irrité.
— Ah bon ?
Elle avait envie de s’excuser, mais elle n’était pas certaine de la nature de l’offense qu’elle avait commise.
— Né et élevé à Detroit.
— Detroit ! Mais c’est à une heure de Leaford ! Juste de l’autre côté de la frontière. C’est de là que je viens.
— Ma famille tenait un restaurant dans le quartier mexicain, dit-il avec espoir. Casa García ?
Mary secoua la tête.
— Je ne suis jamais allée à Detroit.
Il sembla surpris. Ou déçu.
— Mon mari avait l’habitude d’aller au Salon de l’auto.
Mon mari. Mon mari. Mon mari. Combien de fois Mary Gooch avait-elle utilisé ces mots au cours des vingt-cinq dernières années ? « Mon mari va bien. » « Mon mari aime son steak saignant. » « Mon mari et moi avons un compte conjoint. » Aussi, un grand nombre de ses phrases commençaient par « Gooch dit que » ou « Gooch pense que ». Si Gooch, son mari, n’était plus là, à qui se référerait-elle ?
Jesús García signala son intention de changer de voie.
— Votre mari vous attend à l’hôtel ?
— Dans l’immédiat, en fait, je ne suis pas exactement ici avec mon mari, dit Mary, consciente de parler comme une folle.
Elle soupira.
— Faire un vœu à la vue d’un fragment de météorite est moins poétique, hein ? Le ciel est toujours aussi clair, la nuit ?
Il montra l’horizon.
— Vous connaissez les constellations ? La bande de lumière, là-bas ? C’est la Voie lactée. Vous voyez la Grande Ourse ?
— Celle-là, je la connais.
Elle vit les doigts trapus de l’homme tracer la forme de la louche dans le ciel.
— Et le motif, là, entre la Petite Ourse et la Grande Ourse ? C’est Draco, le Dragon.
Elle ne voyait pas le Dragon, mais elle hocha quand même la tête.
— Vous devriez plutôt conduire, Hé-zou.
Il rit, puis reprit sur un ton plus réfléchi.
— Le meilleur endroit pour voir les étoiles, c’est au bord de l’océan.
— Je n’ai jamais vu l’océan.
— Il faut absolument le voir.
— C’est ce qu’on dit.
En se retournant, il la gratifia d’un sourire radieux, le premier.
— J’ai dû apprendre le nom des constellations dans mes cours de science, dit-elle. Je devais savoir que les étoiles filantes n’étaient pas de vraies étoiles. Je retiens seulement les informations quand j’en ai besoin. Et je n’en ai pas souvent besoin. Vous avez appris tout ce que vous savez sur les étoiles dans vos cours de science ?
— À la bibliothèque. J’y ai passé beaucoup de temps après… quand j’étais en chômage.
— Pour étudier les constellations ?
— Je me promenais dans les allées. Je prenais les livres au hasard.
— Je suppose que c’est ce que les jeunes font en… googlant, ou je ne sais pas trop.
— Je ne suis pas trop porté sur les ordinateurs.
— Vous préférez choisir les livres au hasard.
— Pas seulement les livres. J’aimais bien l’endroit. La bibliothèque. La poussière. Le calme.
Comme preuve de son inclination, l’homme sombra de nouveau dans le silence. Mary observa le ciel nocturne dans l’espoir de voir un autre fragment de météorite prendre feu au contact de l’atmosphère terrestre.
— J’habite tout près de l’autoroute. Au Pleasant Inn, fit-elle.
Enhardie par l’étoile filante ou peut-être par la bière qu’elle avait bue, elle demanda :
— Pourquoi avez-vous fait semblant de ne pas parler anglais ?
Il haussa les épaules.
— Des fois, c’est plus facile.
Heather Gooch avait dit la même chose. Des fois, c’est plus facile d’être quelqu’un d’autre.
Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant le carrefour, les yeux de Mary se posèrent sur le terrain vague, le lieu du crime, là où elle avait d’abord vu Jesús García parcourir la route des yeux. Il suivit son regard jusqu’au poteau d’électricité, et elle eut la sensation d’avoir été prise en flagrant délit.
— C’est sûrement dur d’être journalier, ajouta-t-elle en réussissant l’exploit d’avoir l’air à la fois apitoyée et condescendante.
— Je travaille au centre commercial, au bout de la rue, dit-il. Mon oncle, celui qui a la hanche amochée ? Il vient nous chercher ici en sortant de la vallée, Ernesto et moi, quand il peut.
— Et quand il ne peut pas ?
— Nous prenons l’autobus.
Il était clair, d’après les vêtements qu’il portait, qu’il ne travaillait pas à la banque. Comme il n’ajoutait rien sur la nature de son emploi, Mary eut assez de retenue pour ne pas poser de questions. Mais sa curiosité était piquée à vif. La pharmacie. L’agence de voyage. Elle avait aussi vu l’enseigne d’une boutique de chaussures. Le restaurant.
Jesús García aida Mary à descendre de la camionnette et l’accompagna jusque dans le hall de l’hôtel, où il lui prit la main.
— Merci, Mary. Gracias.
— De rien, Hé-Zou.
Un air amusé se profila sous les moustaches de l’homme et elle espéra qu’il la gratifierait de nouveau de son radieux sourire.
— Je prononce bien ? Hé-zou ?
— C’est parfait.
Mary le vit franchir les doubles portes de l’hôtel et se diriger vers sa camionnette. La réceptionniste, la même que la veille au soir, lança :
— Madame Gooch ?
— Oui ?
Puis elle vit les taches sur l’ensemble de Mary.
— C’est du sang ?
— Il y a eu un accident, expliqua Mary. La journée a été longue.
La jeune femme sourit.
— J’ai votre sac à main.