Jusqu’à ce que la mort nous sépare
Lorsque Mary sortit du taxi à six heures moins le quart, la Lincoln Navigator noire était garée dans l’entrée de Ronni Reeves, épouse abandonnée, à côté de la grosse camionnette Ram. En s’approchant, elle entendit la symphonie qui fusait par les portes et les fenêtres : les cris martelés de la mère, les trilles du trio d’enfants et les jappements bas du chien. Soudain, la perspective de passer une nuit tranquille à l’hôtel sembla plus invitante ; cependant, Mary ne put empêcher ni ses pieds de la conduire devant la porte ni son doigt d’appuyer sur la sonnette.
Les hurlements furent aussitôt remplacés par les jacasseries d’un téléviseur jouant à tue-tête. Au bout d’un long moment, la porte s’ouvrit. Ronni Reeves, le visage rougi et les yeux bouffis, s’efforça de sourire.
— Bonjour, Mary. Entrez.
— Dans la rue… j’ai entendu… on aurait dit…
— Tout va bien, l’assura Ronni, surprise de constater que Mary portait le même uniforme marine que plus tôt. Ils sont juste un peu énervés ce soir.
Mary lissa sa blouse sur son ventre rond, dans l’espoir, semblait-il, de se faire pardonner ses piètres goûts vestimentaires.
— On s’habitue au vacarme, je suppose.
Une commotion éclata derrière la porte. Un cri de douleur. Des hurlements d’enfants. Ronni inspira à fond.
— Les garçons ! hurla-t-elle en tapant dans ses mains.
Pendant que les garçons vociféraient à qui mieux mieux, le chien, dans une pièce lointaine, se mit à aboyer.
— Oh, là, là, fit Mary.
— Mon mari nous a quittés il y a six semaines, dit Ronni. Nous avons tous du mal à nous en remettre.
— Vous me l’avez déjà dit.
— Je vous ai dit ça, moi ? Je vous en ai déjà parlé ? Mon Dieu, les voisins ne sont même pas au courant.
Un bruit de verre brisé. Les femmes échangèrent un regard puis foncèrent dans le couloir et trouvèrent les garçons au milieu des restes d’un gros téléviseur. Frappés de stupeur par l’accident, les triplés obéirent lorsque Mary ordonna :
— Ne bougez pas.
Elle cueillit les garçons un à un et les fit passer au-dessus des éclats de verre avant de les déposer dans les bras de leur mère brisée.
— J’ai vraiment envie de hurler, souffla Ronni à voix basse.
Mary, qui la comprenait, l’escorta jusqu’à la porte.
— Allez. Sortez.
— Vous êtes sûre ?
— Ça ira. J’ai votre numéro. Allez-y.
— Merci, Mary. Merci.
Ronni prit son sac, embrassa les garçons sur la tête et dit :
— Soyez gentils avec Mme Gooch, les enfants.
Ronni donna moins l’impression de quitter la maison que de prendre la fuite. Mary la vit sortir de l’allée et, en se retournant, trouva les enfants sur ses talons.
— Je veux regarder la télé ! cria Joshua.
Les deux autres manifestèrent bruyamment leur accord. Mary les étudia pendant un moment.
— D’accord, comme vous voulez.
Elle les entraîna jusque dans la pièce du fond. Là, feignant la surprise, elle s’écria :
— Ah non, les garçons. La télé est cassée.
— Mais nous, on veut la regarder ! hurla Joshua.
— Elle est cassée.
— C’est pas juste ! cria-t-il.
— Télé, télé, télé ! scandèrent les deux autres.
— Désolée, les garçons, mais j’ai cassé votre télé, expliqua Mary.
Joshua cessa aussitôt de glapir.
— C’est pas toi qui l’as cassée.
— Ah bon ?
— C’est nous qu’on l’a cassée, insista-t-il, indigné.
— Ah bon ? Dans ce cas, vous n’avez qu’à vous en prendre à vous-mêmes, dit Mary en haussant les épaules.
Les triplés examinèrent la drôle de bonne femme qui se dirigeait vers la cuisine.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Quand j’étais petite, j’aimais bien dessiner. Je pourrais vous montrer à faire un petit chien.
Ils haussèrent les épaules à leur tour, puis prirent place autour de la table de la cuisine.
— Les trucs de bricolage sont là, indiqua Joshua en montrant du doigt un panier à moitié rempli de cahiers à colorier déchirés et de crayons de couleur tout abîmés. Mary trouva quelques pages blanches et s’assit avec eux.
— Je connais deux ou trois trucs pour dessiner un petit chien, dit Mary. Même un enfant de deux ans peut le faire.
— On a trois ans, nous, déclarèrent-ils à l’unisson.
— Trois ans ? Dans ce cas-là, ça va être facile. Si vous avez trois ans, je peux aussi vous montrer comment faire un chaton et un cheval.
Une fois les enfants attelés à leurs activités artistiques, leurs doigts boudinés poussant les crayons, leur langue rose dépassant de leurs lèvres, Mary s’arrêta pour jeter un coup d’œil sur la magnifique maison à aire ouverte. Elle s’émerveilla du plaisir manifeste que Ronni avait pris à la décorer, même si, en l’occurrence, ses choix s’étaient révélés peu judicieux. Les meubles, trop élégants pour un foyer abritant trois jeunes garçons, étaient éraflés et déchirés, tachés et entaillés. Que cela signifiait-il pour le mariage de cette pauvre femme ? Il était inconcevable que ces trois magnifiques garçons aient ruiné l’union de leurs parents de la même façon qu’ils avaient gâché le décor, mais Mary imaginait sans mal la trajectoire : la mère harassée et à bout de nerfs, le mari mal apprécié et négligé. Comme elle était trop lasse et pleine de ressentiment pour l’aimer, il avait cherché ailleurs. Le miracle, se dit Mary, c’était qu’il y ait des mariages qui tiennent le coup.
Jusqu’à ce que la mort nous sépare. Les futurs mariés se faisaient-ils encore cette promesse ? Le cas échéant, n’était-ce pas le comble de l’hypocrisie ? Au moment de s’unir l’un à l’autre, un homme et une femme étaient parfaitement conscients du fait qu’ils avaient une chance sur deux de rester ensemble. Mary se demanda si, en Amérique du Nord, l’obésité avait progressé au même rythme que le taux de divorce. Prendre la gloutonnerie pour une forme de réalisation de soi. Souvent, les conjoints en voulaient plus. Avaient besoin de plus. Restaient sur leur faim. Son propre mariage avait été moins durable qu’enduré, du moins selon la perspective de Gooch, comme en faisait foi son départ. Qu’est-ce donc qui les avait gardés ensemble pendant toutes ces années ? À part l’inertie ?
Une force unissait certainement leurs deux corps, même après qu’ils eurent cessé de communier au sens physique. L’amour, ou le puissant souvenir de l’amour, mystérieux et complexe. Elle se souvint d’un épisode, survenu peu après la fête du Travail. En riant, elle lui avait dit avoir entendu Ray raconter une blague à propos de son gros cul. Furieux, Gooch s’était levé de la chaise en vinyle rouge de la cuisine et avait foncé vers la porte. Avec toutes les peines du monde, elle avait réussi à le retenir de se rendre à la pharmacie pour dire sa façon de penser au propriétaire, mais, en secret, elle avait goûté sa colère. Sa loyauté. Exprimée non pas par un anneau en or au doigt consacré, mais inscrite au tréfonds de soi, tel un organe vital.
Elle s’était immobilisée, le crayon violet en suspension au-dessus d’une feuille de papier vierge, l’esprit en arrêt sur une image du jour de ses noces, lorsqu’un petit doigt à l’ongle rongé s’enfonça dans son ventre.
— T’es grosse, dit Joshua, dont la main avait disparu dans le pli du nombril de Mary.
Chatouillée par l’intrusion et séduite par la bouche grimaçante du petit blondinet, Mary trouva la main du garçon.
— Il ne faut pas dire aux gens qu’ils sont gros, expliqua-t-elle calmement.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils sont déjà au courant, répondit Mary en lui faisant un clin d’œil.
— Tu es plus grosse qu’oncle Harley, décida Jacob.
Elle rit. Les garçons semblaient ne donner aucune connotation négative au mot. Comme si, dans leur cœur élémentaire, il s’agissait simplement d’une forme comme une autre. Rond. Carré. Gros.
Après avoir colorié pendant un certain temps, Mary fabriqua des avions en papier pour Jacob et Jeremy. Lorsqu’ils commencèrent à se laisser tomber des bombes en crayons sur la tête, elle dénicha une bibliothèque remplie de livres pour enfants et invita les petits à s’asseoir près d’elle dans le salon. Bientôt, les trois silhouettes grouillantes s’étaient blotties contre son corps chaud, et elle lut à voix haute les livres qu’ils lui mettaient entre les mains, l’un posant ses doigts collants sur son bras, l’autre enroulant machinalement une mèche de ses cheveux roux, le troisième à califourchon sur sa cuisse, tous captivés par les récits les plus simples. Mary soupira, apprécia d’être touchée avec tendresse par des mains autres que les siennes.
Après avoir lu onze livres, dont trois à deux reprises, elle était morte de soif, mais elle fut malgré tout déçue d’entendre une voiture se garer dans l’allée. S’arrachant du canapé, elle se dirigea vers la fenêtre où, pendant une seconde, son cœur s’arrêta de battre : il s’agissait non pas de la Navigator noire, mais plutôt d’une Mercedes argentée. Elle ordonna aux enfants de rester là où ils étaient pendant qu’elle allait ouvrir.
— Bonsoir, dit-elle à l’homme maigre et nerveux, aux cheveux foncés, qui se tenait devant elle.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il en essayant de voir par-dessus son épaule.
— La gardienne.
L’expression de l’homme trahissait le peu de bien qu’il pensait de la taille et de la mise de Mary.
— C’est l’agence qui vous a envoyée ?
— Je suis une amie de la famille, répondit Mary avec assurance.
— Où est Ronni ?
Il essaya de la contourner, mais elle lui bloqua le passage.
— Les garçons ! lança-t-il à la cantonade. Joshua ! Jacob ! Jeremy !
Les triplés se précipitèrent dans le couloir et se ruèrent dans les bras de l’homme maigre et nerveux en criant : « Papa ! »
Le gros chien hirsute, qui dormait près du canapé, se mit à japper et à hurler en mordillant les talons du père.
— Je les emmène manger une crème glacée, cria l’homme pour se faire entendre malgré les aboiements du chien.
Les garçons ravis sous ses bras, il se dirigea vers la voiture, dont le moteur tournait toujours.
— Non ! fit Mary en s’interposant. Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous ne pouvez pas les emmener avec vous !
Il fit monter les garçons dans la voiture, malgré les cris de Mary et les protestations du gros chien qui jappait rageusement. Mary contourna la voiture pendant que l’homme refermait la portière sur ses fils.
— Vous ne les avez même pas attachés ! s’indigna-t-elle.
Mais il s’installa derrière le volant et passa la marche arrière. Prise de panique, Mary se planta derrière et posa les deux mains sur le coffre pour arrêter la voiture. Le chien vint vers elle. À présent, c’était contre elle qu’il en avait.
Le père fit descendre sa vitre et rit devant l’absurde tableau : une grosse femme aux cheveux roux assiégée par un chien aboyant et campée derrière sa voiture.
— Non, mais c’est pas possible ! fit-il.
Le chien courut vers lui et, par la fenêtre ouverte, se jeta sur son visage. Mary se croisa les bras, son derrière appuyé sur le coffre. Peu impressionné par le manège, il lâcha le frein. Mary refusa de céder, malgré le souffle chaud du pot d’échappement qui lui brûlait la jambe.
Du coin de l’œil, elle vit Ronni Reeves arriver en trombe et bloquer le chemin de la Mercedes avec son Navigator. La mère sortit du véhicule en lançant des obscénités à la tête de l’homme, qui la dévisageait d’un air furieux. Mary ouvrit la portière de la Mercedes et fit sortir les enfants, et le chien les mena en troupeau jusqu’à la maison, leur épargnant ainsi la leçon de gros mots que leurs parents, engagés dans un combat sanglant, étaient en train de donner dans l’entrée.
Quelques minutes plus tard, Ronni franchit le seuil, de toute évidence lessivée.
— Je suis sincèrement désolée, Mary.
— Maintenant, les voisins sont au courant, dit Mary.
— Quel trou du cul, celui-là.
— Chut. Les garçons risquent de vous entendre, fit Mary.
En fait, ils s’étaient retirés dans la cuisine, où ils taquinaient le chien, qui aboyait toujours.
— Vous ne voudrez plus jamais les garder, hein ? demanda Ronni en se mordant la lèvre. C’est dur. Vous ne pouvez même pas vous imaginer.
Mary hésita.
— Mon mari m’a quittée, moi aussi.
Ronni posa sa jolie main sur le bras charnu de Mary.
— Pour une plus jeune ?
— Il a besoin de temps pour réfléchir.
— C’est ce que Tom a dit, lui aussi. Il n’a pas dit qu’il avait besoin de temps pour réfléchir à la présence de sa queue dans la bouche de sa petite amie. Ça, je l’ai déduit toute seule.
Mary fut aussi choquée par le langage de Ronni Reeves que fascinée par sa rage.
— Désolée, ajouta Ronni. Je suis sûre que vous comprenez ce que je ressens. J’allais vous demander de revenir demain soir.
— Demain soir ? Hmm. Je ne sais pas, hésita Mary.
— J’ai l’occasion de faire une autre présentation de bijoux. J’ai besoin de cet argent.
Elle sortit quelques billets de son portefeuille et voulut les mettre dans la main de Mary. Les repoussant, celle-ci lança :
— Non, je vous en prie.
— J’ai l’habitude de payer mes gardiennes.
— Disons que je vous ai rendu un service. Je suis une amie de la famille. Vous aviez oublié ?
— L’amie de la famille accepterait-elle de revenir demain ?
— Je suppose que oui, dit Mary en se demandant combien de livres elle pourrait lire tout haut avant de perdre la voix.
— On pourrait peut-être même rendre la chose plus officielle. Pendant que vous êtes en ville. Quelques heures l’après-midi et les soirs où je dois travailler ? fit Ronni, pleine d’espoir.
— Je ne sais vraiment pas combien de temps je vais rester.
— Bien sûr. Vous attendez que Jack…
— J’attends Gooch. Mon mari.
— Vous venez de dire qu’il vous a quittée.
— Oui, mais pas de façon définitive.
— Ah bon. Et quand est-ce qu’il revient ?
— Quand il aura eu le temps de réfléchir. Il fait de la randonnée quelque part et il a dit qu’il repasserait voir sa mère, expliqua Mary. Je tiens à être là quand il va revenir.
— Pour le convaincre de rentrer à la maison avec vous ?
— J’ai tellement de choses à lui dire.
Ronni Reeves serra le bras de Mary.
— Peu importe ce que vous allez lui dire, peu importe la manière dont vous vous y prendrez, croyez-en mon expérience : il a déjà pris sa décision.