La règle de trois

Lancée sur l’autoroute au volant de la grosse camionnette Ford, Mary écoutait la cassette de classiques de Motown que Gooch lui avait préparée des années plus tôt et voyait défiler le paysage, les fermes sans relief et les hauts silos bordés de bosquets touffus. Quelques arbres tenaces conservaient leurs couleurs d’automne, mais la plupart étaient nus et noirs sous la neige fondante. À la vue du panneau annonçant la prochaine aire de service, elle se rappela qu’elle devait faire pipi et manger quelque chose. Malgré cette courte halte, elle espérait arriver au restaurant de Toronto à l’heure du souper, au moment où la plupart des serveurs seraient présents, et elle en profiterait pour poser des questions sur Gooch. Le moins qu’on puisse dire, c’est que Gooch ne passait pas inaperçu. Il avait peut-être parlé à quelqu’un d’un voyage qu’il projetait. D’un endroit où il aurait aimé vivre. Donné une idée de celui où il se trouvait à présent. Mary, qui avait jugé invraisemblable l’intrigue de certaines séries présentées aux heures de grande écoute, comprenait à présent que, dans la vraie vie, on doit parfois, faute d’indices plus tangibles, suivre les pistes les plus ténues.

Les articulations raidies après des heures de conduite, elle souffla un peu à côté de la camionnette avant de se diriger vers la halte routière, le pied gauche engourdi jusqu’à la cheville. En examinant le ciel, elle se demanda si la neige allait se mettre à tomber tout de suite ou si elle avait besoin de temps pour réfléchir.

Devant le café, la queue était interminable, et Mary était pressée de se remettre en route. Elle s’acheta donc une barre de protéines dans un distributeur automatique. Pendant qu’elle la mâchait lentement, elle aperçut un guichet bancaire. Dans son mot mensonger, Gooch l’invitait à dépenser l’argent. Soudain, il lui sembla que l’argent ne pouvait plus être dans le compte. Comment faire confiance à Gooch ? Elle prit sa place dans la queue. Son tour enfin venu, elle sortit la carte de son portefeuille et appuya sur les bons boutons en se demandant si Gooch l’avait plutôt invitée à se servir de la carte de crédit. En général, Gooch n’aimait pas qu’elle l’utilise, car ces dépenses déséquilibraient ses comptes. Combien pouvait-elle dépenser ? La totalité ? La moitié ? Pour quoi faire ? Chez un homme qui tenait à tout régenter, une telle imprécision était exaspérante. Elle réclama cent dollars à la machine et ajouta la somme à l’épaisse liasse de billets qu’elle avait déjà dans son sac, puis elle attendit le relevé. L’argent était toujours là.

À cause de l’habitude qu’elle avait de garder les yeux baissés, Mary ne remarqua pas le jeune homme débraillé qui se tenait au milieu de la queue devant le guichet. Avant de sortir, elle se retourna et trouva le jeune homme en train de l’observer avec un drôle d’air. Mary connaissait bien ces coups d’œil. Les expressions de ce genre étaient nombreuses et, curieusement, indépendantes de l’âge, de la race et du sexe. L’une disait : Cette femme est gro-o-sse. Une autre : Quel gaspillage de peau. Une autre encore : Qu’est-ce qu’elle a bien pu bouffer pour être grosse comme ça ? Dernièrement, elle en avait observé une nouvelle, laquelle suggérait une étude comparative, façon : Elle est aussi grosse que ma cousine, mon oncle, ma mère, mon meilleur ami. Avec l’épidémie d’obésité qui gagnait l’Amérique du Nord, les gens étaient de plus en plus nombreux à aimer quelqu’un d’aussi gros qu’elle.

Dans le stationnement, le sprinteur maigre et nerveux n’eut aucune difficulté à rattraper la grosse aux pas lents. Lorsqu’elle entendit son galop, il était déjà à sa hauteur. C’était le type de la queue. Il brandit la courte lame argentée qu’il avait dissimulée dans sa manche. Mary ferma les yeux tandis qu’il levait le bras. Mort violente. La règle de trois.

Ne sentant pas la brûlure du métal dans sa panse, elle remercia la couche de graisse qui l’avait protégée et ouvrit les yeux. Malgré sa confusion, elle comprit que l’homme tendait non pas un couteau, mais bien sa carte bancaire couleur argent. En silence, il lui fit signe de la prendre et gesticula en direction de l’immeuble. De toute façon, le déroulement des événements se passait d’explications.

— Désolée, dit-elle.

L’homme hocha sèchement la tête et tourna les talons. Mary le vit sauter sur la chaussée mouillée et s’engager sur la voie juste quand un camion sortait du virage. Le chauffeur fit retentir son klaxon. Les cris des passants ne firent pas sursauter l’homme, qui atteignit le trottoir au moment où le lourd véhicule passait bruyamment. L’homme s’arrêta non pas à cause du camion ou de la commotion qu’il avait causée, mais bien pour saluer Mary d’un geste de la main, sans sourire, avant de disparaître dans l’immeuble. Par la large fenêtre, elle le vit se placer au bout de la queue, car il avait perdu sa place, et songea à tout ce que cet inconnu avait risqué par pure bonté.

— Merci ! cria-t-elle, consciente qu’il ne l’entendrait pas.

De nouvelles mathématiques compliquèrent le reste du trajet de Mary, qui s’efforçait de calculer la date du retour de son mari. Si, comme elle le supposait, il avait gagné cinquante mille dollars, le magot finirait par s’épuiser. Des semaines ? Des mois ? Tout dépendait de l’endroit où il se trouvait et de l’utilisation qu’il faisait des fonds. Et s’il avait gagné cent mille dollars et qu’il s’était engagé dans une frénésie de dépenses ? Et s’il n’avait rien de commun avec l’homme qu’elle avait cru connaître ? Peut-être aussi avait-il gagné un million de dollars. Dans ce cas, concéda-t-elle, elle risquait de ne plus jamais le revoir. Évaluer les probabilités du retour volontaire de Gooch était une distraction, elle s’en rendait bien compte, mais l’exercice lui évitait de réfléchir aux chances qu’elle avait de le retrouver, elle.

Aux abords de la grande ville, le nombre de voies augmenta, au même titre que la vitesse et l’acharnement des autres conducteurs pressés d’arriver à destination. Où diable allaient-ils ainsi ? À la sortie d’un virage, Mary ralentit un peu, stupéfiée par l’ahurissante silhouette argentée des gratte-ciel. Ce panorama urbain, elle ne l’avait vu qu’en photos et à la télé, et pourtant elle éprouva une très forte sensation de déjà-vu. Pas comme si elle n’en était pas à sa première visite, mais comme si elle renouait avec une impression familière, celle-là même qu’elle avait ressentie le jour où, plus de vingt-cinq ans auparavant, Jimmy Gooch avait surgi d’entre les analgésiques et les produits d’hygiène dentaire, sur ses béquilles, avec ce drôle de regard.

Sur l’autoroute qui conduisait au centre-ville, la circulation était au ralenti, mais Mary décida de ne pas s’en formaliser. Elle observait les promeneurs sur le sentier qui longe le lac gris et houleux, bien emmitouflés pour affronter le froid de l’automne. Le couchant baignait les familles dans une saine lumière dorée. Elle vit des adolescents amoureux traverser des ponts et des patineurs descendre des trottoirs en sautant. Tant de gens. Elle ne connaissait personne. Personne ne la connaissait. Elle se sentit agréablement petite.

Lorsque les voitures s’immobilisèrent presque complètement, que la lumière perdit son éclat romantique et que les familles gelées, les coureurs maigres et intimidants, les patineurs pleins d’ostentation et les cyclistes insouciants furent éclaboussés de gris, Mary comprit ce que Gooch avait voulu dire en commentant l’éditorial d’un journal de Toronto qui revenait sur l’éternel débat au sujet de l’autoroute longeant le lac, laquelle était perpétuellement congestionnée et empêchait les gens d’accéder au rivage. Elle se souvint de l’irritation que lui inspirait Gooch avec sa manie de lui lire des articles à voix haute, se rappela avoir souvent souhaité qu’il mange en silence et file au plus vite pour qu’elle puisse dévorer en paix le reste de la tarte aux pêches. Illuminée par les ténèbres de plus en plus profondes, Mary comprit que son vœu avait été exaucé. Gooch était parti et elle pourrait s’empiffrer de tarte aux pêches jusqu’à ce que la graisse Crisco lui sorte par tous les pores de la peau.

Elle n’eut aucun mal à trouver le restaurant. La rue Queen était à un jet de pierre de l’autoroute et elle suivit les chiffres à la devanture des boutiques étroites jusqu’à la façade petite et carrée, recouverte d’une mosaïque de carreaux, portant l’enseigne Bistro 555. Gooch préférait les restaurants dont le nom contenait le mot « grill » et Mary, si elle avait été joueuse, aurait parié que jamais Gooch n’aurait choisi de s’arrêter dans un endroit pareil. Mais elle aurait eu tort. Selon les reçus qu’elle avait trouvés, il y était venu à six reprises.

Elle chercha une place où se garer. Comme il n’y en avait pas dans la rue, elle poursuivit. Encore. Et encore. Elle se faufila dans les rues étroites, parmi d’étiques maisons victoriennes aux jardins grands comme des timbres-poste, de vertigineuses tours à logements, des boutiques ethniques et des succursales de grandes chaînes. Elle se heurta à un dédale déboussolant de rues à sens unique qui la ramenaient inlassablement au même point. Et toujours pas la moindre place libre en vue.

En se fiant à sa notion approximative du temps, elle estima qu’elle tournait en rond depuis une trentaine de minutes. En roulant dans les rues encombrées et animées, elle s’était dit qu’elle comprenait pourquoi les gens aimaient la ville —et la haïssaient. À quelques pâtés de maisons de la rue Queen, elle finit par entrevoir l’enseigne d’un stationnement public. Elle trouva un espace libre et sursauta lorsqu’un homme hirsute se matérialisa à côté de la camionnette.

— Vingt dollars, exigea-t-il.

Elle n’avait pas vu la liste de prix.

— Vingt dollars pour stationner ? demanda-t-elle, sidérée, avant de lui donner un billet.

— Vos clés, s’il vous plaît, ajouta-t-il en tendant une main tachée de cambouis.

— Les clés de ma camionnette ? fit-elle, ahurie.

— S’il vous plaît, répéta-t-il sans amabilité.

— Il faut que je vous laisse mes clés ?

— Pas clés, pas parking.

À contrecœur, elle lui confia son trousseau et mit le cap sur le restaurant. Dans la rue, elle constata qu’elle ne pouvait pas garder les yeux baissés, conformément à son habitude, à cause des nombreux obstacles qui encombraient le trottoir : les joggeurs, les personnes qui faisaient leurs courses, les animaux de compagnie et les patineurs, sans parler des jambes allongées des mendiants dépenaillés. Elle n’avait encore jamais vu autant d’humains de couleurs et d’origines ethniques si différentes. Jamais, se dit-elle, elle n’aurait réussi à deviner le pays d’où ils venaient. Comme elle avait les yeux levés, cependant, les vitrines des boutiques et des restaurants lui renvoyaient toutes une image d’elle-même. Elle avait oublié de prendre une veste, mais elle n’avait pas froid. En fait, des cernes noirs tachaient son uniforme marine et une pellicule de sueur recouvrait son visage et son cou. Se rendant compte qu’il était à tout le moins possible que Gooch se trouve au Bistro 555, elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Elle l’imagina en train de boire une bière au bar et fit de son mieux pour ne pas penser à qui serait à côté de lui, qui ferait glisser sa main délicate sur sa cuisse ferme.

Elle tira de son sac un rouge à lèvres corail et s’en appliqua une fine couche. À l’aide de l’uniforme de rechange, elle épongea son visage luisant. Elle s’engagea dans la rue bondée en regardant des gens s’engouffrer dans un tramway à l’ancienne avec leurs sacs remplis de ceci et leurs fourre-tout encombrés de cela. Les sans-abris accostaient les affairés. Dans l’ombre d’une ruelle, trois prostituées encerclaient une Grand Marquis marron.

Devant la mosaïque surmontant les vitrines fermées par des rideaux, elle se blinda et avança la main vers la poignée. Elle tira, mais en vain. Elle consulta l’affiche sur la porte. Le restaurant ouvrait à dix-huit heures. Dix-huit heures ?

Il y avait une bonne douzaine de personnes à portée de voix, mais aucune à qui elle puisse demander l’heure. Elles allaient tellement vite. Elles n’avaient pas le temps. Nul ne croisait son regard. En se retournant, elle aperçut un jeune homme efflanqué, aux yeux bruns expressifs, à la peau olivâtre et au bouc dégarni, qui la regardait. Elle lui bloquait le passage.

— Il faut attendre le tram là-bas, fit-il en gesticulant en direction d’un abri bondé.

— J’attends l’ouverture du restaurant, dit-elle poliment.

Puis elle constata que le jeune homme avait la clé des lieux et s’apprêtait à y entrer.

— Revenez dans une demi-heure, déclara-t-il avant de disparaître à l’intérieur.

Découragée, Mary, qui ne s’imaginait pas franchir les quelques pas qui la séparaient de l’établissement, concevait encore moins de passer les trente minutes suivantes à déambuler dans les rues sombres et inconnues. Debout devant la porte du Bistro 555, elle remplaçait le visage des passants par celui de Gooch ; comme on le fait au début de chacun des épisodes d’une série télévisée, elle récapitula pour elle-même les événements qui l’avaient conduite à cet endroit.

Pourquoi un restaurant n’ouvrait-il ses portes qu’à dix-huit heures ? Une affectation de la grande ville, décida-t-elle. L’une des affectations et des prétentions dont parlaient les gens de Leaford. Les citadins avec leurs habitudes de citadins regardaient de haut les collectivités rurales parce qu’elles n’avaient ni musées, ni parcs d’attractions, ni immeubles gouvernementaux, ni cinémas de répertoire.

Ouvert à dix-huit heures. Il y avait sûrement des gens qui avaient faim avant dix-huit heures. Mais alors Mary se rendit compte qu’elle-même n’avait pas faim. Toujours pas faim. La disparition de Gooch avait mis son monde sens dessus dessous, et il semblait tout à fait sensé que son corps réagisse de façon aussi contraire. Dans le questionnaire d’un magazine qui demandait : « Mangez-vous quand vous êtes stressée ? », elle se souvenait d’avoir coché toutes les cases. Elle avait envié celles à qui le stress coupait l’appétit, comme sa mère, par exemple.

Dans la maison des Brody, lorsque Mary était encore petite, le souper était servi à dix-sept heures pile, du moins jusqu’à ce qu’Irma commence à travailler le matin seulement. Après, le repas du soir avait été devancé d’une heure, soit quatre heures de l’après-midi, moment où Orin revenait du travail. Après la retraite d’Orin, le repas était servi lorsque Mary rentrait de l’école. Ses parents, avec leur appétit d’oiseau, avaient débarrassé la table et fait la vaisselle avant même qu’elle se soit resservie. Pour Irma, il s’agissait moins de servir le souper que d’en finir avec une corvée. À certains égards, songea Mary, Irma avait vécu toute sa vie avec le souci d’en finir avec ceci ou cela, comme si elle connaissait depuis toujours la fin de son histoire personnelle et que les pages du milieu ne lui semblaient pas dignes d’intérêt.

Le temps. Pas de bruit sourd, pas de son mat. Pas de rituel, pas de routine. Pas d’allers-retours à la cuisine. Pas de séquences. Pas de Raymond Russell. Pas de Gooch. Étonnamment, Mary éprouvait du soulagement à l’idée d’être affranchie du temps. Elle ne chercha pas à savoir depuis combien de temps elle était plantée là lorsque la porte s’ouvrit brusquement sur son postérieur et que l’homme au bouc apparut.

— Vous pouvez venir attendre à l’intérieur, si vous voulez.

Elle le remercia en se demandant s’il l’avait invitée à cause de la mauvaise publicité qu’elle faisait pour cette boîte chic : une énorme femme aux cheveux rouges vêtue d’un uniforme marine saturé de sueur et chaussée de vieilles bottes d’hiver. Voilà ce qui risque de vous arriver si vous mangez ici.

Une fois habituée à la lumière, elle ne trouva que de minuscules chaises. Elle prit d’infinies précautions en posant sur l’une d’elles son gros corps fatigué. Elle reprit son souffle en observant le jeune homme qui, derrière le bar, vaquait à ses occupations. Elle opta pour une approche directe.

— Je cherche un homme. Il est venu ici à quelques reprises récemment, et je me suis dit que quelqu’un se souviendrait peut-être de lui. Il s’appelle Jimmy Gooch.

— Ça ne me dit rien.

— Il est grand. Très grand. Presque deux mètres, avec des cheveux ondulés. Les tempes grisonnantes. Large d’épaules. Bel homme. Il ne passe pas inaperçu.

L’autre haussa les épaules.

— Je ne travaille plus aussi souvent qu’avant.

— Ah bon.

— Je suis acteur.

— Ah bon.

— J’ai la gueule d’Al Pacino à ses débuts, dit-il en se mettant de profil.

— Tiens, c’est vrai, concéda-t-elle.

— On m’en fait souvent la remarque.

— Il y a quelqu’un d’autre à qui je pourrais poser la question ?

— Le type que vous cherchez, il a des ennuis ?

Elle secoua la tête.

— Vous pourriez demander à Mary.

Il sourit pour lui-même, puis ajouta :

— Je l’attends d’une minute à l’autre.

— Mary ? fit Mary, se faisant l’impression d’être rusée.

— Notre hôtesse. Mary Brody. C’est le genre d’homme dont elle est susceptible de se souvenir.

Au moment où Mary entendit le sosie d’Al Pacino prononcer son nom de jeune fille, la porte de devant s’ouvrit sur la silhouette d’une femme vêtue d’une robe moulante en tricot rouge et de talons hauts noirs assassins. Ses cheveux blond foncé tombaient par vagues, encadraient son magnifique visage, taquinaient ses épaules maigres. Elle s’avança dans la lumière, ses yeux bleus cerclés d’une épaisse couche de mascara noir, une touche de gloss sur ses lèvres roses charnues. Des pommettes dangereuses. Autour de son cou de cygne, elle portait un gros pendentif argenté qui ne s’arrêtait pas à son décolleté plongeant. Elle regarda Mary et Mary la regarda. À l’unisson, elles s’écrièrent :

— Mary ?

— Heather ?

Derrière le bar, l’acteur leva la tête.

— Heather ?

Heather Gooch lui décocha un sourire.

— Salut, superstar, dit-elle sur un ton caressant. Ça va ?

— C’est qui, Heather ?

— Un surnom, expliqua-t-elle en lui décochant un clin d’œil, montrant à Mary seule une expression inquiète. Mary et moi, on se connaît depuis longtemps.

— Vous vous appelez Mary toutes les deux ?

— Tu nous donnes cinq minutes ? Cinq petites minutes. Tu veux bien faire la mise en place pour le café, s’il te plaît ? ronronna Heather.

En voyant sa belle-sœur battre des cils et rouler des hanches, Mary se dit que Heather avait vingt ans de trop pour se livrer à de telles coquetteries. Elle avait quelques années de plus que Mary, tout en paraissant facilement dix ans de moins, et Mary ne l’avait pas vue depuis six ans, ce qui s’était traduit pour elle-même par dix-neuf kilos et demi de plus. Encore des calculs compliqués.

— Tu utilises mon nom de jeune fille ?

Aucune trace de colère. Seulement de la surprise.

Heather s’assura que la porte de la cuisine était fermée avant de se pencher pour s’asseoir. Son énorme pendentif argenté heurta la table en verre. Sans s’excuser, elle déclara :

— Quand j’ai cherché mon dernier appartement, c’est le premier nom qui m’est passé par la tête. Depuis quand es-tu rousse ?

— Mais pourquoi ?

Heather haussa les épaules.

— Je ne veux pas qu’on puisse me retrouver. Certains anciens… complices me cherchent peut-être. Des fois, c’est plus facile d’être quelqu’un d’autre. Qu’est-ce que tu viens faire ici, Mary ?

— Des reçus du restaurant, répondit Mary. Il est venu te voir. Pourquoi est-ce qu’il ne m’a rien dit ?

Cette Heather n’était pas la Heather dopée. Ni la Heather tragique. Ni la Heather déconnectée. Cette Heather-là avait les yeux clairs et lucides. Mary vit les doigts manucurés de sa belle-sœur fouiller dans son sac en cuir et sortir une gomme à la nicotine de son emballage en papier d’aluminium.

— Il est passé. Nous avons lunché ensemble. Nous avons parlé. C’est mon frère.

Elle tendit la main, toucha le poignet replet de Mary.

— Au moins, tu sais qu’il ne te trompait pas.

— Il t’a donné de l’argent ? demanda Mary, fin prête à jouer les pharisiennes.

— C’est plutôt moi qui lui en ai donné. Je l’ai remboursé. Le resto appartient à mon petit ami. Il est riche comme Crésus.

— Gooch t’a prêté de l’argent ? Quand ça ?

— C’est de l’histoire ancienne.

Heather se tortilla sur sa chaise, tapota son collier.

— Écoute, Mary, je suis désolée que tu aies senti le besoin de venir jusqu’ici, mais votre vie commune ne regarde que vous. Il vaut mieux que tu rentres régler tes comptes avec lui.

— Il est parti, Heather.

Mary se mordit la lèvre pour s’empêcher de sourire d’un air méprisant.

— Et tu es parfaitement au courant.

Heather la regardait sans comprendre.

— Parti ? Où ça ?

Mary était certaine que Heather se trahirait, mais, dans les beaux yeux de sa belle-sœur, elle lut une inquiétude sincère. Au lieu de prendre Heather en flagrant délit de mensonge, Mary se trouva dans l’obligation de lui apprendre une mauvaise nouvelle.

— Il est parti. Il m’a quittée. Il a gagné à la loterie. Un million de dollars, pour ce que j’en sais. Il n’a rien dit. Et il a disparu.

— Il a gagné de l’argent ? s’étonna Heather en clignant rapidement des yeux.

— Il m’a envoyé une lettre par la poste. Il a dit qu’il avait gagné à la loterie. Qu’il avait besoin de temps pour réfléchir. Qu’il me ferait signe.

— Eh ben…

— J’ai trouvé les reçus du restaurant et je me suis dit… Je ne sais pas.

— Eh ben… Tu as téléphoné à ma mère ? demanda Heather.

— Je ne veux pas l’inquiéter.

— Tu ne veux pas qu’elle sache, corrigea Heather. D’ailleurs, il n’est sûrement pas allé là-bas. Il déteste Jack.

— Où faut-il que j’aille, dans ce cas-là ?

— Chez toi. Rentre chez toi.

Mary secoua la tête en poursuivant.

— Il m’a parlé d’un endroit à Myrtle Beach. D’un club de golf qu’il avait toujours rêvé de visiter. Il voulait voir la Maison-Blanche. Les monuments de Washington. Las Vegas ? Tu sais combien il aime le jeu.

— Il ne ferait pas ça.

— Il est peut-être à Las Vegas, là, maintenant, en train de flamber tout l’argent. Ou encore dans ce grand casino construit dans une réserve indienne, près de Montréal.

— Il ne ferait pas ça.

— À moins qu’il soit parti en croisière dans les Antilles. Il avait vraiment envie de faire celle que j’ai gagnée l’année dernière.

— Pourquoi vous n’y êtes pas allés ?

Par habitude, Mary baissa les yeux, mais s’ordonna de les relever.

— Il t’a dit quelque chose ? Tu as une idée de l’endroit où il aurait pu aller ?

— S’il t’a dit qu’il avait besoin de temps, pourquoi ne pas lui en donner ?

Heather consulta l’horloge murale au-dessus de leurs têtes.

— Je suis certaine que tout va s’arranger, Mary. Sinon, c’est peut-être pour le mieux.

Pour le mieux. C’était ce que les médecins avaient dit à propos des bébés. L’idée que son mariage ne méritait pas de survivre l’indigna tout autant.

— Le roux te va bien, dit Heather. Ça fait ressortir le vert de tes yeux.

Mary hocha la tête en regardant par la fenêtre. Un vieux monsieur bien habillé, que, pourvue d’une nature différente, elle aurait comparé à un crapaud, entra dans le restaurant, et Heather s’excusa avant même qu’il ait claqué les doigts. Elle laissa le vieil homme l’embrasser dans le cou avant de murmurer quelques mots dans son oreille difforme. Le vieil homme toisa Mary, puis il entra dans la cuisine par les portes battantes. Il y a un prix. À tout.

Heather revint, cramoisie et l’air coupable, mais elle ne s’excusa pas. Elle resta debout, signe que leur entretien était terminé.

— Bon, dit-elle.

Mary désengagea ses jambes de la cage que formaient la chaise et la table et se leva, sifflant sous l’effort.

— Mon Dieu, Mary ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda Heather, comme si l’événement en question, quel qu’il soit, venait tout juste de se produire.

— Je me suis fait une coupure au pied.

— Regarde-toi. Tu arrives à peine à te lever.

— J’ai pris un peu de poids depuis la dernière fois.

— Mon Dieu, Mary. Comment as-tu pu te laisser aller à ce point ?

La première pensée qui vint à l’esprit de Mary fut : Ne me donne surtout pas de leçon, Heather Gooch. Tu es toxicomane. Elle exprima plutôt la seconde :

— Je sais.

Fixant les portes battantes de la cuisine, Heather baissa le ton. En raccompagnant Mary, elle s’adoucit un peu.

— Si j’ai des nouvelles de lui, je t’appelle.

Mary l’arrêta.

— Note mon numéro de portable.

Heather entra les chiffres que récita Mary dans le minuscule appareil qu’elle gardait dans son sac.

— Ne t’en fais pas. Il a dit qu’il allait te faire signe, non ?

— Oui, mais si c’est trop tard ?

— Trop tard pour quoi ?

Pour moi, songea Mary.

En silence, Heather regarda la silhouette massive de Mary Gooch disparaître par la porte du restaurant. Dehors, ballottée par la foule qui encombrait le trottoir, Mary se dirigea vers la Ford, déconcertée par l’état de lucidité anormale dans lequel elle se trouvait, mais certaine que, pour retrouver Gooch, elle devrait prendre l’habitude de lever les yeux. Elle avait le sentiment de marcher depuis des heures et eut peur d’être partie dans la mauvaise direction.

La rumeur de la ville avalait les cris de Heather. Elle fendit la foule au pas de course, le pendentif bondissant sur ses seins. Ralentie par ses talons hauts assassins et toutes les cigarettes qu’elle avait fumées au fil des ans, elle était à bout de souffle lorsque, enfin à portée de voix, elle cria :

— Arrête, Mary !

Mary s’exécuta, heureuse de la pause qu’on lui imposait, et les deux belles-sœurs se firent face au milieu des passants, chacune avec de beaux longs cheveux et de jolis yeux. À cause de ses talons, Heather semblait beaucoup plus grande ; Mary, elle, était large comme trois de ses concitoyens. La toxicomane. La grosse. Mary imputait la responsabilité de son état à la science, à la chimie de son cerveau, aux hormones anabolisantes, à la ghréline, à la leptine, à une tare génétique, aux médias, mais elle s’arrêtait lorsqu’elle sentait que ses ancêtres, les pionniers du comté de Baldoon qui avaient survécu grâce à leur sens de la responsabilité individuelle, se retournaient dans leurs tombes.

— Jimmy est allé à Golden Hills, souffla Heather. Il voulait voir maman.

Ignorant les bruits de la rue, Mary accueillit l’information en se concentrant sur les yeux bleus de Heather.

— Il est en Californie ?

— Je ne sais pas s’il y est toujours, mais c’est là qu’il allait. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis la semaine dernière. Il est venu en stop prendre son chèque au bureau de la loterie.

— Il a déposé vingt-cinq mille dollars dans notre compte, dit Mary. Combien a-t-il gagné ?

Heather haussa les épaules.

— Il n’a pas voulu me le dire. Il a seulement dit : Assez.

Assez, répéta Mary pour elle-même.

— Il a aussi les dix mille dollars que je lui ai rendus.

— Gooch t’avait prêté dix mille dollars ?

— C’était il y a longtemps, Mary. L’héritage de papa.

— Tu as parlé à ta mère ?

— Tu sais bien que je ne suis pas en contact avec elle.

— Tu crois que je devrais lui téléphoner ?

— Elle va juste mentir pour lui. Comme moi.

— Il faut que je le voie.

— Si tu veux voir Jimmy, va là-bas. Vas-y donc.

— Tu veux que j’aille jusqu’en Californie ? Que je cogne à la porte d’Eden. « Coucou, c’est moi. Où est Gooch ? »

— Tu as une meilleure idée ? J’ai entendu dire qu’ils avaient déménagé il y a quelques années. Tu as leur nouvelle adresse ?

Mary fit signe que oui.

— Vingt-quatre, Willow Drive, Golden Hills. Je leur envoie encore une carte de Noël chaque année.

— Tu as de l’argent. Saute dans un avion.

— Je n’ai jamais pris l’avion.

— Justement, ça en dit long.

— Ouais, admit Mary, incertaine de ce que sa belle-sœur avait voulu dire.

Heather parcourut la rue des yeux, peut-être pour s’assurer qu’aucun de ses anciens complices ne l’épiait.

— Je veux te montrer quelque chose, annonça-t-elle en soulevant le pendentif argenté.

C’était, constata Mary, un médaillon que Heather ouvrit à l’aide de ses longs ongles polis. Elle l’inclina vers le lampadaire pour faire voir la photo à l’intérieur. Gooch à seize ans, supposa Mary. D’une cruelle beauté avec ses cheveux ondulés, son sourire effronté.

— C’est mon fils, dit Heather. Il m’a retrouvée l’été dernier avec l’aide d’une agence. Il s’appelle James. Il est presque aussi grand que Jimmy. Incroyable, non ?

Le garçon ressemblait à son oncle comme deux gouttes d’eau.

— Je suis contente pour toi, Heather. Gooch est au courant ?

Heather hocha la tête.

— Il l’a rencontré.

Mary sentit des étincelles, la résurrection de quelque chose d’ancien.

— Ils ont joué au basket dans le parc du bout de la rue à quelques reprises. Il est étudiant en médecine. Il vit à deux pâtés de maisons de chez moi, Mary. Tu te rends compte ?

Cette sensation cuisante. Rien à voir avec la faim. Cette fois, ce fut au tour de Mary de dire :

— Eh ben…

— Si j’ai des nouvelles de lui, je te téléphone.

Dans la lumière bleutée de la rue, Heather s’attarda sur le visage de Mary.

— J’espère que tu vas trouver ce que tu cherches, Mary.

— Merci.

— Mais sinon, tu sais, il faut juste continuer.

Mary, qui eut soif tout à coup, se rappela la suggestion pratique d’Orin. « Bois au tuyau d’arrosage du jardin et poursuis ton chemin. »

Avançant sur le trottoir, Mary, occupée à traiter les nouvelles informations dont elle disposait, sursauta lorsque le portable sonna dans son sac. Proud Mary. Tu parles.

— Madame Gooch ? fit la voix.

— Oui ?

— Joyce, de St. John.

Du regard, Mary chercha un banc, certaine qu’elle aurait intérêt à être assise pour aller jusqu’au bout de la conversation. N’en trouvant pas, elle s’appuya à la vitrine d’un antiquaire.

— Ma mère ? demanda-t-elle doucement.

— J’ai pensé qu’il était important que vous sachiez que Mme Shrewsbury est morte en soirée.

— Mme Shrewsbury ?

— Roberta Shrewsbury.

L’autre vieille femme.

— Pourquoi me téléphonez-vous ?

— Notre nouveau réceptionniste nous a dit que vous aviez bavardé, elle et vous, plus tôt, dans la salle commune. Comme nous sommes incapables de joindre son plus proche parent… Je ne savais pas que vous connaissiez Mme Shrewsbury.

— Je ne la connais pas.

— Mais elle vous a demandée.

— Moi ?

— Elle vous a demandée juste avant de mourir. « Dites à Mary que je l’aime. » Tels ont été ses derniers mots. J’ai pensé que c’était vous.

— Non.

— Il n’y a pas de Mary dans la liste de ses proches.

— Il s’agit sûrement d’une autre Mary, dit Mary en songeant à Heather qui lui avait emprunté son nom. Nous sommes partout.

Roberta Shrewsbury s’inscrivait dans la règle de trois de quelqu’un d’autre, comme le Grec avec sa mère à Athènes, où s’était formé un trio distinct de chagrin, mais Mary n’en éprouva pas moins de la tristesse à l’idée de la disparition de la vieille femme.

Maintenant que le mystère entourant celle de Gooch avait été élucidé, au moins en partie, Mary sut, ou espéra, qu’elle trouverait son mari de vingt-cinq ans en Californie. Une vie de rêve. Ce n’était pas Gooch qui compléterait le trio. Irma et elle étaient au coude à coude.

Le pardon. La vieille femme, Mme Shrewsbury, avait pardonné à sa Mary à elle, qui qu’elle soit, fille ou sœur, supposa Mary, et elle avait semblé encouragée, malgré le temps perdu. Était-ce à cela que nous aspirions tous, avant de mourir ? Pardonner ? Nous faire pardonner ? Elle fut heureuse de penser que l’inconnue de St. John avait eu l’occasion de dire adieu. À quelqu’un.

Soulagée d’apercevoir le stationnement, Mary s’arrêta pour souffler dans l’espoir que l’homme hirsute, qu’elle apercevait par la fenêtre de son minuscule abri, lui apporterait ses clés au lieu de l’obliger à franchir les derniers pas. En s’approchant, elle le vit en train de passer en revue les dizaines de jeux de clés accrochés à un énorme panneau. Il se tourna vers elle en ouvrant la fenêtre du guichet.

— Vous donnez clés ? demanda-t-il d’un air soupçonneux.

— Oui, répondit-elle. Celles de la camionnette Ford rouge.

Elle montra le véhicule du doigt.

— Je pas avoir. Vous pas donner.

Il leva les bras en l’air pour indiquer que c’était son problème à elle, pas le sien.

— Vous avez dit : « Pas clés, pas parking. » Alors je vous les ai données.

— Je pas souvenir, dit-il en reniflant. Vous voir.

Il tourna le tableau vers elle, mais, parmi les objets brillants, elle ne reconnut pas son porte-clés doublé d’une mini-lampe de poche, pourtant distinctif.

— Elles ne sont pas là.

— Vous pas donner.

— Je vous les ai données, insista-t-elle.

Il lança de nouveau les mains en l’air. Mary soupira.

— Vous avoir autre clé ?

— Non.

— Quelqu’un peut apporter ?

— Personne peut apporter.

L’homme sourit avec sympathie.

— Vous rentrer et apporter clé. Moi gentil. Moi pas faire payer parking. Vous venir.

Non seulement généreux, mais galant, il prit le bras lourd de Mary et la raccompagna, telle une jeune mariée, jusqu’à la rue, où il siffla un taxi et l’aida à caser sa masse sur la banquette arrière toute craquelée.

— Vous allez où ? demanda le chauffeur.