Le réveille-matin dans la nuit
Pour Mary, le réveille-matin ne faisait jamais tic-tac. En cette soirée d’automne, à la veille de ses noces d’argent, il faisait boum, boum, marquait le temps au rythme de son cœur, jouait une sorte de jazz alternatif, énervé, tel un pied qui tape ou un œil qui erre, dans l’attente des premières notes d’une mélodie inattendue.
À la dérive sur son matelas qui fuyait dans l’obscurité, alors que ses réflexions se précipitaient par des portails, tiraient des conclusions, mêlaient les métaphores, Mary sentait les gouttes de sueur former une rigole sur sa tempe. Lisse comme un phoque dans sa chemise de nuit gris délavé, un triangle de transpiration lui couvrant l’entrejambe, elle était en proie aux sensations vertigineuses et opposées de la chaleur et de la faim. Dans la petite maison de campagne, le souffle de la chaudière, qu’elle avait plus tôt tenté d’éteindre, montait par bouffées cuisantes des bouches du parquet. La faim, comme toujours, hurlait pour faire entendre sa voix.
Mary retint son souffle, écouta, au loin, la rumeur d’un véhicule. Son mari, Gooch ? Non, Gooch viendrait de l’est. Elle retourna sa chair ondulante et surfa sur des vagues immenses jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur le dos, essoufflée, et se mette à fredonner pour distraire l’obête tapie au fond d’elle. Elle fredonna plus fort, entendit un chœur lointain lui jurer sans conviction qu’elle n’était pas seule. Il y eut de l’espoir dans cette harmonie jusqu’au moment où, dans la cuisine, la faim se mit à hennir.
Dans le couloir, sa chemise de nuit plaquée contre ses chairs prolifiques, Mary, mangeant à même le sac en papier d’aluminium qu’elle avait pris dans la cuisine, consulta le thermomètre en léchant son doigt salé. Elle remit la chaudière en marche, puis l’arrêta de nouveau. Faisant fi de ses directives, l’appareil se mit à ronronner. En soufflant, elle posa le sac et ouvrit la porte du sous-sol. Au moment où elle allumait, des molécules odorantes de moisissure s’échappèrent, tels des oiseaux retenus prisonniers, et elle fut frappée par la vue de la dernière marche en bois, qu’elle avait cassée l’hiver précédent. Elle hésita, puis referma la porte en se disant qu’elle supporterait la chaleur jusqu’au retour de Gooch.
Elle jeta un coup d’œil à l’horloge, se rappela que son mari était souvent en retard, parfois même très en retard. Depuis des années, Mary veillait ainsi sans jamais se demander où était Gooch, son mari, sans jamais s’avouer qu’elle avait peur du noir. Elle retourna à ses chips, dont les éclats frits en marmite lui trouaient le palais, à la fois douloureux et apaisants, comme le blues. Ça suffit, se dit-elle. Juste une dernière. Une autre. Et encore celle-là.
Assoiffée, elle ouvrit le vieux réfrigérateur de marque Kenmore et, en avalant le soda à même une énorme bouteille en plastique, vit dans la fenêtre au-dessus de l’évier la lueur de la lune filtrée par des nuages pressés. En donnant un petit coup à ses cheveux chocolat retenus en queue de cheval, elle parcourut les carreaux et ouvrit la fenêtre, accueillit la brise, bouleversée par le parfum automnal des pommes rouges bien mûres et des poires jaunes blettes, de la terre humide et des feuilles en décomposition, délicieuse pourriture qui s’effacerait bientôt, dès que l’hiver aigrirait l’air empuanti par les pots d’échappement.
La brise embrassa sa peau douce et elle frissonna en pensant à Gooch. Au loin, un chat sauvage miaula et, d’instinct, Mary se tourna vers les bols argentés posés par terre, près de la porte de derrière. La nourriture et l’eau de M. Barkley.
Élan de douleur. Parti. Plus de M. Barkley. Plus de souci à se faire au sujet de la nourriture et de l’eau de M. Barkley. Des vers de M. Barkley. Des caries de M. Barkley. M. Barkley, petit garçon de Mary, n’avait pas été moins aimé qu’un enfant par sa mère. Dix ans plus tôt, elle avait tiré le chaton du trou dans lequel il était tombé au fond du garage et, dans l’espoir de forcer Gooch à s’attacher, lui avait donné le nom d’un joueur de basket. Elle avait nourri le misérable petit miauleur à l’aide d’une poire à jus qu’elle remplissait de lait maternisé acheté à la pharmacie, l’avait emmitouflé dans une serviette, l’avait peigné doucement avec un petit pinceau mouillé qui avait pour fonction de simuler une langue. Quand Gooch n’était pas dans les parages, elle devenait la « maman » du chaton. Maman réduisait de la dinde en purée pour M. Barkley. Maman laissait M. Barkley dormir dans le creux de son décolleté. Comme une vraie mère, Mary n’aimait pas moins M. Barkley du fait qu’il était méchant, lui qui avait passé leurs dix années de vie commune à se cacher derrière les rideaux du salon, à perdre ses poils roux sur le fauteuil vert et à cracher quand maman lui servait son repas en retard.
Un soir de canicule du mois de juillet, Mary, entrée furtivement dans la cuisine pour s’offrir une collation, avait eu la surprise de trouver M. Barkley effondré sur les carreaux frais. Elle l’avait poussé du bout des orteils et avait paniqué en ne le voyant pas cracher et déguerpir. « Monsieur Barkley ? »
Incapable de s’agenouiller, elle avait tiré une chaise recouverte de vinyle rouge près du chat étendu et, en utilisant ses pieds comme levier, elle avait réussi à le soulever assez pour pouvoir attraper ses pattes avant et serrer son corps tout mou contre sa poitrine. Constatant qu’il agonisait, elle avait caressé sa tête rousse et murmuré : « Maman t’a acheté du thon. » Ainsi, les dernières pensées du chat seraient heureuses. Un spasme bref. M. Barkley était là, M. Barkley n’y était plus. Aucune idée de la cause possible de son décès, sinon peut-être qu’il avait avalé un rongeur empoisonné. La chaise en vinyle pleura tandis que Mary se balançait de gauche à droite et embrassait le museau de M. Barkley, ce qu’elle n’avait encore jamais fait, de crainte qu’il lui morde le nez.
Les lumières étaient allumées et l’air irrespirable lorsque Gooch, très tard le soir, avait trouvé la table jonchée de tout le contenu du réfrigérateur. Mary, qui mangeait de la tarte à la rhubarbe à l’aide d’une grosse louche en argent, se moquait complètement d’avoir été prise en flagrant délit. Devant le regard ébahi de son mari, elle avait réussi à articuler : « M. Barkley. »
Comme Gooch ne comprenait toujours pas, elle avait montré le frigo. « Je ne voulais pas que les insectes se jettent sur lui. »
Complètement bouleversé par la présence du chat dans son réfrigérateur, Gooch posa néanmoins ses grosses mains réconfortantes sur les épaules de sa femme et lui promit de creuser un trou aux premières lueurs de l’aube. Il l’embrassa sur la joue et dit : « Près des grands arbres, au fond, Mare. On plantera des bulbes pour marquer l’emplacement de la tombe. »
« Des iris, consentit Mary en mâchant et en avalant. Mauves. »
Des oiseaux pépiaient gaiement et Gooch trônait au-dessus d’elle lorsque Mary répandit de la terre sur M. Barkley, dont elle avait enveloppé le corps tout raide dans soixante mètres de pellicule plastique avant que Gooch le dépose dans le trou sombre et humide.
À présent, Mary, en contemplant la nuit maussade au-delà de la ligne des arbres et de la tombe de M. Barkley, regretta de constater l’absence de lumières aux fenêtres des voisins. Elle se sentait moins seule lorsque le tranquille désespoir des autres existences s’offrait à sa vue. Les belliqueux Feragamo, avec leur couvée d’adolescents, vivaient dans la maison victorienne branlante, à environ un demi-hectare à l’ouest. Penny et Shawn, les jeunes qui s’engueulaient chaque fois que leur nouveau-né pleurait, habitaient de l’autre côté du ruisseau. La maison des Merkel, à l’autre bout des champs de maïs, était beaucoup trop loin pour que Mary puisse espionner ses occupants sans jumelles, mais elle se doutait bien qu’il n’y avait pas grand-chose à voir. Et la maison de ferme orange et rabougrie où avaient autrefois habité les jumelles Darlen (célèbres parce qu’elles étaient nées attachées par la tête) abritait à présent le musée d’histoire locale et n’était ouverte que l’été.
Soudain, une bourrasque assaillit le vieux saule qui se dressait au bout de l’allée. Garée sous l’arbre, la camionnette Ford rouge au toit ouvrant fait sur mesure collectionnait les feuilles mortes en forme de larme. Depuis le printemps, le toit était coincé en position ouverte. Depuis le printemps, le toit figurait en tête de la liste des choses à faire de Mary. Faire réparer le toit ouvrant.
Rentre, Gooch. Rentre. Pourquoi si tard ? Où es-tu ? L’inquiétude de Mary attisa sa faim et elle déterra le bâtonnet de bœuf séché qu’elle avait caché d’elle-même, au fond de l’armoire, derrière les boîtes de soupe. En mâchant, elle ressassa la liste. Faire réparer le toit ouvrant. Faire réparer la chaudière. La faire remplacer ? Préparer des chèques pour la maison de retraite St. John. Remplacer Candace au travail. Passer prendre le costume de Gooch chez le nettoyeur. Lasse de la liste, elle ouvrit les boutons de sa chemise de nuit et, à pas feutrés, regagna sa chambre en laissant échapper un pet indigné. Déjà, elle élaborait des promesses pour le lendemain. Demain, confiance en soi. Demain, maîtrise de soi. Équilibre. Retenue. Grâce. Demain.
Reniflant le parfum de l’autoapitoiement au moment où elle retrouvait son lit solitaire, Mary Gooch, comme cela lui arrivait souvent, songea à un garçon qu’elle avait connu autrefois.