Le réveille-matin dans la nuit
Le lendemain, Mary fut incapable de se concentrer sur les journaux : en esprit, elle dérivait vers Jesús García, se rejouait la scène au bord de l’océan, redoutait de passer Noël chez lui. Elle était certaine qu’il regrettait de l’avoir invitée tout autant qu’elle-même regrettait d’avoir dit oui. Elle gâcherait le Noël de la famille aux chaussures rangées près de la porte ; s’il ne voulait pas de sa pitié, elle ne voulait pas de la sienne non plus. Elle songea à se rendre au service d’entretien des piscines pour lui laisser un mot, mais elle craignit que le geste soit mal interprété par son employeur. Dans la cuisine, où l’absence d’Eden se faisait cruellement sentir, elle fit bouillir de l’eau pour le thé.
Sourde à l’appel du réfrigérateur et aux cris des armoires, elle monta à bord de la grosse camionnette et se rendit à la banque. Emery Carr ne sourcilla pas lorsqu’elle lui demanda de l’aider à retirer trois mille dollars en argent comptant. Son expression disait : Vas-y, ma fille. Malgré tout, il ne put s’empêcher de se faire du souci :
— Vous ne devriez pas vous balader avec autant d’argent liquide, Mary.
Sentant le poids de la somme dans son fourre-tout bleu, Mary ne se demanda pas si le tarissement du compte en banque ramènerait Gooch. Le moment venu de prendre sa décision, elle n’avait pas tenu compte de lui, sauf pour s’exonérer de la culpabilité qu’elle avait ressentie. L’argent de la loterie avait été à la fois une libération et un asservissement. Il avait financé une évasion et un cheminement. Sa présence la liait à Gooch, et elle était pressée de s’en débarrasser, comme elle l’avait été de mettre un terme à l’attente de son mari volage. Bien sûr, elle savait qu’elle aurait besoin d’argent plus tard, mais elle était fatiguée, trop fatiguée pour parer à autre chose qu’au plus pressé.
Elle songea à se rendre au centre commercial de Hundred Oaks pour choisir des cadeaux à offrir aux enfants qui vivaient chez Jesús García, mais elle ne connaissait ni leur nombre ni leur âge. À la pharmacie, elle trouva une boîte de cartes disant Feliz Navidad et décida de glisser dans chacune un des billets de cent dollars qu’Emery Carr lui avait remis, à l’intention des enfants comme des adultes. Elle espérait que Jesús ne s’en offusquerait pas, mais, le cas échéant, elle décida qu’elle s’en moquait. Devant le comptoir, tremblante à cause de la malnutrition, elle prit une barre de protéines sur l’étalage et la remit aussitôt à sa place : elle avait eu la nausée à l’idée de la bouillie qui se formerait dans sa bouche.
C’était déjà le milieu de la matinée et, lorsqu’elle entra dans le terrain vague au volant de la grosse Dodge Ram, seuls quelques hommes y faisaient encore le pied de grue. Elle s’approcha du poteau d’électricité et tendit à chacun un billet de cent dollars tiré de la liasse dans son sac.
— Feliz Navidad, dit-elle aux hommes qui acceptaient ses largesses.
Elle évitait leurs yeux. Elle se soulageait de son fardeau et elle ne voulait pas de leur reconnaissance.
Elle ne s’attendait pas à trouver Jesús García parmi eux, mais elle fut quand même déçue.
C’était une journée inhabituellement chaude pour la fin décembre, même dans le sud de la Californie. Mary songea à Leaford. Là, les saisons marquant le cours du temps. Les balades au lac pour voir les feuilles changer de couleur. Irma apportait la salière pour les pommes vertes sures qu’ils achetaient dans un kiosque au bord de la route. La grêle. Les bottes qui crissent sur la neige glacée. Les orages. Les ciels maussades. Les chiens des Merkel aboyant au loin.
Mary entra dans la piscine sous le soleil qui lui piquait la peau. Ayant ample matière à réflexion, elle se dit que l’eau froide la revigorerait. Elle traversa la piscine et fit du sur-place jusqu’à ce que ses muscles crient leur fatigue. Avec à peine assez de force pour gravir l’échelle, elle s’allongea sur une chaise longue et laissa le soleil sécher son corps nu. Dans l’eucalyptus qui la dominait, le pic-bois faisait tic-tac, tel le réveille-matin dans la nuit, lui rappelant son ancienne vie, qui lui semblait désormais appartenir à quelqu’un d’autre. Elle se concentra sur les battements de son cœur.
Depuis son départ de Leaford, Mary avait fait plusieurs rêves érotiques. La plupart mettaient en scène Gooch, et certains autres, sans surprise, Jesús García. Dans un cas, la rencontre sexuelle avec le bel homme à la peau foncée fut si réaliste qu’elle avait été tirée du sommeil par son corps frissonnant pendant l’orgasme. Quand elle sentit un doigt toucher son pied et entendit une voix douce murmurer « Mary », elle se dit que c’était encore un rêve. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, cependant, elle constata que le soleil avait changé de position et que Jesús García se tenait devant elle, en salopette, son épuisette à la main, et qu’il observait son gros corps blanc qui, brûlé par le soleil, avait pris une teinte écarlate.
— Mon Dieu, souffla-t-elle.
— Vous êtes brûlée.
Elle voulut se lever, mais répugnait à l’idée de s’exposer davantage.
— Dans la maison. Derrière la porte-fenêtre. Il y a une robe de chambre.
Vite de retour, Jesús grimaça à la vue de la peau rosie des cuisses et du dos de Mary.
— Vous allez devoir traiter vos coups de soleil.
— Oui. Je suis sûre qu’Eden a une lotion à l’intérieur, dit-elle en enfilant la robe de chambre.
— Vous êtes tellement pâle. Vous croyez que c’est une bonne idée de prendre un bain de soleil toute nue ?
— Je ne vous attendais pas avant demain, déclara-t-elle. Je me suis endormie.
— Vous avez de la chance que je sois passé aujourd’hui.
— Je suis morte de gêne.
Il haussa les épaules.
— Quand on a vu une Canadienne rose, on les a toutes vues.
— Pourquoi êtes-vous venu aujourd’hui ?
— J’ai modifié l’horaire. L’autre soir, vous m’avez semblé…
Comme il était clair qu’elle avait peine à se déplacer toute seule, il l’aida à entrer.
— Je vais chercher de la lotion.
Mary s’engagea dans le couloir en gémissant doucement à cause de la douleur. Il l’arrêta.
— Allez plutôt vous allonger. Je vais jeter un coup d’œil dans la salle de bains.
Elle trouva le lit de Jack et s’étendit à plat ventre, les bras le long du corps, brûlée de la nuque aux chevilles, la chair de ses fesses rouges torturée par le poids de la robe de chambre pourtant légère.
Jesús revint au bout d’un moment, les bras lestés d’une grosse plante en pot qu’il avait trouvée dans le salon.
— C’est de l’aloe vera, expliqua-t-il en brisant une des épaisses feuilles épineuses.
Un gel clair et frais se répandit sur les mollets cuisants de Mary.
— Ça va vous faire du bien. Ça soulage les brûlures.
— Merci, parvint-elle à articuler. C’est terrible. Je suis désolée. Rien ne vous oblige à faire ça.
— Ça va. Ça ne me dérange pas.
— Je vous assure, Hé-Zou.
— On ne peut pas laisser votre peau comme ça.
Du bout des doigts, Jesús enduisit de gel l’arrière des cuisses de Mary et s’arrêta à l’ourlet de la robe de chambre,
— Vous pouvez… atteindre vous-même cette partie ? demanda-t-il.
Mary retira la robe de chambre, oublia sa nudité, pressée seulement de sentir la caresse salvatrice du gel sur sa peau enflammée.
— S’il vous plaît, murmura-t-elle.
Les yeux clos, elle ne le vit pas briser une autre feuille de la plante et fut incapable d’imaginer l’expression de son visage au moment où il pressa le gel sur ses épaules et le fit tomber goutte à goutte sur le bas de son dos, sur les monticules de ses fesses écarlates, criblées de fossettes. Il enduisit de gel les collines du corps de Mary, son toucher professionnel, tel celui d’un médecin, d’un père ou d’une mère.
Elle s’efforça de ne pas gémir.
— Merci, dit-elle.
— Vous avez de la chance que nous soyons en décembre et non en juillet. C’est probablement moins grave que c’en a l’air.
— J’aimerais pouvoir dire la même chose à propos du reste. C’est moins grave que c’en a l’air.
Il brisa une autre feuille, puis une autre, et la peau de Mary buvait le liquide apaisant. Elle s’imagina que les mains de Jesús s’attardaient sur ses cuisses. Elle s’imagina que les intentions de Jesús avaient changé. La sonnerie du téléphone les fit sursauter tous les deux. Mary tendit la main vers le combiné posé sur la table de chevet.
— Allô ?
Elle s’attendait à entendre la voix d’Eden. Ou celle de Ronni. Depuis la mort de Jack, le téléphone sonnait moins souvent. C’était un appel automatisé, on voulait lui vendre quelque chose, et elle raccrocha brusquement.
Jesús se leva.
— Il vaut mieux que j’y aille.
— Attendez. Vous avez faim ? demanda-t-elle en s’assoyant.
Il mangea le pain qu’elle avait coupé et se servit une portion de la lasagne aux légumes qu’elle avait fait réchauffer au four à micro-ondes. Leur aisance avait quelque chose de bizarrement post-coïtal, elle, nue sous la vieille robe de chambre de Jack, lui, vêtu de sa salopette, qu’il avait descendu jusqu’à la taille, son maillot de corps blanc serré sur ses pectoraux, ses biceps pareils à des collines parcourues par les sentiers bleus des veines. Elle sentait son odeur, mélange de terre humide et de chlore.
— Vous ne mangez pas, remarqua-t-il.
Elle haussa les épaules.
— J’ai été longtemps sans pouvoir manger, dit-il.
— Je ne veux pas vous forcer à en parler.
— Je n’arrivais pas à avaler. J’avais une grosse boule dans la gorge.
— Pendant toute ma vie, j’ai essayé d’éviter de trop manger. Là, je ne peux plus manger du tout.
— Vous pouvez, insista-t-il en pressant la fourchette dans sa main.
— Non.
Un fait accompli*.
— Je ne peux pas, ajouta-t-elle.
— On ne peut pas vivre sans nourriture, Mary.
— Dans ce cas-là, il me reste seulement à espérer un miracle.
— On mange parce qu’il le faut. On goûte parce qu’on peut. Des fois, on savoure parce qu’on est vivant.
— Vous avez lu ça quelque part ?
— C’est la vie qui me l’a appris.
Il prit la fourchette de Mary, y posa un peu de nourriture et la porta à sa bouche. Elle secoua la tête.
— Ouvrez, murmura-t-il.
Elle mit la main sur celle de Jesús.
— Et si je ne peux plus m’arrêter ? Quand j’aurai recommencé à manger ? Si je ne peux plus m’arrêter ?
— Vous êtes capable de tout, dit-il. C’est ça, le miracle.
Elle entrouvrit les lèvres, subjuguée par l’odeur de la tomate, du poivron rouge, de la courgette. Elle fit entrer la nourriture dans sa bouche.
— Mâchez.
Elle obéit, reconnut la douceur du fromage crémeux, l’amertume de l’origan, la morsure du basilic. Le goût. Le parfum. Il porta une autre bouchée à ses lèvres et elle savoura l’expression de son visage, celle du petit garçon qui vient d’apprivoiser un chat sauvage. Elle aurait voulu qu’il continue de la nourrir, mais il lui tendit la fourchette.
— Encore un peu.
Elle prévoyait une vague de nausée qui ne vint pas. Il attendit qu’elle ait pris encore quelques bouchées avant d’aller mettre les assiettes dans le lave-vaisselle. Elle observa son dos large, évalua la force de ses membres.
— Vous pourriez aller un peu plus loin, Hé-Zou. Dans l’océan, je veux dire. Rien ne vous oblige à vous arrêter quand l’eau vous arrive aux genoux.
Il sourit et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais son portable sonna. Il eut un regard désolé et parla rapidement en espagnol sous les yeux de Mary, hypnotisée par le mouvement de ses lèvres sous la moustache impeccable. Il mit fin à l’appel et s’excusa.
— Je dois me sauver, Mary. On se voit demain matin.
— Je serai prête.
Il se pencha et posa sur sa joue un baiser si doux qu’elle n’aurait pas pu jurer qu’il l’avait réellement embrassée.
— Feliz Navidad, dit-il.
— Feliz Navidad.
Le réveille-matin dans la nuit ne fit pas tic-tac, ne bourdonna pas, ne fit aucun bruit, mais, comme sa peau chauffait et grattait à cause de ses coups de soleil, Mary n’arriva pas à trouver une position confortable dans le lit. Elle déchira la dernière épaisse feuille d’aloe vera et fit couler le gel transparent sur ses épaules et derrière ses jambes.
Au lieu d’être prise au dépourvu par son reflet, elle le chercha dans la glace de la porte, laissa la robe de chambre tomber par terre en s’approchant. Elle se rappela cette fille, Mary Brody, seule et peu sûre d’elle-même. La jeune mariée avec son lourd secret. L’épouse qu’elle était devenue. Une vie consumée par la faim. Elle n’était plus cette femme. Elle percevait la beauté de sa silhouette, ses subtiles animations, ses intentions mystérieuses et ses conclusions universelles. Semblable aux ondulations des collines brunes à l’horizon. Aux cimes des vagues de l’océan. Elle n’avait pas mal à la tête. Pas de palpitations cardiaques. Elle eut le sentiment qu’elle risquait d’être électrocutée par la lumière qu’elle sentait en elle.
Dans la pénombre, elle gagna la piscine et immergea ses jambes dans l’eau fraîche. Flottant sous les étoiles, elle songea au jour où elle avait quitté son emploi à la pharmacie Raymond Russell. Le jour de l’inventaire. Tu en as fait du chemin, bébé, se dit-elle, avant de se rendre compte qu’il s’agissait du slogan d’une marque de cigarettes qui congratulait faussement la femme sur son émancipation.
Au souvenir des questionnaires des magazines qui résumaient les vies des vedettes, elle se dit qu’elle modifierait la plupart de ses réponses. À la question « Votre plus grande aventure ? » elle avait désormais une réponse à fournir. Mary Gooch avait grimpé jusqu’au sommet de Golden Hills. Terrassé la bête en elle. Cherché Dieu. Appris à s’accepter. « Votre plus grand regret ? » Pour elle, finis les regrets. « Votre plus grand amour ? » Elle garderait Gooch avec elle dans un médaillon accroché à son cou. Une image sur un t-shirt. Son nom gravé sur la lunette arrière d’une voiture.
Pendant qu’elle contemplait son avenir, son potentiel applaudissait du haut des arbres qui frissonnaient derrière la piscine. Elle pouvait escalader l’Everest, devenir membre de Greenpeace. S’inscrire à l’université, apprendre l’espagnol, lire les classiques. Aller voter. En voyant le sentier de sa vie aller par monts et par vaux, tourner brusquement au bord de falaises accidentées, elle se souvint des exhortations de MmeBolt. Plus de moquette usée à la corde. Plus d’ornière confortable. Une existence éblouissante et remplie d’incertitude lui faisait signe. Preuve que les miracles existent.
Demain arriva, et Mary, tel le phénix, se leva dans la timide lueur de l’aube. Elle couvrit son corps de la vieille robe de chambre de Jack, se dirigea vers la cuisine et le réfrigérateur. Elle avait faim. Elle n’était pas affamée. Elle ne crevait pas de faim. Elle n’était pas désespérée, pas en manque. Elle avait juste faim. Comme les gens ont faim. Dans une armoire, elle trouva une boîte de thon. Elle coupa des tranches de tomate et d’avocat, sortit du congélateur du pain à grains entiers. Elle s’attabla et mangea lentement, mastiqua et avala avec application, attentive aux nuances des goûts et des textures, satisfaite d’une modeste quantité. Il n’y avait pas de bête dans son ventre, garde-barrière ou autrement.
Que Mary Gooch, qui mangeait à sa faim.