Le sang ne part pas
Les retrouvailles joyeuses de Mary et de son sac en vinyle brun tournèrent au vinaigre dès que la réceptionniste lui eut répété les propos des policiers. Un chien pisteur avait retrouvé le sac dans un buisson, non loin du terrain vague du carrefour. Le sourcil arqué de la femme semblait incriminer les journaliers mexicains, insinuation que Mary jugea injuste. Quelques articles personnels se trouvaient toujours dans le sac, mais pas son portefeuille. Ni son téléphone. Ni son passeport. Le shérif avait peu d’espoir de retrouver ses papiers d’identité.
— Mon gérant a dit que nous aurons besoin d’une empreinte de carte de crédit si vous comptez rester après la nuit de demain.
De retour devant sa chambre, Mary constata que, par inadvertance, elle avait laissé l’affichette « Ne pas déranger » sur sa porte. À l’intérieur, rien n’avait changé. Le lit fait. Les barres de protéines sur la table. L’eau. La lotion solaire. Elle envoya valser ses chaussures étroites et s’assit sur le couvre-lit pour ouvrir son sac, pleine d’amertume à l’idée qu’il avait refait surface, mais sans son portefeuille.
Elle surprit son reflet dans le miroir de la commode. Sans amarres, non identifiée, non identifiable. Si seulement vingt personnes comme elle s’entassaient dans la chambre, vingt personnes issues du même monde, aux prises avec la même fâcheuse situation, aussi peu sûres qu’elle de la conduite à adopter. Elle avait besoin non pas de compagnons de misère, mais bien d’une bande de frères et de sœurs, tels les immigrants mexicains. D’une tribu. Ce qu’il lui fallait, c’était une tribu. Quelle folie, aussi, de faire de Gooch l’unique centre de son existence.
Jesús García avait une tribu. Il était le roi de la tribu réunie dans cette maison éclaboussée de couleurs sur laquelle une centaine de chaussures posées près de la porte montaient la garde. Elle se souvint de photos de la famille de Jesús accrochées au réfrigérateur, de la jolie femme aux yeux en amande et des beaux garçons aux cheveux foncés. Peut-être était-ce parce qu’il était déjà comblé qu’il pouvait s’abstenir de faire un vœu à l’apparition d’une étoile filante. En pensée, elle revit son visage au moment où il désignait la Voie lactée. Il avait eu beau déclarer que les étoiles n’avaient rien de magique, il avait malgré tout semblé sous leur emprise.
Après avoir fait le numéro de l’assistance-annuaire et obtenu une téléphoniste canadienne, Mary demanda le numéro du Bistro 555. Le plan était boiteux, mais elle n’en avait pas d’autre. Elle expliquerait la situation à Heather et lui demanderait de lui envoyer une petite somme, qu’elle lui rembourserait dès que tout serait arrangé.
Mary attendit, fébrile, et reconnut la voix à l’autre bout du fil.
— Bonjour, fit-elle. J’aimerais parler à Hea… à Mary Brody, s’il vous plaît.
— C’est de la part de qui ?
— Sa bel…. Une vieille amie. Je suis passée cette semaine. Vous êtes l’acteur, non ?
— Ouais. Je me souviens.
La grosse qui cherchait un grand.
— Ne quittez pas.
À cinq mille kilomètres de là, le combiné heurta le comptoir en nickel brossé. Le bruit de fond était assourdissant. Pendant qu’elle attendait, Mary examina sa trousse de toilette, qui semblait ne pas avoir été ouverte. Elle fut heureuse de retrouver sa brosse à cheveux, l’hôtel n’ayant mis qu’un peigne à sa disposition. Qui aurait bien pu vouloir de son uniforme marine de rechange ? L’acteur-barman revint enfin.
— Il paraît qu’elle est partie en voyage.
Mary le remercia de son aide et lui donna le numéro d’Eden, que Mary Brody devrait appeler dès son retour.
Où était donc la carte de visite sur laquelle Emery Carr avait griffonné le numéro du type de l’ambassade ? Elle balaya la chambre des yeux. Personne n’avait fait le ménage. La carte était donc forcément là quelque part. Mary se leva, examina les moindres surfaces. Jeta un coup d’œil dans la poubelle. Elle se revit en pensée à côté de la Mazda sport d’Emery Carr. Il lui avait tendu la carte et… Mais oui ! Elle l’avait glissée dans la poche de son ensemble à motifs !
Qu’elle avait lavé la veille. Découragée, elle fourra la main dans la poche de l’ample jupe et récupéra le rectangle tout mou. L’encre noire avait coulé. Le numéro était indéchiffrable. Et Emery Carr était parti faire la tournée des vignobles de Sonoma avec son copain.
Elle téléphonerait à Wendy, se dit-elle en prenant conscience qu’elle était à court d’idées. Ou à Pete. Elle pourrait joindre Pete au travail. Elle lui demanderait d’envoyer de l’argent par câble ou elle s’adresserait à Joyce. Elle avait laissé des chèques postdatés à St. John. Elle pourrait peut-être accéder à ses fonds grâce à eux.
Il était vingt heures trente, mais, compte tenu des trois heures de décalage, plus rien ne serait ouvert, et il était même trop tard pour faire appel aux vieux amis. Lesquels, de toute façon, étaient plutôt liés à Gooch. Appuyée sur la table solide, Mary déballa une barre de protéines. Avant de prendre une première bouchée, elle vit le sang séché sur son bras et pencha sa tête fatiguée pour évaluer l’étendue des taches de couleur rouille qui avaient éclaboussé le tissu délicat.
Elle déboutonna la blouse, fit descendre la jupe sur ses jambes et, après avoir roulé ses beaux vêtements en boule, les lança dans la poubelle. Le sang ne part pas. Une fois de plus, elle n’avait rien à se mettre. Elle se souvint alors de l’uniforme marine qu’on avait mis dans un sac en plastique au salon de beauté.
Pendant que de l’eau froide coulait dans le lavabo peu profond, Mary fouilla dans les grandes poches et eut l’heureuse surprise de mettre la main sur une autre carte de visite. Gros Avi. Service de limousine Miracle. Plus que jamais, Mary croyait aux miracles. Dans l’autre poche, sa main rencontra un livret petit et mince. Elle comprit aussitôt qu’il s’agissait de son passeport, qu’elle se souvenait à présent d’avoir glissé là lorsque le chauffeur de limousine s’était arrêté devant elle à l’aéroport de Los Angeles. Son passeport.
L’horrible photo. Mary Gooch. Citoyenne canadienne. Née le 1er mars 1964. En examinant la photo, preuve de son identité, elle s’arrêta pour digérer les événements de la journée, les drames, banals et extraordinaires, les miséricordes, grandes et petites. La joie… Elle ajouta la joie au répertoire de ses émotions récentes et songea : Je suis guérie. Elle n’était plus la victime d’un vague malaise. Aucun de ses sentiments n’était vague. Elle aurait pu nommer chacune de ses magnifiques sensations — espoir, excitation, panique, chagrin, peur — et dessiner une carte de leurs dérivés. Voilà aussi ce qui arrivait aux personnes qui s’extirpaient des ornières de leur moquette, songea-t-elle. Elles se retrouvent dans des montagnes russes et prennent goût aux montées d’adrénaline.
Il était à peine vingt et une heures en Californie. Les Torontois qui mangeaient tard finissaient tout juste leur repas. La nourriture ! Encore une fois, elle avait oublié de manger. Ou négligé de manger. Ou trop eu la nausée pour pouvoir manger. Elle chercha une barre de protéines, mais elle fut distraite par son uniforme marine, qu’elle devait laver. Le passeport ! N’ayant personne avec qui partager la bonne nouvelle, elle remercia Dieu, la providence, le destin et Gros Avi.
Après avoir frotté ses vêtements avec vigueur, elle les essora et les repassa avec le fer de l’hôtel avant de les accrocher, encore humides, aux dossiers des chaises posées près de la fenêtre. De retour dans la salle de bains, elle se glissa sous le jet chaud et pulsé de la douche. En haut. En bas. Penchée dans les courbes. Elle se sentait vivante.
Le passeport. Perdu et retrouvé. Comme le fils de Heather. Un miracle. Si elle ne l’avait pas perdu, rien de tout cela ne serait arrivé. Elle ne serait pas retournée à la banque. Elle n’aurait pas demandé aux femmes de ménage de l’emmener à l’hôtel. La fourgonnette blanche aurait-elle heurté Ernesto ? Qui lui aurait tenu la main ? Sans parler de tout ce qui pourrait se produire maintenant qu’elle l’avait récupéré. Établir le solde de son compte. Accéder à ses fonds. Elle pourrait rester à l’hôtel en attendant le retour de Gooch. Quelques jours. Une semaine, peut-être. Deux, à la rigueur.
Après avoir séché sa peau et ses cheveux, Mary se mit au lit, mais elle fut incapable de trouver le sommeil. Elle tendit la main vers la télécommande de la télé, mais elle suspendit son geste. Le roman. Avant que le taxi l’emporte pour la journée, elle l’avait caché sur la tablette la plus haute de la bibliothèque. Or elle n’avait pas de vêtements secs à enfiler pour descendre dans le hall. Elle s’empara du téléphone et fit le numéro de la réception.
— Désolée de vous déranger, commença-t-elle, mais je lisais un livre que j’ai laissé, que j’ai caché, en fait, sur la tablette la plus haute de la bibliothèque, derrière les livres de voyage. Quelqu’un pourrait-il me l’apporter ?
— Tout de suite, madame Gooch, répondit la femme, même si Mary ne s’était pas présentée.
Tout de suite, madame Gooch. C’était donc vrai. Demandez et vous recevrez. Jusque-là, Mary n’avait pas exigé grand-chose, en particulier d’elle-même.
Quelques minutes plus tard, on cogna timidement, et elle accepta le livre par la porte entrebâillée.
— Une seconde, dit-elle, malgré la crainte qui la tourmentait de passer pour une riche.
Elle trouva la liasse, en tira un billet de cinq dollars et le tendit au garçon brun et trapu qui attendait derrière la porte.
— Gracias, lança-t-il avec enthousiasme.
— De nada, répondit Mary en se rendant compte qu’elle s’était montrée trop généreuse.
Elle se jeta sur le roman comme elle se jetait autrefois sur les plats à emporter de chez Chung, l’eau à la bouche. Elle se replongea dans la saga familiale, montagnes russes fictives, mais non moins excitantes. Dans les chapitres suivants, l’héroïne était lavée des soupçons qui pesaient contre elle, le fils adolescent, après avoir frôlé une mort tragique, trouvait le salut dans le suicide assisté de sa tante atteinte d’une maladie en phase terminale, et le père infidèle, l’auteur cherchant une ultime vengeance, devenait impuissant. Moins il lui restait de pages, plus Mary ralentissait sa lecture. Elle ne voulait pas que le roman s’achève.
Les étoiles s’encadraient dans la grande fenêtre, au bout du lit. Elle déposa le livre et, adossée à une montagne d’oreillers, fixa le cosmos en songeant à l’expression qu’avait eue Jesús García en voyant son visage pour la première fois, une tendre réminiscence. Elle se rappela aussi son commentaire, qui expliquait son air : Vous me faites penser à une femme que j’ai connue. Elle s’appelait Mary, elle aussi. Pour la première fois, d’aussi loin qu’elle se souvienne, Mary, avant de s’endormir, ne réserva pas sa dernière pensée à Gooch.