L’épouse du fils

Comme Eden ne rentrait toujours pas, Mary tapota les coussins du canapé Ethan Allen et s’assit pour prendre un peu de repos. Les rideaux étaient à moitié tirés et, dans la pénombre de la pièce, elle étudia la bibliothèque, où s’alignaient des dizaines de vieux livres, dont certains lui étaient familiers, ainsi qu’une grosse bible reliée en cuir. Elle ouvrit la bible, sortit quelques billets de son sac et les glissa proprement entre deux pages avant de la remettre à sa place. La sonnerie du téléphone la fit sursauter. Elle se demanda si elle devait répondre, puis paniqua à l’idée que c’était peut-être Gooch qui appelait.

— Allô ? fit-elle d’une voix hésitante.

La communication fut rompue. À moins qu’il n’y ait jamais eu personne. Encore un appel perdu. Eden avait dit que c’était un phénomène fréquent. Comme celui des épouses abandonnées, supposa Mary.

En déposant le combiné, elle vit une Chevy turquoise se garer dans l’allée. Une belle voiture d’époque que Gooch aurait adorée, mais elle constata que ce n’était pas Gooch qui tenait le volant. Il n’était pas non plus parmi les passagers qui sortaient de la voiture. Elle avait décidé de ne pas ouvrir et se cachait dans le couloir lorsqu’elle entendit cogner à la porte.

— Il y a quelqu’un ? demanda une voix.

En se retournant, Mary vit le visage d’un jeune homme aux yeux bleus qui regardait par la minuscule fenêtre voisine de l’entrée. En ouvrant, elle trouva quatre personnes en train de la fixer. Le jeune homme aux yeux bleus. Une vieille femme aux yeux gris. Un vieil homme maigre à la barbe blond-roux et aux yeux noirs. Un homme d’âge moyen aux yeux verts qui portait un survêtement en tissu élastique et aurait été chez lui sur une piste d’athlétisme ou dans les pages d’un magazine de conditionnement physique.

— Je m’appelle Berton, dit le vieil homme maigre. Je vous présente Michael.

Le coureur.

— Donna.

La vieille femme.

— Et Shawn.

L’homme aux yeux bleus.

Ils sourirent au moment où l’homme maigre ajoutait :

— Vous devez être Mary.

— Oui, répondit-elle en se demandant qui pouvaient bien être les membres de ce quatuor et pourquoi ils la connaissaient.

— Nous sommes là pour le cercle de prière, expliqua l’homme en regardant par-dessus l’épaule de Mary.

— Oh, là, là, fit Mary. Eden a oublié de vous prévenir ? On a emmené Jack à l’hôpital.

Compte tenu de l’état de Jack, les membres du cercle de prière semblèrent démesurément étonnés.

— Le cercle de prière est annulé, je suppose, déclara-t-elle.

Le jeune homme tressauta.

— On n’annule pas le cercle de prière.

— On n’annule jamais le cercle de prière, confirma Berton en gesticulant en direction de la maison.

Mary fit un pas de côté pour les laisser passer. Elle avait imaginé un groupe moins hétéroclite. Eden n’avait-elle pas dit qu’ils étaient six ?

— Je n’ai rien préparé, se désola-t-elle.

Elle fut soulagée lorsque la vieille femme, Donna, sourit en lui tapotant le bras.

— Vous joindrez-vous à nous, Mary ? demanda Berton en se dirigeant vers le salon.

À contrecœur, faute de raisons de s’en abstenir, elle les suivit. Elle plissa les yeux lorsque Shawn tira les rideaux pour laisser entrer les rayons du soleil. Berton et Michael prirent place près de la fenêtre. Mary s’installa sur le canapé, entre les deux autres.

— Gil et Terri ne viendront pas, annonça Berton avant de prendre la main du coureur d’un côté et celle de l’homme aux yeux bleus de l’autre.

Mary tendit une de ses mains au jeune homme et l’autre à la vieille femme, qui prit aussi une de celles du coureur.

Ils s’étudièrent un moment et Mary, les imitant, plongea son regard dans les yeux bleus, gris, noirs et verts. Elle s’étonna de constater qu’aucun membre du cercle de prière n’avait de bible à la main. Elle se demanda si l’un d’eux risquait de prendre celle d’Eden et de découvrir les billets qu’elle y avait cachés. C’est Shawn qui rompit le silence, et les vibrations de sa voix douce et juvénile, issues de sa gorge, descendirent le long de son bras et passèrent de sa main à celle de Mary.

— Nous, Shawn, Donna, Berton, Michael et Mary, sommes tes humbles serviteurs, dit-il en regardant Mary. Nous sommes réunis aujourd’hui afin de prier pour Jack. Dieu, aie pitié de notre frère Jack.

— Prions, murmurèrent-ils à l’unisson.

— Nous sommes aussi venus prier pour Mary, ajouta Shawn.

Tous les yeux se tournèrent vers elle. Elle dégagea ses mains de celles des inconnus.

— Inutile de prier pour moi.

Shawn inclina la tête.

— Eden nous a dit pourquoi vous étiez ici.

L’épouse du fils. Bien sûr, Eden avait parlé aux membres du cercle de prière de la grosse belle-fille venue en Californie dans l’espoir de retrouver son mari volage. À leurs expressions, elle comprit qu’ils avaient déjà prié pour elle. Pour Gooch aussi, sans doute. Mary se demanda si Eden avait parlé de Heather à ces gens. L’homme aux yeux bleus ne parla pas de prier pour l’âme de la fille égarée.

— S’il vous plaît, Mary.

Coincée entre la vieille femme et le jeune homme, Mary, consciente de ses obligations vis-à-vis d’Eden et n’ayant plus rien à perdre, reprit les deux mains. Dans l’éclat du soleil cuisant, elle frissonna lorsque Shawn déclara :

— Seigneur, aide Mary Gooch à trouver ce qu’elle cherche.

Les membres du groupe murmurèrent leur assentiment.

— Prions.

Mary baissa les yeux en même temps que les autres et attendit le début du cercle de prière. Elle se dit qu’ils liraient des passages de la bible à tour de rôle avant de prier pour le salut de l’âme de Jack. Et de méditer sur sa propre quête à elle. Elle espéra qu’ils prieraient pour Heather. Il fallait que quelqu’un prie pour Heather.

L’horloge égrenait ses tic-tacs, mais personne ne rouvrait les yeux. Le soleil en plein visage, les corps serrés contre le sien, la chaleur de mains inconnues dans les siennes, Mary observa les quatre têtes penchées. Étaient-ils vraiment en conversation avec Dieu ? Pouvait-on lire une telle communion sur un visage ?

Elle songea à Jack, se désola de la fin qui l’attendait, même s’il était à peine plus qu’un inconnu. Elle se désola aussi du sort d’Eden qui, comme elle, resterait seule. Que Dieu lui vienne en aide, pensa-t-elle pour ensuite se demander s’il s’agissait d’une vraie prière. Combien de fois et pendant combien de nuits avait-elle prié Dieu ? Adressé des souhaits à Dieu ? Offert des remerciements creux. Formulé des vœux superficiels. Incertaine de la nature de celui ou de celle qu’elle tentait de joindre. Elle réfléchit à la nouvelle relation qu’elle entretenait avec son propre esprit. À des milliers de kilomètres de chez elle, elle était différente. Les gens changeaient. Il arrivait que le sentier de la vie oblique brusquement à gauche et offre un avenir sensiblement différent.

Concentrée sur sa respiration, Mary, pensant à la vie à moitié vécue de Heather, décida que sa propre fin ne serait pas le résultat d’un risque calculé. Elle vit le sentier de sa vie s’élever devant elle : il s’agissait non pas d’une tranchée creusée dans la vase, mais d’une route de pavés surmontée d’une canopée d’arbres. Elle attendait le début du cercle de prière lorsqu’elle se rendit enfin compte qu’il était déjà en cours.

Après, elle se sentit frustrée par la brièveté de leur prière commune et silencieuse ; en consultant l’horloge, elle fut stupéfaite de constater qu’une heure s’était écoulée. Les membres du quatuor se retirèrent aussi subitement qu’ils étaient arrivés, sans roulements de tonnerre, sans rhétorique tonitruante, sans platitudes, sans prosélytisme. Sans un mot.

Lorsque la Prius se gara dans l’allée, un peu plus tard, Mary s’offrait un temps de repos sur le canapé Ethan Allen.

— J’ai oublié de lui apporter des photos, lança Eden en fonçant dans le couloir.

— On vous a dit combien de temps il resterait à l’hôpital ? demanda Mary. J’ai nettoyé sa chambre. Les draps sont dans la sécheuse.

— Il ne reviendra pas à la maison, Mary, affirma Eden avec raideur.

— Pourquoi ne pas vous asseoir une minute ?

Eden prit place à côté d’elle sur le canapé.

— Que diriez-vous d’une tasse de thé ?

— Je ne veux pas de thé, répondit Eden. Je veux Jimmy. Je veux Heather. Qu’est-ce que j’ai fait, Mary ?

Mary prit les doigts d’Eden entre ses mains.

— La dernière fois que j’ai vu ma fille, elle avait du vomi sur son chandail, raconta Eden. Je n’arrête pas d’y penser.

— La dernière fois que je l’ai vue, moi, dit Mary en se rappelant le médaillon de Heather, elle souriait.

Au bout d’un moment, Mary, en entendant une respiration paisible à côté d’elle, comprit que la vieille femme s’était endormie. Telle la mère fatiguée d’une enfant malade, Mary ferma les yeux à son tour. Lorsqu’elle les rouvrit, elle était seule. Dans la cuisine, au bout du couloir, Eden entrechoquait des assiettes. Mary suivit les sons et s’arrêta sur le seuil au moment où Eden annonçait :

— Il faudrait manger quelque chose.

— Oui, acquiesça Mary.

Elles ne bougèrent pas.

— Il faut que je téléphone à l’agence avant de retourner à l’hôpital, dit Eden pour elle-même.

— Pas la peine de remplacer Chita. Je peux vous aider, Eden. Je vais vous aider.

Eden marqua une pause.

— Tu veux bien rester avec moi ?

— Vous voulez que je reste ?

— Tu pourrais t’installer dans la chambre de Jack.

Mary consulta l’horloge, se rappela qu’elle avait promis de garder les enfants.

— Je ne serai pas là avant neuf heures.

— Pourquoi ?

— Je garde les enfants d’une femme qui habite en haut de la côte.

— Comment ça ?

— C’est une femme que j’ai rencontrée. Elle vous connaît, Jack et vous. Elle s’appelle Ronni Reeves. J’ai déjà gardé ses enfants hier soir.

— C’est vrai que tu as toujours eu le don de te lier facilement.

Rien n’était plus faux, songea Mary, mais elle dit :

— Ouais.

— De toute façon, je vais rentrer tard. C’est l’idée de dormir seule à la maison que je ne supporte pas.

Après avoir avalé de force du pain grillé et quelques fraises et avoir obligé sa belle-mère à faire de même, Mary partit régler sa note à l’hôtel. En remontant la colline des Highlands, elle s’interrogea sur l’origine de sa propre force et sur l’influence du groupe de prière sur le Créateur.

De nouveau, les montagnes russes. Plongeons, vacillements, oscillations entre l’espoir et le désespoir. Au volant de chacune des voitures qui passaient en vrombissant, Mary croyait voir Gooch. Gooch devrait être là. Sa mère avait besoin de lui. Sa femme avait besoin de lui. Fermant les yeux, elle lança un appel dans le vent. Jack se meurt, Gooch. Reviens, s’il te plaît.

En pensant à son beau-père tassé dans son fauteuil roulant, elle se rappela que Gooch l’avait vu, lui aussi, et savait forcément que la fin de l’homme était imminente. Gooch n’avait même pas laissé un numéro de téléphone où le joindre, au cas où Jack mourrait. Va au diable, Gooch, songea-t-elle soudain. Allez tous au diable. Elle se souvint d’un des mots de la courte lettre qu’il lui avait envoyée. Lâche. Oui.

Marchant dans la poussière de la rue, elle se rappela qu’elle avait eu l’intention de s’arrêter au centre commercial pour appeler un taxi. C’était trop tard à présent. Elle était trop fatiguée pour continuer. Trop avancée pour revenir sur ses pas. Les rues étaient congestionnées, mais les trottoirs étaient pratiquement déserts. En entendant des pas derrière elle, elle serra son fourre-tout bleu contre sa poitrine. Les bruits de pas se rapprochèrent. Elle aurait donné cher pour avoir en sa possession un vaporisateur de poivre de Cayenne comme on en voyait dans les films, au cas où celui qui fondait sur elle serait l’unique voleur de sacs de Golden Hills.

Un adolescent passa près d’elle, masse indistincte de testostérone, et retrouva une fille de son âge, surgie du couvert des arbres. Ils s’embrassèrent — mains baladeuses, bouches avides —, captivés l’un par l’autre. En les voyant, elle songea aux premières heures de ses amours avec Gooch. Ils s’étaient aimés avec un tel abandon.

Mary ne remarqua que la fille portait des écouteurs que quand elle sortit un bouton d’une de ses oreilles pour le mettre dans une de celles du garçon. Il la prit par la taille et commença à osciller, son bassin pressé contre celui de la fille, les yeux plongés dans les siens. Tout en lui en voulant à mort de sa lâcheté, Mary, en ce moment, aurait donné sa vie pour danser une dernière fois avec Gooch.