Les saules pleureurs

Gros Avi sourit largement dans le rétroviseur.

— Vous êtes magnifique. Vous vous sentez forte ? Oui ?

— Oui, admit Mary.

La métamorphose physique, cependant, n’y était pour rien. Bien sûr, elle était transformée en surface, mais elle ne s’identifiait pas à la rousse bien habillée (exception faite des bottes) dont elle avait surpris le reflet dans le miroir du salon de beauté. Le courage dont elle se sentait investie était le produit non pas de cette transformation, mais bien de la force qu’avaient éveillée ces femmes en la parant d’une armure à motifs verts et en l’envoyant se battre pour l’amour en leur nom à toutes.

— Je ne sais pas comment vous remercier, dit Mary. Je ne connais pas beaucoup de gens qui auraient fait ce que vous avez fait pour une inconnue.

— C’est assez, fit Gros Avi en agitant les mains. Je fais payer comme pour service ordinaire. C’est tout.

— Merci.

— Quand je viens aux États-Unis, beaucoup d’inconnus m’aident, je ne sais pas combien. Pour remercier, je rends service. C’est assez. Vous comprenez ? Vous connaissez cette impression ?

Mary ne la connaissait pas, elle qui avait passé le plus clair de sa vie au service de sa faim et la plupart de ses jours les yeux baissés, souffrante, frustrée et trop lasse de sa propre insatisfaction pour mesurer la peine des autres. Elle aurait peut-être dit qu’elle avait été au service de Gooch, mais c’était faux. Elle jugeait antiféministe l’idée de servitude conjugale. Même si Gooch effectuait de plus longues heures de travail et versait deux fois plus d’argent dans leur compte en banque commun, elle rechignait à passer le balai et à préparer les repas. Elle n’avait jamais trouvé la gloire dans le nettoyage du four ni la paix dans le repassage des chemises dont elle s’occupait le dimanche matin.

— Je connais Willow Drive, annonça Gros Avi. C’est dans banlieue, juste avant Oak Hills.

Leaford n’avait pas de banlieue digne de ce nom. Il y avait les grandes et magnifiques maisons victoriennes du vieux centre historique et, en périphérie, les petites maisons construites à la fin de la guerre. Sinon, les gens vivaient à la campagne, où ils cultivaient la terre qu’ils occupaient ou résidaient dans des maisons sur des terres exploitées par d’autres. Mary avait vu les banlieues de Windsor, celles que Gooch qualifiait de monotones, en raison de l’uniformité de l’architecture, mais ces maisons étaient uniques par rapport à celles du paysage où ils faisaient leur entrée. Ces maisons de banlieue étaient immenses, de monstrueuses structures érigées selon six modèles qui se répétaient—de plain-pied, double, garage à gauche, garage à droite, fenêtre en baie géante, fenêtre en baie plus petite —, déclinées en trois teintes de beige, avec un bosquet de hauts palmiers ou un saule en cascade au centre d’un terrain paysagé.

— Bienvenue à Willow Highlands, dit Gros Avi.

Au sommet de collines vallonnées, où se trouvaient des maisons encore plus grandes, de larges rues asphaltées et de si nombreux espaces de stationnement que les conducteurs de Toronto et de New York en baveraient d’envie, Willow Highlands fit à Mary l’effet d’un décor peint tel qu’on en voit dans les films, comme si un changement de perspective ou une légère chiquenaude risquait de rompre l’illusion paradisiaque. C’était le milieu de l’après-midi et les banlieusards étaient au travail ou à l’école, sans doute, mais elle eut néanmoins le sentiment que des âmes s’attardaient dans leurs foyers, où elles vivaient le rêve américain.

Pendant que la voiture roulait, les seules personnes qui trimaient dur étaient les petits personnages à la peau brune.

— Ce sont tous des Mexicains ? demanda-t-elle.

Une fois de plus, Avi consulta son rétroviseur pour voir si elle faisait de l’humour ; ayant décidé que non, il dit :

— Tout le monde a aide. Jardinier. Femme de ménage. Bonne d’enfants.

— Ils ont le droit d’être ici ? Même au Canada, on entend parler des Mexicains illégaux d’ici.

Il haussa les épaules.

— Certains. Tout le monde a opinions sur immigration. Moi, mon immigration est légale. Ça coûte cher, je ne peux pas décrire. Mais je vois ces gens qui veulent meilleure vie. J’ai sympathie pour eux. Ils veulent travail.

Mary vit un Mexicain, le dos lesté d’un énorme appareil, manier un gros tuyau semblable à une mitrailleuse qui soufflait des débris du large trottoir vers la rue.

— Les feuilles tombent ici aussi, observa Mary.

— Certaines, oui. Il y a saisons. En hiver, il ne fait pas froid, mais le soir on met chandail.

— Au Canada, on dit qu’il y a deux saisons : l’hiver et les travaux routiers, dit-elle.

Dans le rétroviseur, elle lut l’incompréhension sur son visage.

— Parce que l’été est la seule saison où les équipes de voirie peuvent travailler sur les routes.

— Ah ! fit-il. Blague !

Il sourit et s’engagea dans une autre rue.

— Willow Drive dans deux rues. Numéro, s’il vous plaît ?

— Vingt-quatre.

Mary avala sa salive. Elle fut surprise de constater que la voiture avait quitté l’îlot d’immenses maisons pour s’engager dans un quartier beaucoup moins cossu, au pied des collines. Ce sont sûrement les basses terres du coin, raisonna-t-elle. Des maisons plus petites, en stuc, aux cours moins ornementées, alternaient avec des rangées de maisons de ville à étage. Comme ses beaux-parents avaient des moyens considérables, Mary, prise de panique, se dit qu’elle s’était trompée d’adresse. Ou même de ville.

— Je dois aller vite, dit Gros Avi en consultant sa montre. Petit Avi joue soccer.

Il se gara devant une modeste maison blanche, à la haute entrée en voûte, devant laquelle quelques plantes desséchées dans leurs pots d’argile bordaient un court trottoir craquelé.

— Vingt-quatre, annonça-t-il.

Deux voitures occupaient l’allée parsemée de feuilles mortes : une Camry rouge et cabossée qui, selon les estimations de Mary, datait de la fin des années 1990, et une Prius blanche plus récente, la voiture hybride que Gooch avait beaucoup admirée, mais rejetée, au motif qu’un homme de sa taille ne pourrait pas la conduire confortablement.

— Il y a quelqu’un. Oui ? demanda Avi en faisant glisser la carte de crédit de Mary dans son appareil.

— J’ai du mal à croire que c’est la bonne maison, déclara Mary, hésitante. Mes beaux-parents sont plutôt riches.

— « Riches » ne veut pas dire même chose en Californie, expliqua-t-il sur le ton de la mise en garde. Cette maison coûte presque un million de dollars.

— Non !

— Je vous jure.

Il sortit de la voiture pour aider sa passagère à descendre. Après avoir serré ses mains en la regardant dans les yeux, il dit :

— Allez parler votre mari.

Mary sourit et hocha la tête. La limousine s’éloigna et elle agita la main. Mon Dieu, pria-t-elle, aidez-moi à trouver les mots. Son cœur battait la chamade et elle se reprocha amèrement de ne pas avoir profité davantage des produits offerts dans le panier en osier. Mettant le cap sur la petite maison en stuc, elle espéra qu’elle sentirait, comme celle de Dieu, la présence de Jimmy Gooch.

À la vue de l’écriteau interdisant de fumer collé dans la vitre de la porte, Mary se dit qu’il était de plus en plus probable qu’elle ait fait erreur. Elle n’avait encore jamais vu Jack, en personne ou en photo, sans une Marlboro pendue à sa lippe.

En s’approchant, elle entendit des corneilles noires croasser dans un arbre voisin, mais aucun son ne venait de l’intérieur. Elle s’était trompée. Il y avait forcément un autre 24, Willow Drive dans un autre Golden Hills, Californie. Elle se rappela que la maison précédente de ses beaux-parents était équipée d’une piscine pour les longueurs et de courts de tennis. Eden avait envoyé une photo de Jack et d’elle en survêtements griffés assortis, appuyés contre leur Acura couleur argent dans l’allée de leur énorme manoir, et Mary se souvenait même du commentaire de Gooch : « Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire de sept chambres à coucher ? »

La mauvaise maison ? Que faire maintenant ?

La porte de devant s’ouvrit et une petite femme aux jolis yeux noirs et aux cheveux foncés remontés en chignon torsadé sortit sur le perron et la regarda d’un air méfiant.

— Hola, dit-elle.

— Mary, la corrigea Mary.

— Hola, essaya de nouveau la femme.

— Non, Mary, répéta Mary en pointant son index vers elle-même. Mary.

La femme prononça quelques mots d’espagnol auxquels Mary ne comprit rien et lança en direction d’une pièce sombre :

— Señora ?

— J’ai dû me tromper de maison, s’excusa Mary.

Puis elle vit par la porte ouverte une vieille femme frêle s’avancer en boitant dans le couloir sombre, et son cœur s’affola. Il y avait plus de vingt ans qu’elle n’avait pas vu Eden, mais Mary la reconnut aussitôt, dès qu’elle entra dans la lumière, à sa coupe carrée caractéristique.

Si le visage de sa belle-mère avait un jour été remonté, le bas s’était affaissé de nouveau. Ses yeux bleus chassieux obliquaient vers sa frange, comme ceux d’un chat, et ses joues comme ses mâchoires pendaient, tel du linge séchant sur la corde. Son corps était aussi usé et fragile que du bois oublié sous la pluie. Des mains crispées par l’arthrite terminaient ses bras grêles. Eden ne reconnut pas Mary ou avait la vue trop basse.

— Qu’est-ce que c’est, Chita ? demanda-t-elle.

— Eden, souffla Mary.

— Oui, répondit la vieille femme en plissant les yeux, de mauvaise humeur.

— C’est Mary, Eden.

Un début de compréhension gagna le visage écroulé d’Eden.

— Mary ?

— Désolée de débarquer comme ça, à l’improviste.

— Je ne t’aurais pas reconnue, dit Eden.

Mary toucha ses cheveux roux ondulés et se rendit compte qu’Eden faisait référence à son poids extrême, et non à sa métamorphose extrême. Elle attendit sur le perron que sa belle-mère l’invite à entrer.

En entendant la sonnerie d’un four à micro-ondes, la Mexicaine disparut, et Eden s’appuya au chambranle de la porte, lassée par l’effort qu’elle avait dû déployer pour venir jusque-là, contrariée par l’intrusion.

— Il n’est pas ici, Mary.

— Mais Heather a dit…

— Heather ? fit Eden en soulevant un sourcil. Eh bien, il est venu, mais il est reparti.

Mary renifla l’air dans l’espoir de détecter le parfum de Gooch, tandis qu’Eden, résignée, ouvrait la porte.

— Mieux vaut que tu entres, je suppose. Mais ne fais pas de bruit. Jack dort.

L’odeur de la maison était subtile, mais familière : une bouffée d’urine, un soupçon de pourriture, comme à la maison de retraite St. John, à Leaford. Comme chez Christopher Klik, le jour de ses funérailles. Au moment où elle entrait dans le petit salon encombré de meubles surdimensionnés, Mary s’aperçut qu’elle tremblait. J’ai failli y arriver, se dit-elle. Elle avait raté Gooch de quelques heures, de quelques jours, mais elle savait que, en réalité, il s’agissait d’années. Elle se sentit faible et, au lieu de s’asseoir, se laissa tomber sur un des fauteuils capitonnés.

— Je m’en veux de vous déranger, Eden, mais je n’ai presque rien mangé aujourd’hui. J’ai peur de m’évanouir.

Eden roula les yeux et, d’une voix étouffée, cria vers l’arrière de la maison :

— Apporte les brioches aux prunes et du thé glacé, Chita !

Eden s’assit sur le canapé voisin du fauteuil de Mary sans se donner la peine de dissimuler son mépris.

— Tu n’aurais pas dû venir. Et veux-tu bien me dire, au nom du ciel, ce que tu fais avec des bottes d’hiver en Californie ?

— Il fallait que je vienne.

— C’est un homme brisé, Mary. Tu le sais, ça. Brisé.

En vingt-cinq années de mariage, jamais Mary n’avait entendu quelqu’un parler de son mari en termes aussi navrants. C’est elle qui était brisée, affreuse, bonne à rien. Pas Gooch. Gooch vivait une vie de rêve. Gooch triomphait. Gooch acceptait l’histoire de sa vie au fur et à mesure qu’elle s’écrivait, tandis qu’elle appuyait ses mémoires sur son ventre vallonné et tournait les pages au hasard en regrettant que l’auteur n’ait pas choisi un autre chemin.

— Heather a dit qu’il avait gagné de l’argent avec un billet à gratter.

— Je sais.

Eden sourit pour la première fois, révélant des dents couleur perle, plus longues et plus carrées que les originales.

— Le bon Dieu a exaucé mes prières.

— Quand est-il venu ? demanda Mary avec prudence, de crainte qu’Eden s’enfuie comme un chat sauvage ou décide de jouer les idiotes, à la façon d’une enfant.

— La semaine dernière. Mardi ou mercredi. Je perds la notion du temps.

Dans des circonstances différentes, Mary aurait proposé sa propre version de la disparition du temps.

— J’étais folle d’inquiétude, offrit-elle plutôt.

— Son intention n’était pas de te faire du mal, Mary.

— Nous avons connu des moments difficiles, expliqua Mary à voix douce en acceptant le verre glacée que lui tendait la bonne mexicaine, apparue avec du thé glacé et des pâtisseries sur un plateau.

— Il s’en veut beaucoup.

— Ah bon ?

— Mais il faut être deux pour danser le tango, pas vrai ? fit remarquer Eden. Et c’est exactement ce que je lui ai dit. Je lui ai dit : « Arrête de te faire des reproches, Jimmy. Mary y est sûrement aussi pour quelque chose. » Il n’a rien dit contre toi, rien du tout. Il ne m’a même pas dit à quel point tu avais grossi.

Eden haussa ses sourcils épilés.

— Je t’ai à peine reconnue. Tu es deux fois plus grosse que la dernière fois que je t’ai vue.

Mary fixa les pâtisseries sur la table, mais elle ne put se résoudre à se servir. L’idée de mordre dans quelque chose de sucré et de pâteux souleva en elle une autre vague de nausée, et la douleur entre ses yeux, qu’elle avait oubliée, se réveilla brusquement.

— J’ai peine à imaginer la vie que Jimmy a menée pendant toutes ces années. Un garçon si doué. Il aurait dû être écrivain, dit Eden.

Et le potentiel de Gooch, au même titre que le fond de la pensée de sa mère, flotta dans l’air humide qui sentait la pisse.

C’est vrai, songea Mary. Gooch aurait dû être écrivain. Il aurait dû être un autre homme que celui qu’il est devenu.

— Surtout, ne renverse pas ton thé, prévint Eden au moment où Mary se penchait dans son fauteuil. C’est un Ethan Allen à deux mille dollars !

— Ah bon ? fit Mary en prenant une gorgée dans le verre trop rempli.

— Comment va ta mère ?

— Pareil.

— Je sais que tu as eu ta part de déceptions, Mary.

— Oui.

— Mais ce n’est pas une raison.

— Où est-il allé en partant d’ici ? Si vous le savez, dites-le-moi, Eden, supplia Mary. Je suis sa femme. Je suis sa femme.

— Il a parlé de voir les séquoias. Big Sur. De faire de la randonnée ou je ne sais pas quoi. Il avait acheté un guide. Il a dit qu’il n’avait pas de projets bien précis, qu’il avait besoin de temps pour réfléchir.

Du temps pour réfléchir.

— Il vous a dit pendant combien de temps il serait parti ?

— Non. Il ne m’a pas demandé mon opinion, remarque—d’ailleurs, il ne l’a jamais fait —, mais je lui ai conseillé de demander le divorce et de mettre un terme à tout ça. Vous devez refaire votre vie, tous les deux. Il est encore jeune. Avec une autre, il pourrait avoir encore trente belles années. Comme Jack et moi.

Mary s’éclaircit la gorge.

— Vous ne savez vraiment pas où il est allé ?

— Il était ici depuis une heure à peine quand Jack et lui ont commencé à se disputer, renifla-t-elle. C’est le prix à payer. On fait passer son mari avant tout le reste. C’est comme ça. C’est ce que tu aurais dû faire, toi aussi.

Mary ne lui demanda pas si la perte de ses enfants n’avait pas été un trop lourd prix à payer, car elle voyait, dans les yeux moralisateurs de la femme, la ferme conviction que c’étaient eux qui avaient perdu au change.

— Mais je veux aider Gooch. Je veux…

La suite était si compliquée et si intime qu’elle fut incapable de l’articuler à voix haute.

— Je te proposerais bien de rester, mais, dans une demi-heure, nous accueillons six membres de notre cercle de prière.

Si elle n’avait pas eu si mal à la tête, Mary se serait peut-être donné une bonne taloche. Pourquoi suis-je venue ? se serait-elle écriée. Comment avait-elle pu s’imaginer que Gooch pourrait réfléchir aux côtés de Jack Asquith, dont la seule présence était toxique ?

— Désolée, Eden. Désolée que Jack et lui se soient encore chamaillés. Vous avez dû beaucoup souffrir.

Eden se radoucit.

— Il a dit qu’il passerait me voir avant de quitter l’État. Je lui ai dit que nous nous verrions au restaurant du coin.

— Il va revenir ?

— Il a promis de passer me dire au revoir.

Au revoir. Gooch comprenait le rituel, lui aussi. Il avait senti le besoin de dire au revoir à sa mère parce qu’il avait conscience de la mortalité de la vieille femme. Ou de la sienne. L’argent qu’il avait gagné à la loterie lui avait donné la force de mettre un terme à son inertie. Mary l’imagina au volant de son camion dans le stationnement de chez Chung, salivant à la pensée de son sempiternel combo numéro 3. Elle imagina son visage pendant qu’il grattait le billet à l’aide d’une pièce de vingt-cinq cents. Dans ces trois chiffres correspondants, il avait trouvé à la fois la volonté et les moyens de quitter sa femme, de réfléchir à son existence. Libre.

— Je pense que je vais l’attendre, dit-elle.

— Pas ici, en tout cas, lui assura Eden. D’ailleurs, nous ne savons pas quand il va revenir.

— Il va finir par manquer d’argent.

— Oui, je suppose.

— Et il va devoir recommencer à travailler.

— Tôt ou tard.

— Ce n’est pas comme s’il avait un million de dollars à dépenser. Il vous a dit combien il avait gagné ?

— Assez. Il a seulement dit : Assez.

Assez. Ce mot. L’idée d’équilibre. Juste la bonne quantité. Un joli mot… jusqu’à ce que quelqu’un vous crie : Assez !

Soupçonnant Eden de mentir, Mary dit :

— S’il a promis de revenir, il va revenir. Et, quand il va le faire, je tiens à être là.

— Comme tu veux, Mary, mais je ne peux pas t’héberger. Par ici, même les motels bon marché sont chers. Et s’il revient seulement dans un ou deux jours ? Dans une semaine ? Dans un mois ? Ou plus ?

— Il ne ferait pas ça.

En buvant une gorgée de thé glacé, Mary calcula le prix d’un séjour d’un mois à l’hôtel avec tous les frais afférents.

— Et qu’est-ce que tu vas faire de ta peau, Mary ? Regarder la télé dans ta chambre d’hôtel ? Manger des cochonneries ? Si tu as l’intention de rester ici, tu auras besoin d’une voiture. On ne peut aller nulle part sans voiture. Comment es-tu venue jusqu’ici ?

— On m’a déposée.

À l’idée des coûts de location d’une voiture, qu’elle n’arrivait même pas à imaginer, Mary commença à se tourmenter. Attendre le retour de Gooch dans cette terre étrangère jusqu’à ce que le compte soit vidé ? Rentrer à Leaford et reprendre sa vie là où elle l’avait laissée ? Mais quelle vie ? M. Barkley avait disparu. Orin aussi. Sa mère était un spectre. Elle n’avait même plus d’emploi, détail auquel il faudrait qu’elle s’attaque, tôt ou tard.

— Je reste, décida-t-elle à voix haute.

— Je t’aurai prévenue, dit Eden d’un air résigné.

Mary sortit de son sac un stylo et un bout de papier.

— Je vais vous donner mon numéro de portable. Vous allez m’appeler, n’est-ce pas ? Dès que vous aurez de ses nouvelles ?

Eden prit le bout de papier et le posa sur la table.

— Je pense que tu commets une erreur. Sincèrement.

Les femmes se levèrent, luttèrent avec leurs corps rompus jusqu’à la porte. Mary était sur le perron lorsqu’elle se rappela son sac à main et le sac en plastique renfermant son uniforme marine. En revenant sur ses pas, elle entendit un bruit en provenance d’une pièce, au bout du couloir. Gooch.

Eden avait donc menti, comme Heather avant elle, comme tous mentent pour ceux qu’ils aiment, pour ceux envers qui ils ont une dette. Il était là, sur le point de sortir de la pièce, sûr que sa femme était partie.

— Gooch ? laissa-t-elle échapper.

Jack Asquith, larmoyant et vaincu, rabougri et ratatiné, un masque à oxygène suffoquant son visage tanné, sortit de la pièce dans un petit fauteuil roulant motorisé. La mort, les yeux creusés, terrifiée, s’avança vers Mary, restée près de la porte.

— Jack, souffla-t-elle.

— Va te préparer pour le cercle de prière, Jack, ordonna Eden.

Mais Jack garda le cap et continua de rouler sur le sol de terre cuite en fixant Mary avec une méfiance grimaçante, comme si elle était entrée dans la coulisse d’un théâtre sans laissez-passer. Il s’arrêta au bout des bottes de Mary, ôta le masque de son visage et croassa :

— Qui c’est ?

Eden lui fit signe de s’éloigner.

— Personne, mon chéri. Va te préparer.

Elle entraîna Mary sur le perron et ferma la porte derrière elle pour ne pas qu’il les entende.

— S’il te plaît, supplia-t-elle, ne va surtout pas le mettre dans tous ses états.

— Il a une mine épouvantable ! s’écria Mary. Mon Dieu !

— Dans cette maison, on n’invoque pas le nom de Dieu en vain.

— Désolée, c’est juste que…

— Eh bien, tu savais qu’il souffrait d’emphysème.

Mary secoua la tête, bouche bée.

— Il a baissé très vite.

— Désolée.

— Imagine… Moi, demander de l’argent à mon fils…

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? L’assurance-maladie de Jack n’a pas remboursé la moitié de nos dépenses.

— Je n’étais pas au courant.

— Bien sûr que si.

— Il y a longtemps que nous ne nous sommes pas parlé, Eden.

— Tu savais que nous avions perdu l’entreprise. Tu savais que nous avions perdu la maison.

Mary secoua la tête.

— Je perds la notion du temps, dit Eden. Je ne t’en ai peut-être pas parlé, après tout. Tu as cessé de téléphoner.

C’était la vérité. Mary avait cessé de téléphoner à Eden le dernier dimanche de chaque mois. Trop souvent, elle était tombée sur un répondeur, et elle avait été prise de panique à l’idée de ce qu’elle allait pouvoir raconter à Eden, avant de se rendre compte qu’elle n’avait rien à lui dire et réciproquement. Elle avait fini par laisser tomber cette relation, qui n’était qu’une imposture. Comme Gooch l’avait fait longtemps auparavant. Elle se demanda si, en se prêtant au rituel des adieux, il avait cherché à se faire pardonner. Ou à donner son pardon.

— J’ai de l’argent, Eden. Je pourrais…

— Jimmy m’a donné cinq mille dollars. Et j’ai des obligations qui arrivent à échéance le mois prochain. Ça va me permettre de voir venir. Le reste est entre ses mains.

— Celles de Gooch ?

— Celles de Dieu. D’ailleurs, je ne voudrais pas prendre une part des gains de loterie qui te reviennent, Mary. Tu vas en avoir besoin pour recommencer ta vie.

Un fait accompli*. Mary se souvint de l’expression, qu’elle avait apprise en classe de français. Une chose terminée. Finie. Close. Entendue. Morte. C’était ainsi qu’Eden voyait le mariage de Mary, mais celle-ci avait des réserves financières suffisantes pour garder l’espoir vivant. Malgré tout, elle avait des doutes au sujet de la somme que Gooch avait gagnée, du solde du compte en banque. Il faudrait qu’elle trouve une institution financière. Pourvu que sa carte fonctionne aux États-Unis…

— Il y a un Pleasant Inn près de l’autoroute. C’est là que je vais être, dit-elle.

— Et ?…

— Je vais attendre. Je vais attendre Gooch.

— Pendant combien de temps ?

— Je ne sais pas.

— Je ne peux pas t’amener là-bas.

— J’irai à pied.

— C’est à près de deux kilomètres d’ici, fit Eden en riant.

— Je peux marcher, lui assura Mary. Vous m’appellerez ? insista-t-elle en cherchant le regard d’Eden.

— Je t’appellerai, répondit Eden.

Sur ces mots, elle referma la porte et, en compagnie de Jack et de la Mexicaine aux yeux noirs, s’ensevelit dans la maison à l’odeur fétide, en attendant que la miséricorde de Dieu descende sur leur cercle de prière.