Œuvre d’art brisée
En sortant de la maison, Mary ne put s’empêcher de penser à Heather Gooch. Elle était si perdue dans la contemplation de la vie et de la mort de sa belle-sœur qu’elle ne vit pas le véhicule noir arriver derrière elle et ne reconnut pas la voix de Ronni Reeves qui, par la vitre du conducteur, demandait :
— Je peux vous déposer quelque part ?
La jeune maman semblait différente. Pas de rouge à lèvres. Des mèches blondes mal peignées s’échappaient du foulard à motif floral qu’elle avait noué sur sa tête. Il y avait sur la peau de son front des boutons que Mary n’avait pas encore remarqués. Elle décida de ne pas considérer l’apparition de cette femme comme un miracle. Ni même comme une coïncidence improbable. Après tout, la ville était aussi petite que Leaford et la femme habitait la même rue.
— Merci, dit Mary en ouvrant la portière. Je vais seulement à la banque du centre commercial.
— Facile, fit Ronni en repoussant de la main les Cheetos qui parsemaient le siège en cuir.
Jetant un coup d’œil sur la banquette arrière, Mary vit les triplés en kimono de karaté, deux des frères endormis en appui l’un sur l’autre. Joshua, le petit diable fugitif, tenait sur ses genoux un énorme sac de Cheetos. Ses lèvres, ses doigts et son uniforme blanc avaient pris la couleur orange du couchant. Il étudia Mary depuis sa place et grimaça.
— Votre voiture est en panne ? Vous vous appelez Mary, n’est-ce pas ? demanda Ronni Reeves pendant que Mary bouclait sa ceinture.
— Mary Gooch. Je n’ai pas de voiture.
— Vous n’avez pas de voiture ?
— Non.
— Vous êtes infirmière ?
— Non, répondit Mary en baissant les yeux sur son uniforme marine tout moite.
Tournant brièvement la tête vers la banquette arrière, Ronni dit :
— Tu te souviens de la gentille dame, Joshua ? C’est elle qui t’a trouvé dans le stationnement, l’autre jour. Dis : « Bonjour, madame Gooch. »
Le petit garçon dévisagea Mary en plissant les yeux.
— Tu pues, lança-t-il en lui jetant un de ses Cheetos à la tête.
— Joshua ! s’écria sa mère en lui arrachant le sac des mains. Excuse-toi et je te le rendrai.
Mary songea à l’émission de la nanny britannique dont elle avait regardé quelques épisodes à la télévision. Et aussi au film qu’elle avait vu avec cette merveilleuse actrice britannique dont elle admirait tant la grâce et qui, sur les photos prises à l’occasion des galas de remise de prix, semblait toujours si parfaite. Ces nannies à l’accent britannique ne rendraient pas le sac de Cheetos au petit mal élevé, même s’il présentait des excuses. Mary se dit que les enfants d’outre-Atlantique devaient être adorables.
— Comment va Jack ?
Mary secoua la tête d’un air accablé. Au même moment, elle sentit un petit coup à l’arrière de sa tête.
— Joshua ! hurla Ronni. Enlève tes doigts crottés des cheveux de la dame !
Mary dégagea les doigts orange de ses cheveux.
— Mon mari nous a quittés il y a six semaines.
Ronni s’interrompit pour reprendre son souffle, comme si elle revivait le choc initial.
— Les garçons sont perturbés.
— Comment ça s’est passé avec la nouvelle gardienne ? demanda Mary, qui n’avait trouvé rien d’autre à dire.
Ronni Reeves, épouse abandonnée avec des triplés, secoua sombrement la tête en fonçant vers le panneau d’arrêt du bout de la rue, heureuse que son fils, pour se distraire, ait commencé à peindre la vitre de la voiture à l’aide de ses doigts orange et mouillés de salive. Jusqu’à ce qu’il se mette à battre du pied contre le siège de Mary.
— Arrête ça, siffla sa mère.
Elle se tourna vers Mary.
— C’est l’heure de son dodo. Mais j’ai dû déplacer leur cours de karaté. Jacob avait rendez-vous chez l’optométriste. Et il faut encore que je voie l’avocat. Nous devions aussi aller visiter des jardins d’enfants.
La liste. Voyant la longue liste de choses que Ronni ne parvenait pas à faire, Mary détecta l’odeur nauséabonde de son vague malaise. Même sa richesse était un fardeau.
Le sac de la jeune mère sonna. En regardant la jolie femme conduire d’une main, Mary saisit l’essentiel de la conversation. On proposait à Ronni d’offrir une autre présentation de bijoux pour Lydia Lee, le soir même. Or il était impossible de trouver une gardienne à la dernière minute.
— Je peux les garder pour vous, si vous voulez, lança Mary, incertaine de ce qui l’avait motivée à faire pareille proposition.
— Non. Je ne peux pas vous demander ça.
— Puisque c’est moi qui vous l’offre.
— Vous savez y faire avec les enfants ?
— Je sais y faire avec les vieillards.
— Mais je vous connais à peine.
— Vous connaissez Jack, dit Mary, consciente soudain de l’horreur que lui inspirait la perspective de passer une longue soirée dans sa chambre d’hôtel.
— C’est vrai. Vous êtes pratiquement une amie de la famille. Et ce n’est pas comme si je connaissais les femmes que l’agence m’envoie, se rappela-t-elle à elle-même. Ce serait seulement pour quelques heures. Vous êtes sûre ?
Devant la banque, les femmes échangèrent leurs numéros de téléphone et convinrent du moment. Dix-huit heures. Ronni la remercia copieusement, mais Mary l’arrêta d’un geste de la main. Puis le gros VUS, dont la plaque annonçait RoNTom, amalgame des prénoms de la femme et de l’homme désormais séparés, s’éloigna.
Mary entra dans la banque, son sac à main en vinyle brun sous le bras, son passeport en sécurité dans une pochette fermée. Avec le document confirmant son identité et l’aide de Cooper, de Lucille et du directeur de la banque de Golden Hills, la banque canadienne régularisa la situation et promit d’envoyer une nouvelle carte d’accès aux soins de l’établissement de Golden Hills.
Mary retira quelques centaines de dollars pour tenir le coup jusqu’à l’arrivée de la nouvelle carte et attendit fébrilement de voir le solde sur le relevé que lui tendit Cooper. Aucun changement par rapport à la dernière fois. Voilà tout. Tout quoi ? Gooch n’avait pas retiré d’argent. Mais s’il le faisait ? C’était possible, comprit-elle. Il pouvait tout prendre d’un coup.
Mary songea aux romans à suspense qu’elle avait lus dans sa jeunesse, aux thrillers qu’elle appréciait à la télévision. Elle se demanda si son propre mystère serait élucidé par petites touches ou tout d’un coup, à la faveur d’un tragique dénouement-surprise. Comme la mort de Heather.
Après avoir remercié les employés de la banque et mis les billets en sécurité dans le compartiment fermé de son sac, Mary se rendit à la boutique de chaussures de l’autre côté du stationnement. Dehors, il y avait un présentoir d’articles à prix réduit, mais aucune des chaussures ne convenait à des pieds aussi larges que les siens. À l’intérieur, elle dénicha des tennis de la bonne taille, un paquet de six chaussettes blanches et, dans un étalage de sacs à main près de la vitrine, un fourre-tout sport en toile bleue avec des ornements couleur argent. Elle régla ses achats et, chaussée des tennis, sortit de la boutique. De retour à l’extérieur, elle mit le contenu de l’ancien sac dans le nouveau, sans oublier son passeport, puis elle laissa cérémonieusement tomber celui en vinyle brun dans une poubelle.
Un reflet dans la vitrine du service d’entretien des piscines attira son attention. Lentement, une créature frêle et voûtée s’approcha d’elle, un nid de cheveux dorés en équilibre précaire sur une tête inclinée. À sa vue, Mary songea à une des clientes âgées de la pharmacie, celle qui avait pleuré lorsqu’on avait cessé de fabriquer son rouge à lèvres Elizabeth Arden. Cette femme souffrait d’une perte osseuse telle que sa colonne vertébrale s’était repliée vers l’avant, donnant à son corps l’aspect d’un « r » minuscule. Celle que Mary avait sous les yeux était courbée, elle aussi, mais de façon moins dramatique. Plus impressionnants que sa posture et sa démarche traînante étaient son visage, à la peau si tendue qu’elle se serait déchirée si la femme avait tenté de cligner des yeux ou de fermer la bouche, et ses yeux, si écarquillés qu’elle donnait l’impression d’être au seuil de la terreur. Elle portait un jean serré qui pinçait la peau flasque de sa taille et un t-shirt moulant à manches longues qui faisait penser à des tatouages. Mary, qui ne pouvait s’empêcher de fixer la femme, ne se rendit compte qu’elle bloquait le passage qu’au moment où cette dernière dit :
— Excusez-moi.
Faisant un pas en arrière pour la laisser passer, Mary vit le derrière plat de la vieille femme dans le jean serré et un gonflement qu’elle reconnut aussitôt : celui d’une protection contre l’incontinence. Lorsque la femme tourna la tête et la surprit en train de la regarder, Mary eut honte, mais elle s’émerveilla malgré elle du corps de cette femme, semblable à une œuvre d’art brisée. Elle s’interrogea sur son aspect d’autrefois et sur le parcours qui l’avait transformé.
En se retournant, elle vit dans la vitrine une affiche qui disait : Service d’entretien de piscine Gold. Super offres pour les nouveaux clients. Spontanément, Mary entra dans la boutique et fit le nécessaire pour qu’on s’occupe de la piscine de sa belle-mère. Eden ne pourrait plus faire cent longueurs, mais elle réussirait peut-être à en effectuer une ou deux, se dit Mary. Pourquoi ne pas essayer d’alléger les souffrances de la vieille femme ?
Lorsqu’elle ressortit, quelques instants plus tard, elle remarqua un homme campé devant le présentoir à chaussures de la boutique, à quelques portes de l’endroit où elle se trouvait. Il avait quelque chose de familier, mais le soleil l’éblouissait. Aussi ne reconnut-elle pas toute de suite le type qui tenait une paire de sandales jaunes pour femme dans ses grosses mains brunes. Une fois ses yeux acclimatés, elle comprit qu’il s’agissait de Jesús García. Elle était sur le point de l’interpeller lorsqu’elle le vit fourrer les sandales sous son veston et s’éloigner d’un long pas élastique.
Aussitôt, Mary revit en pensée la petite épicerie des Klik. Elle achetait tant de bonbons aux Klik qu’ils ne l’auraient jamais crue capable d’en voler en plus. Lorsqu’ils servaient d’autres clients, elle dérobait, subtilisait, piquait des tablettes de chocolat, les cachait au fond de ses poches, l’air innocent, dans l’attente de se gaver.
Ébahie par la rapidité et la drôle de nature du larcin, elle regarda Jesús García s’éloigner sur le trottoir du centre commercial. Désirant avoir des nouvelles d’Ernesto, elle s’élança à sa suite, mais se ravisa, de crainte qu’il se doute qu’elle avait été témoin du crime. Elle avait peur de l’embarrasser ou, pis encore, de le mettre en colère. Elle ne l’aurait pas pris pour un voleur. Et pourtant… Tout le monde avait des secrets.
Les apparences étaient toujours trompeuses.