Peur du noir
Malgré sa fatigue bien visible, Ronni Reeves, lorsqu’elle ouvrit, était élégante avec sa robe en tricot rouge, ses hautes bottes de cuir et ses bijoux en argent qui cliquetaient.
— Tom est parti en voyage aujourd’hui. Il ne risque pas de vous faire une autre scène, Mary. Comment va Jack ?
— Il est à l’hôpital, répondit Mary. Il ne rentrera plus chez lui. Je vais m’installer avec Eden.
— Je suis désolée.
Mary hocha la tête et, pour alléger l’atmosphère, désigna d’un geste la robe de Ronni.
— Cette couleur vous va bien.
Ronni la remercia en s’efforçant de ne pas s’attarder sur l’uniforme marine.
— Je n’ai pas eu le temps de faire des courses, expliqua Mary en tirant sur sa blouse. Au fait, j’ai oublié de vous demander à quelle heure les enfants se couchent.
Ronni plissa le nez.
— Ils n’ont pas d’heure précise.
Une fois Ronni sortie, Mary trouva les garçons qui l’attendaient sur le canapé du salon, à côté d’une pile de livres. Elle s’installa près d’eux pendant qu’ils se chamaillaient pour lui faire lire leur histoire favorite.
— Celui-là, madame Goochie, supplia Joshua.
— Goochie ! entonnèrent les deux autres.
— Que diriez-vous de m’appeler Mary ? fit-elle en riant.
Après avoir lu une dizaine de livres, elle constata que les garçons commençaient à avoir sommeil.
— On va se mettre en pyjama, annonça-t-elle.
Sans télé à réclamer, ils la suivirent docilement dans le somptueux escalier jusqu’à l’énorme chambre à coucher qu’ils partageaient. Là, ils eurent un regain d’énergie et se mirent à se pourchasser en sautant par-dessus le trio de lits minuscules. Mary essaya de les arrêter en criant :
— On ne court pas comme ça avant de se mettre au lit !
Jeremy rigola.
— Nous, oui.
— Les garçons, dit-elle en tapant dans ses mains, comme elle avait vu leur mère le faire.
Le geste se révéla tout aussi inefficace pour elle. Jacob lui lança un oreiller au visage. Elle trouva l’interrupteur, éteignit et ferma la porte pour plonger la pièce dans l’obscurité.
— Non ! cria Jeremy.
— Rallume ! hurla Jacob.
Elle obéit. Ils la regardèrent d’un drôle d’air puis recommencèrent à jouer, à se lancer des oreillers et à sauter sur les lits. Elle éteignit de nouveau.
— Rallume ! Rallume !
Elle appuya sur l’interrupteur. Le manège se poursuivit jusqu’à ce que les triplés, dont le labeur, c’est-à-dire jouer et cesser de jouer, était plus exigeant que le sien, abandonnent enfin.
Après les avoir bordés, Mary les embrassa sur le front.
— Tu vas laisser la lumière du couloir allumée, hein, madame Mary ? supplia Jeremy.
Elle aurait voulu pouvoir leur dire qu’ils avaient beaucoup plus à craindre que le noir.
À son retour, Ronni fut désarçonnée par le calme qui régnait dans la maison et surprise de trouver Mary en train de lire sur le canapé.
— Où sont-ils ?
— Ils dorment.
— Pas d’histoires ? Pas de crises ?
— Aucune.
— Vous ne vous appelez pas Mary Gooch. Vous vous appelez Mary Poppins.
Ronni compta quelques billets dans son sac et les tendit à Mary.
— Je me sens mal à l’idée de ne pas vous payer, insista-t-elle. Et j’ai fait de bonnes affaires, ce soir. Merci.
Repoussant l’argent, Mary dit :
— Je ne peux pas toucher de paie. Je n’ai pas le droit de travailler. Vous vous souvenez ? Je suis canadienne. Et je n’ai vraiment pas besoin d’argent.
— Tout le monde a besoin d’argent, rétorqua Ronni en venant retrouver Mary sur la véranda.
Elle poussa de nouveau les billets vers elle.
— Pas moi. Je vous assure. Mon mari a gagné à la loterie.
— Vous me faites marcher.
— C’est vrai. Avec un billet à gratter. Il a déposé vingt-cinq mille dollars dans mon compte en banque.
— Il a gagné à la loterie et il a déposé vingt-cinq mille dollars dans votre compte en banque avant de vous quitter, répéta Ronni de façon comique.
— Oui.
Ronni comprit que Mary était sérieuse.
— Combien a-t-il gagné ? Comme vous êtes sa femme, vous avez droit à la moitié.
— Gooch est sûrement au courant. Je parierais qu’il a gagné cinquante mille dollars.
— Vous n’en êtes pas sûre ?
— Je le connais. Je suis certaine qu’il a agi correctement.
— Il vous a quittée. Il a gagné de l’argent et il vous a quittée. Mais vous êtes certaine qu’il a agi correctement ?
Le ton de Ronni fit frissonner Mary. Elle s’engagea dans l’allée en déclarant :
— Il vaut mieux que j’y aille. Ma belle-mère a peut-être…
— Pourquoi vous ne louez pas une voiture ?
— On m’a volé mon sac et je n’ai pas encore reçu mon nouveau permis de conduire.
Ronni Reeves sourit, mue par une idée. Elle rentra dans la maison et réapparut au bout d’un moment avec une clé qui pendait au bout de sa jolie main.
— Prenez la Ram.
Elle montrait la grosse camionnette blanche garée dans l’allée.
— Pardon ?
— Vous n’avez pas de voiture. Prenez la Ram. En échange de vos services. Tant et aussi longtemps que vous serez là. C’est ma façon de vous dédommager.
— Vous voulez que je prenne la Ram ?
— Elle est à Tom. Pour ses week-ends guerriers. Il a dit qu’il serait parti pendant quelque temps. Vous avez déjà conduit une camionnette ?
Au volant de la Dodge Ram, Mary descendit la côte en direction de la maison d’Eden, étourdie à la pensée de la liberté que lui conféraient ces quatre roues, et se souvint de la terrible envie qu’elle avait eue de monter sur la mobylette de Christopher Klik, ce jour-là, des années auparavant. Elle se gara dans l’entrée, surprise d’y trouver la Prius puisqu’Eden avait eu l’intention de passer la soirée à l’hôpital.
Elle entra dans la maison à pas de loup, au cas où Eden dormirait, et trouva sa belle-mère assise sur le canapé Ethan Allen, le téléphone sur les genoux. Elle regardait droit devant elle, absente, et sursauta en entendant Mary.
— J’ai emprunté un véhicule. Une camionnette. Je peux la laisser dans l’entrée ?
— Qui t’a prêté une camionnette ?
— Mon amie Ronni Reeves. Elle vit en haut de la côte. Celle dont j’ai gardé les enfants.
— Ton amie ?
Mary se souvint d’Irma à l’âge moyen, du début de sa confusion figée.
— Je l’ai rencontrée il y a quelques jours, Eden. Je vous ai déjà parlé d’elle. Son père est allé à l’université avec Jack. Ronni Reeves ?
Eden secoua la tête.
— Jack connaissait tout le monde. On ne pouvait pas aller au restaurant sans tomber sur quelqu’un qui le reconnaissait. C’est devenu irritant, à la longue. En tout cas, c’est bien que tu sois motorisée. Tu as gardé des enfants, c’est ça ?
— Je me disais que j’irais faire un tour au bord de l’océan.
— Il est tard, Mary.
— Mais ce n’est pas loin, non ? Et je ne suis pas fatiguée. Vous voulez venir avec moi ?
— Je retourne passer quelques heures à l’hôpital. Je suis juste venue donner quelques coups de fil.
Elle marqua une pause avant d’annoncer :
— Les deux qui vivent dans les environs de la baie de San Francisco seront là demain matin.
— Les filles de Jack ?
— L’autre va téléphoner dès qu’elle aura trouvé un vol.
Eden se leva, ses cheveux coupés carré se balançant de part et d’autre de ses joues creusées.
— J’ai déterré deux ou trois vieux polos de Jack. Pendant un bout de temps, il a été plutôt bien en chair. On ne dirait pas ça à le voir aujourd’hui. Il y en a peut-être un qui te fera, Mary.
Elle prit un chandail suspendu à un crochet près de la porte.
— On gèle dans cet hôpital.
Après avoir dit au revoir à Eden, Mary trouva effectivement quelques polos posés sur le lit et choisit le plus grand, couleur vert menthe. Après avoir retiré sa blouse d’uniforme, elle enfila le maillot en coton, heureuse de constater qu’il couvrait la montagne de son ventre.
Après s’être hissée dans la Ram, Mary, impatiente, se dit qu’elle n’avait jamais songé à voir l’océan avant que Gros Avi lui montre dans quelle direction aller. À présent, c’était comme une mission. La route qui descendait jusqu’à la mer lui fit l’effet d’une nouvelle série de montagnes russes à négocier dans le noir. Elle tournait, tournoyait, grimpait, se précipitait le long de paysages invisibles que Mary avait peine à imaginer. Au sortir d’un virage, elle aperçut le miroir lointain du Pacifique et tomba sous le charme de la nuit noire étoilée. Elle continua de rouler, longea jusqu’au bord de l’eau les grandes demeures éclairées comme des paquebots, nichées dans les collines, baissa les vitres de la camionnette, laissa le vent lui fouetter le visage.
Sur le littoral, elle trouva un endroit où se garer au bord de la route. La plage était déserte et sombre, mais le ressac enterrait la voix de sa peur. Elle descendit de la camionnette en évaluant la distance qui la séparait de l’eau noire, puis elle enleva ses tennis et s’avança dans le sable frais.
Elle marcha bravement en direction des vagues, le souffle haletant, et sentit son âme se soulever en même temps que son corps, comme si elle cherchait à s’élever pour mieux voir. Avec la seule lueur de la route pour l’éclairer. Elle s’arrêta au bord de l’eau, la main sur le cœur, non pas en raison de la douleur familière, mais bien parce qu’elle était saisie par la beauté de la nuit, l’eau noire qui montait jusqu’à elle, la proximité des cieux et le sentiment qu’elle avait d’être toute petite, semblable à l’un des grains de sable sous ses pieds, et si légère que la brise nocturne risquait de l’emporter. Elle s’arrêta pour adorer l’océan à ses pieds, admettre la petitesse et la brièveté de la vie, prier pour l’humanité des contrées lointaines de l’autre côté de l’océan et dire merci, car le monde était une merveille.
— Agua, dit-elle à haute voix.
Elle souleva le bas de son pantalon et trempa ses pieds roses et potelés, choquée par le froid glacial, et imagina Gooch debout dans les vagues du même océan. À quoi pensait-il ? À ce stade-ci, il avait sûrement tiré des conclusions sur sa vie, son mariage. Il a déjà pris sa décision.
Elle trouva dans le sable un petit coin frais et sec où s’installer. Après s’être assurée qu’il n’y avait personne en vue, elle s’allongea sur les grains blancs, les bras en croix, telle une enfant faisant des anges dans la neige. Une fois de plus, elle se souvint de la nuit où, à Leaford, elle s’était couchée nue sous l’orage. Elle repéra la Grande Ourse, la Petite Ourse, la bande lumineuse qui, selon Hé-zou, était la Voie lactée, et laissa son regard partir à la dérive. Elle espérait apercevoir une étoile filante pour pouvoir faire un vœu. Tant pis si Jesús García lui avait dit que le cosmos était dépourvu de magie ; étendue sous la canopée étourdissante du ciel, elle comprit pourquoi les gens croyaient que leurs morts montaient au ciel. Pourquoi ils imaginaient Dieu dans le ciel. Après un certain temps, elle ferma les yeux, chercha la lumière dans ses paupières, espéra que Dieu elle-même y mettrait son grain de sel.
Orin lui avait conseillé de boire de l’eau au tuyau d’arrosage de la cour et de poursuivre son chemin. Heather lui avait fait la même recommandation. Mais s’il fallait pour cela qu’elle rentre au Canada sans avoir vu Gooch, c’était au-dessus de ses forces. Chaque fois qu’elle s’imaginait sur le point de partir, une voix insistante la mettait en garde : si elle s’en allait, elle passerait peut-être à côté de quelque chose d’essentiel. Elle décida que son attente, à tout le moins, n’était pas vaine. Eden l’appréciait. Ronni et ses fils aussi. Elle avait un véhicule à sa disposition, de l’argent en banque. Cette vision de sa situation était toute nouvelle. Pas de spirale de désespoir. Qu’une contemplation tranquille de son existence. Une révolution intérieure.
Sans tirer de conclusions ni amalgamer les métaphores, Mary cessa de se poser des questions sur son mari pour s’interroger avec curiosité sur son absence d’appétit. Elle aurait pu nommer chacune des bouchées qu’elle avait prises au cours des dernières semaines, moins de nourriture qu’elle n’avait autrefois l’habitude d’en consommer en une seule journée. La faim démoniaque, compagne de tous les instants, s’était métamorphosée en garde-barrière.
Un objet perdu pouvait toujours être retrouvé. Comme son sac à main. Son mari. Mais peut-être son appétit était-il parti pour toujours, comme ses bébés. Heather. Gooch ? Elle ne voulait plus jamais entendre le rugissement de l’obête, mais elle se rendait bien compte qu’elle ne pourrait vivre indéfiniment avec la vague nausée qui la prenait à l’évocation de la nourriture.
Elle se leva, se mit en marche dans le sable, sortit la clé de la poche de son pantalon marine humide, bizarrement réconfortée par l’idée de porter le vieux polo de Jack, comme si elle avait emporté du coup l’essence de cet homme, lui avait permis de faire ses adieux à la mer.
Sur la route de Golden Hills, Mary s’immobilisa au feu où les douze voies se croisaient et jeta un coup d’œil au terrain vague sombre, où on avait rendu hommage au compagnon disparu. La douleur entre ses yeux, qu’elle avait tenue en respect grâce aux comprimés recommandés par le pharmacien, explosa sans avertissement, et elle se demanda si elle devait se ranger sur le côté. Mais la sensation passa.
Comme toutes choses. Toutes choses.