Rêve californien
Non contente de lever les yeux, Mary se surprit à voir le bon côté des choses. Elle fut heureuse de ne pas devoir attendre ses bagages comme les autres passagers harassés et de ne pas avoir de valises à trimballer au sortir de l’aéroport de Los Angeles. Elle avait des centaines de dollars dans son sac à main et des milliers de dollars de plus dans son compte en banque. L’argent lui conférait une certaine tranquillité d’esprit.
En sortant de la zone de récupération des bagages, Mary remarqua un petit homme chauve en costume, au crâne cruellement brûlé par le soleil, qui la regarda passer d’un air méfiant. Lorsqu’il l’interpella, elle se dit qu’il l’avait prise pour une autre ou, pis encore, qu’il l’insultait, et elle ne se retourna pas. Le chauve la suivit et la fit sursauter en la saisissant par l’épaule d’une main délicate mais ferme. Puis, en la regardant dans les yeux, il articula le mot suivant, comme s’il s’adressait à une sourde :
— Miracle ?
— Pardon ?
— Miracle ?
Apparemment paniqué, il brandissait sous ses yeux un écriteau sur lequel, comprit-elle, figurait un nom.
— Madame… ?
Elle aurait été incapable de prononcer le nom.
— Moi ? fit Mary. Non.
Le visage de l’homme s’affaissa. Sans un mot d’adieu, il s’éloigna d’un pas traînant, puis il sortit un portable de sa poche et marmonna des mots contrits dans une langue inconnue.
Mary parcourut l’aire d’arrivée, détecta, tel un cliquetis dans un tableau de bord, une modulation du rythme de sa démarche, une nouvelle orchestration de sa chair. L’attraction terrestre lui sembla moins forte. Même si elle n’aurait pas osé deviner le nombre de kilos qu’elle avait perdus au cours des derniers jours, le chiffre ne revêtant aucune importance, elle se sentait plus petite.
Des années auparavant, lorsque les parasites l’avaient grugée peu à peu, Mary n’avait pas célébré sa réduction ; là encore, elle était davantage préoccupée par la raison profonde de sa diminution. La plus grande absence. La faim ? Elle n’avait faim que de Gooch.
Les miracles… Oui, elle croyait encore aux miracles. Qu’étaient donc les miracles, sinon des événements aléatoires qui causaient l’émerveillement plutôt que des événements aléatoires qui causaient la souffrance ? Et la règle de trois ? Gooch l’avait qualifiée de ridicule. « Tu peux réunir les malheurs par groupes de trois ou de trente, Mare. Là où il y a des gens, il y a des tragédies. Ce n’est pas parce que ta grand-mère et ta tante Peggy sont mortes que notre bébé va mourir, lui aussi. »
Le soleil levant se pointait au-dessus du parc de stationnement, mais l’air était plus frais que Mary l’avait escompté, et elle frissonna. En marchant, elle se rendit compte que son talon lui faisait moins mal. C’est demain, songea-t-elle, et elle accueillit l’aube comme une vieille amie lui ayant récemment pardonné une dette considérable.
Dehors, Mary suivit les panneaux indiquant les transports terrestres, mais elle crut s’être trompée, car il n’y avait aucun véhicule en attente, ni taxis ni autocars susceptibles de la conduire à Golden Hills. Et il n’y avait personne à qui s’adresser pour obtenir des renseignements. Comme son corps criait famine et qu’elle n’avait pas fermé l’œil dans l’avion, elle trouva un banc sur lequel se reposer et réfléchir à la conduite à adopter. Elle se rappela son portable, décida de téléphoner à l’assistance-annuaire pour obtenir le numéro d’une compagnie de taxi. Elle déplia l’appareil, fit les trois chiffres et le porta à son oreille. Rien. Pas de tonalité. De toute façon, elle n’était même pas certaine du bouton sur lequel elle devait appuyer pour obtenir la communication.
Son passeport, qu’elle avait eu l’intention de garder dans un compartiment fermé, se trouvait au milieu du désordre de son gros sac en vinyle. Elle le prit et examina la photo, qu’elle n’avait encore jamais vue. Gooch s’en était emparé avant qu’elle ait eu l’occasion d’y jeter un coup d’œil — éclairage peu flatteur, repousses grises, face lunaire — et avait ri gentiment. « Tu as une tête de repris de justice. » Sur sa photo à lui, il était magnifique, comme à son habitude, mais elle avait dit : « Toi aussi. » Il avait signifié son accord en riant. Elle ne partageait pas son enthousiasme pour la croisière imminente, car, au moment même où ils réglaient les derniers détails et planifiaient leurs excursions, elle savait qu’ils ne siroteraient pas de piñas coladas sur le pont « Lido » et qu’ils ne passeraient pas une journée merveilleuse à découvrir les marchés de paille sous le soleil de Negril.
Lorsqu’une limousine noire allongée s’immobilisa près d’elle, Mary, se rappelant l’endroit où elle se trouvait, se demanda naturellement quelle vedette, parmi les milliers de candidats possibles, se dissimulait derrière les vitres teintées. Elle attendit que la portière s’ouvre, dans l’espoir qu’il s’agirait d’un sportif ou d’un musicien, afin d’en parler plus tard avec Gooch, mais le véhicule demeurait hermétiquement fermé, et le moteur tournait au ralenti. Soudain, elle se rendit compte que les occupants ne sortaient pas à cause d’elle, à cause du regard fixe qu’elle braquait sur la voiture. La vitre descendit et le chauffeur l’examina sous la visière de sa casquette. Il semblait attendre qu’elle s’en aille, car elle seule risquait d’empiéter sur la vie privée des gens riches et célèbres installés dans sa voiture ou de prendre une photo peu flatteuse à l’aide de son portable. À cette pensée, elle s’esclaffa.
— Allô, lança l’homme.
Elle décida de protester s’il la sommait de déguerpir.
— Allô, répéta-t-il.
Elle lui rendit la politesse.
— Vous allez où comme ça ? demanda-t-il.
Certaine qu’il avait dit Vous allez rester là longtemps ? elle planta fermement ses pieds sur le sol.
— Je ne bouge pas d’ici.
— Où ?
— Nulle part, répondit-elle. J’ai l’intention de rester ici tant et aussi longtemps que je n’aurai pas trouvé un taxi pour me conduire à Golden Hills.
L’homme sortit de la limousine et s’approcha du banc sur lequel Mary avait pris place. Lorsqu’il inclina sa casquette, Mary, apercevant son crâne cuit par le soleil, reconnut l’homme au fort accent qui l’avait interrogée au sujet du miracle. Il ouvrit la portière arrière. La profonde banquette en cuir était inoccupée.
— Mon passager rate son avion, expliqua-t-il. Venez. Je vous conduis à Golden Hills.
Comme Mary ne réagissait pas, il ajouta :
— Même prix que voiture ordinaire. Vous venez.
La banquette de la limousine, face à une autre banquette identique, était plus spacieuse et plus luxueuse que tous les canapés sur lesquels Mary s’était avachie. Il y avait de petites tables et des bouteilles d’eau froide, un verre en cristal rempli de bonbons à la menthe emballés individuellement et un mini-réfrigérateur, pas un Kenmore, dont la porte en verre laissait voir tout un choix de boissons alcoolisées.
En démarrant, le chauffeur consulta son rétroviseur.
— Comment vous vous appelez ?
— Mary, répondit-elle. Mary Gooch.
— Buvez, Mary Gooch. Dans panier, il y a aussi manger.
Par terre, elle remarqua effectivement un panier en osier débordant de friandises : des noix de macadamia, produit qu’elle ne connaissait pas, de jolis emballages renfermant du fromage et des craquelins, du chocolat de qualité supérieure, des fruits frais. Elle déboucha une des bouteilles d’eau et but avec reconnaissance en regardant par la fenêtre, sidérée par la circulation. Il était à peine six heures du matin.
— Je suis Gros Avi, dit le chauffeur en souriant.
Avi, avec son coup de soleil sur le crâne, était petit, et non gros. Il pesait deux fois moins que Mary et elle le dominait de plusieurs centimètres. Il rit devant sa confusion.
— Mon fils est Petit Avi, expliqua-t-il. Ma carte est là.
Effectivement, dans un minuscule porte-cartes en argent, elle aperçut le nom de Gros Avi et celui de son entreprise.
— Service de limousine Miracle, lut-elle à voix haute.
— Quand mon beau-père crée la compagnie, le miracle, c’est prêt de la banque. Aujourd’hui, le miracle, c’est conduire dans la circulation de Los Angeles.
Mary hocha la tête et, distraitement, glissa la carte dans sa poche, son sac n’étant pas à portée de main. Elle songea aux embouteillages de Toronto. La veille. Quelques heures plus tôt à peine. Une éternité.
— Vous savez où se trouve Golden Hills ?
— Évidemment, répondit-il. Je vis dans vallée, moi aussi. Je suis fini pour aujourd’hui. Je rentre. Et aujourd’hui pas vide. Bon pour vous. Bon pour moi.
Son portable sonna. Il le sortit de sa poche et parla vite dans sa langue étrangère. Après, il chercha de nouveau le visage de Mary dans le rétroviseur.
— C’est votre première fois à Los Angeles ?
Elle hocha la tête, étourdie par les voitures et par l’absence de nourriture. Elle regarda le panier.
— C’est combien pour une banane ?
Gros Avi agita la main.
— Pas coûte. Mangez.
Le fruit qu’elle pelait ne la fit pas saliver. Autrefois, l’arôme des bananes, mangées nature, cuites dans une tarte à la crème, mêlées à un parfait ou bouillies dans un pouding, la plongeait dans le ravissement. Une extase dans laquelle elle ne pouvait pas résister à une troisième ou à une quatrième part, à toutes les bananes, au dessert au complet. Elle se rendit compte que le parfum était subtil et que, en plus, le goût était une simple abstraction. Elle songea à la boulangerie Oakwood, à la pomme et à la barre de céréales, puis elle se dit que son manque d’appétit s’expliquait par une carence sensorielle de l’odorat et du goût ainsi que par le stress.
— La prochaine fois, passez le long du Pacifique. Plus long mais plus beau. Aujourd’hui, nous allons par autoroute, expliqua l’homme.
Elle hocha de nouveau la tête, contempla le paysage flou.
— L’avion perd vos valises ?
— Non, non. Je n’en ai pas. C’est un voyage imprévu.
Il arqua le sourcil, intrigué.
— Vous quittez travail et vous dites : « Bon, là, je vais en Californie. »
— Quelque chose comme ça, oui.
— Vous avez courage. Vous êtes, comment dit-on ?… spontanée.
— Moi, spontanée ? Non.
Courageuse ? Peut-être.
Perdue dans ses impressions du monde qui défilait devant elle, Mary ne vit rien de ce qu’elle attendait, sauf les fourrés de laurier blanc, les bougainvillées écarlates et les palmiers vertigineux pliés par le vent. Les épais blocs de béton flanquant les dizaines de voies de circulation semblaient étayer les collines ponctuées de maisons, par endroits petites et agglutinées les unes sur les autres, ailleurs monumentales, isolées et dominant les pentes.
— Il fait bonne météo ici, dit Gros Avi. C’est chaud dans la vallée. Vous avez chance que les feux sont finis.
Mary hocha la tête sans savoir de quels feux il parlait ni où était la vallée.
Sensible aux besoins de ses clients, il proposa :
— Si vous voulez tranquillité, je monte vitre.
Sur ces mots, il appuya sur un bouton et un éclat de vitre foncée monta derrière lui.
— Non ! s’écria Mary. Pas ça.
Il sourit.
— La plupart des passagers préfèrent vitre montée. Je transporte surtout des gens du show-business.
Mary fut surprise de constater qu’elle se moquait de savoir quel cul de vedette avait trôné sur la banquette où elle se trouvait et de connaître les potins que l’homme avait pu entendre.
— Je ne m’imaginais pas la ville comme ça. Il y a tellement de voitures, dit-elle.
— Quand je viens ici, c’est ce que je pense aussi et aujourd’hui c’est deux fois plus, peut-être trois fois plus. Je pense alors que Los Angeles est Hollywood. Malibu.
Il rit.
— Tant de villes à Los Angeles, poursuivit-il. Maintenant je connais toutes. Golden Hills est une des dix villes les plus sécuritaires des États-Unis. Je vis à Westlake. À côté.
— Et les gangs de rue ? Tous les meurtres et les crimes dont on entend parler ?
— Là, vous n’allez pas. Là-bas, dit-il en montrant du doigt. Est. Centre-Sud. Pas bon pour touristes.
Mary se fit la réflexion que, sur ce vaste territoire, un segment choisi de la population vivait la vie la plus sûre au pays, tandis qu’un autre était engagé dans ce que Gooch avait qualifié de guerre civile honteuse.
— Là, c’est Glendale. Arméniens.
— Ah bon.
— Affaires au centre-ville. Et Asiatiques. Partout style différent.
— Comme dans un film, fit Mary distraitement.
Dans la voiture qui roulait bon train, elle se sentait minuscule parmi les multitudes, au milieu des autoroutes qui faisaient comme un jeu de ficelles, et elle se demanda si elle verrait le Théâtre chinois de Grauman, le Centre de scientologie ou l’un des nombreux monuments qu’elle connaissait par le cinéma et la télé.
— Bon. Pas trop trafic ce matin.
Gros Avi souffla en dirigeant la voiture lustrée vers la rampe d’une autoroute pour s’engager aussitôt dans une autre.
Aux yeux de Mary, la voie semblait tout aussi embouteillée, mais l’homme était aux anges.
— Des fois, c’est parking. Rien qui bouge. Vous avez chance. C’est miracle.
La limousine nageait d’une voie à l’autre, pareille à un requin. À certains endroits, de hauts murs de béton s’élevaient ; à d’autres, on avait une vue directe sur des zones densément peuplées. Telle l’allée centrale d’un grand centre commercial, une rue en apparence sans fin traversait une sorte de paradis de la vente au détail, fait de grands magasins, de succursales des chaînes populaires et des restaurants-minute, certains surmontés de l’arche dorée familière, d’autres inconnus de Mary. Elle vit la cible de Target, le magasin à rayons américain où, une fois, Wendy et Kim avaient voulu l’emmener pour son anniversaire. « Ils ont de jolies choses dans les tailles fortes », avait dit Kim, gentiment.
— Pollo Loco, lut Mary.
— Poyo, dit Avi, corrigeant sa prononciation. C’est espagnol. Ça dit « Poulet fou ».
— Poulet fou ?
— Nous, traverser Woodland Hills.
— Calabasas, lut-elle sur un panneau.
— Ça dit Citrouille en espagnol, fit-il. Mais mal écrit.
— Vous êtes espagnol ?
Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur pour voir si elle plaisantait.
— Arménien ? risqua-t-elle.
— Israélien. Je suis États-Unis depuis sept ans. Petit Avi né États-Unis l’année après.
Mary songea à son premier enfant mort avant de naître. Il ou elle aurait vingt-quatre ans.
— Je suis canadienne, déclara-t-elle pour la première fois de sa vie.
Le visage du chauffeur s’illumina.
— Mon cousin vit à côté Toronto. Nous allons voir lui deux ans passés. Je vois partie hockey avec Petit Avi. Go, Maple Leafs, go, ajouta-t-il en souriant.
Mary ne lui expliqua pas que son mari, à l’instar de la majorité des habitants de Leaford, préférait les Red Wings de Detroit, ce qui, hors contexte, ne semblait pas très patriotique.
— Regardez, Mary Gooch. Début collines.
Effectivement, les immeubles se firent plus rares et Mary découvrit un panorama de montagnes de couleur fauve, parsemées de broussailles et de bosquets de chênes parmi lesquels la route serpentait avec grâce. Les ombres projetées par le soleil donnaient vie aux collines, qui semblaient se soulever et s’affaisser au gré de la respiration d’un dormeur, semblables à des corps allongés, nus et dorés.
— Au printemps, tout est vert, comme banquet, je ne peux pas décrire, déclara Gros Avi en agitant la main. Et jaune avec fleurs. C’est mauvaise herbe. Mais beau.
Mary avait toujours eu le même sentiment à propos des pissenlits. Sur le panneau, elle lut :
— Golden Hills.
— Bientôt. Quelques minutes. Adresse, s’il vous plaît.
Gooch. À quelques minutes, peut-être. Mary baissa les yeux sur sa tenue. Même si l’odeur était légère, elle sentit l’aigreur que dégageait sa peau et se dit qu’elle devait au moins prendre une douche et enfiler son autre uniforme marine avant de se rendre chez Eden dans Willow Drive.
— Un motel, je suppose, répondit-elle.
— Bien ou bon marché ?
Elle aurait répondu « Beau, bon, pas cher », mais elle se souvint de l’argent dans son compte et se dit qu’elle n’aurait à payer que pour une nuit puisqu’Eden l’inviterait certainement à s’installer chez elle pour la durée de son séjour, aussi long soit-il.
— Bien.
— Je connais un très bien.
— « Bien » suffit. Merci.
— Pleasant Inn, décida Avi. C’est… plaisant.
En s’engageant sur la rampe au croisement de Golden Hills et de l’autoroute, il montra à gauche.
— Là, peut-être quinze minutes. Malibu.
— Ah bon.
Elle suggérerait à Gooch d’aller faire un tour de ce côté. En imagination, elle se vit avec lui. Ils avaient roulé le bas de leur pantalon pour marcher dans les vaguelettes. Puis il prenait sa main, heureux de partager sa joie. Peu importe ce qui s’est passé, on trouvera une solution.
Il montra devant lui.
— Vous déjà vu océan Pacifique ?
— Je n’ai jamais vu l’océan. Point.
— Il faut voir. Ça bouge l’âme. Je ne peux pas décrire.
Ils s’arrêtèrent aux feux de circulation, au carrefour de trois routes et de douze voies. Dans un terrain vague poussiéreux, de petits hommes à la peau foncée, arborant des vêtements délavés et des casquettes de base-ball, s’attroupaient autour d’une pyramide de thermos et étiraient le cou, épiaient la route comme des suricates à l’affût.
— Qui sont-ils ? demanda Mary.
— Les Mexicains ?
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Eux sont journaliers. Ils attendent.
— Quoi ?
— Que quelqu’un vienne.
— Des gens viennent les chercher ?
— Quelqu’un a besoin d’aide pour construire. Ou pour ramasser fruits. N’importe quoi.
— Ils font juste attendre ?
— Le matin, ils sont plus. Là, fit-il en consultant sa montre, il faut miracle pour que quelqu’un s’arrête. Aujourd’hui, ces hommes ne travaillent pas.
— Qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils reviennent demain. Ils espèrent quelqu’un s’arrête.
Il haussa les épaules, démarra et s’engagea dans une rue transversale.
— J’espère que quelqu’un va s’arrêter, dit Mary.
Son regard croisa celui d’un des hommes. Les épaules larges et la barbe bien taillée, il se distinguait des autres à maints égards. Les yeux de l’homme bien bâti scrutèrent la fenêtre au passage de la limousine, et Mary frissonna, mais se rappela que l’homme ne pouvait rien voir à cause des vitres teintées.
— C’est terrible, pauvreté. Dans ma vie, je vois ça, soupira Avi avant de klaxonner pour signifier au conducteur d’un rutilant VUS que le feu avait passé au vert.
— Vous avez encore de la famille en Israël ? demanda Mary.
— Tous partis. Tous morts.
— Désolée.
— Seulement ici maintenant, fit-il en pressant le poing contre son cœur.
— Les miens aussi. Il me reste juste mon mari.
Le chauffeur jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
— Vos enfants ?
James, Thomas, Liza, Rachel. Mary secoua la tête en observant le paysage. Elle ne se rendit compte que la voiture s’était immobilisée devant l’auberge recommandée par le chauffeur que lorsqu’il retira sa casquette et se tourna face à elle.
— Mary Gooch ? dit-il doucement.
Elle leva les yeux, mais ne vit rien : ni lui ni l’immeuble devant lequel ils s’étaient arrêtés. Ses joues étaient chaudes et humides. Gros Avi lui tendit un mouchoir en papier et elle le pressa contre ses yeux, comme si un mouchoir ou une boîte tout entière suffirait à endiguer l’inondation.
Après un coup de klaxon impatient derrière sa limousine, le chauffeur se gara dans le stationnement et vint s’asseoir en face de Mary. Elle mit un moment à s’apercevoir qu’il lui tenait la main.
— Désolée, s’excusa-t-elle en se mouchant. Ce n’est pas mon genre. Je ne sais pas ce que j’ai.
— Laissez sortir.
— Nous sommes à l’hôtel ? Je devrais…
Elle tendit la main vers son sac, mais l’homme l’arrêta en poussant légèrement sur ses doigts.
— Pas encore. Pas comme ça. Buvez.
Elle but à la bouteille d’eau qu’il lui tendait, tenta de se ressaisir.
— Vous n’êtes pas spontanée. Vous fuyez ?
Elle répondit de façon factuelle en fixant son visage rouge.
— Mon mari m’a quittée. Et je suis venue pour le retrouver. Il est ici. À Golden Hills. Chez ma belle-mère. Du moins, je crois qu’il est ici.
— Je comprends.
— Je n’aurais pas dû venir. C’est juste que… Je ne voyais pas d’autre solution.
— Il a autre femme ?
— Je ne pense pas.
Avi hésita.
— Il a homme ?
— Non, répondit Mary avec certitude.
— Vous ne pouvez pas aller voir lui comme ça, dit-il en faisant la moue.
Il lâcha la main de Mary et alla se rasseoir derrière le volant. Ils s’éloignèrent de l’hôtel.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— Voir Frankie.