Rien d’ignominieux
Trajets jusqu’à la salle de bains pour uriner et boire au robinet. Aspirine pour la douleur entre ses yeux. Rêves expérimentaux. Éclairs de lumière. Poids des ténèbres. Eau du robinet. Urine. Chasse d’eau. Vision du visage de Gooch. Lumière. Ténèbres. Eau. Urine. Chasse d’eau. Gooch. Mary. Bruit du réveille-matin dans la nuit. Laisse-moi tranquille, Wendy ! Tic-tac incessant, puis plus rien, les piles retirées et lancées par terre. Chaleur. La chaudière n’était pas morte, après tout.
Dans le couloir, une lampe ambrée s’alluma toute seule grâce à la magie des circuits préprogrammés, s’insinua dans la chambre à la façon d’un amant clandestin. Mary détendit ses jambes, laissa la lumière adorer les dunes de son corps, lécher ses mamelons réglisse, sucer ses orteils gelés. Elle souleva ses paupières et regarda autour d’elle. Les rideaux étaient tirés, et elle n’aurait su dire si c’était le jour ou la nuit.
Désorientée par la séquence de ses récits et le lien qu’ils entretenaient avec ses rêves, elle se leva. Sa coupure au pied lui faisait mal. Du côté de Gooch, l’affichage lumineux de l’horloge numérique clignotait, signe que, pendant la nuit, le courant avait été coupé et rétabli. Son réveille-matin, celui qui martelait les secondes, était mort. Elle n’avait donc pas rêvé. Elle avait bel et bien enlevé les piles à deux heures. Du matin ou de l’après-midi, comment savoir ? Les épais nuages gris qu’elle entrevoyait par la fente entre les rideaux ne lui apprirent rien sur la position du soleil. Paniquée, elle eut le sentiment d’être en retard. Trop tard. Pour quoi, elle l’ignorait.
Elle ouvrit les rideaux et la neige d’un blanc vif qui recouvrait le paysage lui piqua les yeux. Elle ne distinguait plus la limite de la cour, l’endroit où M. Barkley était enterré. Une épaisse couche de neige écrasait le saule, les serviettes mouillées dans la camionnette. Tant de neige en octobre ? C’était un miracle.
D’instinct, elle se tourna vers le téléphone de la table de chevet, remarqua que le combiné était tombé. Elle le remit en place, attendit la tonalité et composa le numéro de son mari. Cette fois, c’était la voix qui présentait des excuses. « Désolée. Le numéro que vous avez composé n’est plus en service. »
Mary redéposa l’appareil et prit quelques profondes inspirations avant de composer le numéro du Grec, qui figurait aussi sur la liste d’urgence. Comme Fotopolis ne répondait pas, elle téléphona directement au magasin, où elle eut la surprise d’apprendre qu’il avait disparu, lui aussi. La semaine précédente, il avait pris l’avion pour Athènes, où sa mère se mourait. Mary s’éclaircit la gorge pour demander :
— Avant son départ, M.Fotopolis a-t-il parlé à mon mari ?
La réceptionniste répondit de façon polie et professionnelle ; au sujet de la disparition de Gooch, elle donna l’impression de suivre des directives.
— Je ne suis pas au courant, dit-elle sur un ton d’excuse.
Puis elle gâcha sa discrétion en ajoutant :
— J’ai son portable. M. Fotopolis l’a trouvé dans son camion. Vous voulez passer le prendre, madame Gooch ? Madame Gooch ?
Boutonnant sa chemise de nuit tachée de sang, Mary sortit par la porte de devant. Chaussée de ses grosses bottes d’hiver, boitant légèrement à cause de son talon enflé, elle se traîna lourdement dans la neige qui recouvrait l’entrée. Sur la route, il y avait l’empreinte d’une seule voiture et, dans l’une des ornières, le journal gelé. Elle se pencha pour le récupérer, mais elle en fut incapable. Du pied, elle dégagea la neige et, ce faisant, révéla un autre journal, puis un autre, un autre et encore un autre. Elle passa d’un journal à l’autre, tous emballés dans un mince sac en plastique, et lut les dates, en proie à l’incrédulité. Exception faite des trajets qu’elle avait effectués pour boire ou uriner, comme dans un rêve, elle avait abandonné son corps à lui-même, un peu comme ces couples dont les membres ont besoin de se séparer pendant un certain temps, et elle avait dormi pendant une semaine.
Constatant que la boîte aux lettres était pleine, elle réunit sous son bras les détritus de lettres et de dépliants publicitaires et se dirigea vers la maison. Elle passa par la porte de devant et se traîna jusque dans la cuisine, où elle fut surprise par l’air froid qui entrait par la vitre cassée. Elle trouva le balai près de la poubelle et entassa proprement les éclats de verre dans un coin. Puis, à l’aide de ce que Gooch appelait le « ruban fou » et d’un morceau de carton tiré des matériaux mis au recyclage, elle s’employa à colmater la fuite.
Stimulée par l’exercice et tenant le balai comme si elle s’apprêtait à effectuer un saut à la perche, elle sortit de nouveau en boitant et, à l’aide de ruban adhésif, de carton et de plusieurs gros sacs poubelle, elle fabriqua une sorte de couvercle pour le toit ouvrant de la camionnette. Elle dégagea la neige qui s’était accumulée à l’intérieur, sur la banquette et sur le sol, ouvrit un sac et y balança les chocolats. Au souvenir de la corneille, elle grimaça.
Le balai délogea quelques petites cartes luisantes coincées sous la banquette. Elle enfonça le balai plus à fond, ses bras tremblotant, et d’autres cartes apparurent, des bandelettes de papier aluminium argent et or. Des billets de loterie à gratter non gagnants. Par dizaines. Au milieu des papiers d’emballage de centaines de tablettes de chocolat miniatures. Cachette pitoyable pour les secrets d’un couple. Elle grimpa dans la cabine et s’attaqua au toit ouvrant.
Elle piétina la neige humide pour regagner la maison et, devant l’évier, descendit quelques grands verres d’eau. Puis elle se dirigea vers la table et s’écroula sur sa chaise en vinyle rouge. Elle fixa le réfrigérateur silencieux, à l’autre bout des carreaux froids. Depuis toute une semaine, elle n’avait rien avalé, et pourtant la faim restait distante, constat qui lui fit plaisir et l’inquiéta à parts égales.
Elle se lança dans le tri du courrier, activité qui lui était étrangère, car, en vertu de la répartition tacite des tâches, c’était Gooch qui s’occupait du courrier ou, plus précisément, des factures, ou qui avait insisté pour le faire, elle ne savait plus. Elle mit de côté les dépliants publicitaires et les bons de réduction, empila bien proprement les factures que Gooch réglerait plus tard. Elle décacheta la carte de condoléances tardive d’un lointain parent et lut deux fois les paroles de réconfort inspirées par la disparition d’Orin, omettant à dessein la petite enveloppe carrée qu’elle avait tout de suite aperçue : Mme Mary Gooch, mots écrits de la main maladroite de Gooch. Elle contempla de nouveau le Kenmore, mais, à la façon d’un amoureux éconduit, il refusa de lui rendre son regard.
Elle finit par saisir l’enveloppe. Elle l’ouvrit, trouva le mot, celui qu’elle attendait depuis le début, celui qu’elle avait cessé d’attendre, livré inopinément par le facteur de Leaford. Renonçant à la main tremblante, décidément trop cliché, elle lut les pattes de mouche de Gooch sur le carré argent :
Chère Mary,
Je suis désolé. J’aimerais trouver autre chose à dire. Il y a de l’argent dans le compte en banque. Vingt-cinq mille dollars. Ils sont à toi. Je les ai gagnés avec un billet à gratter. Rien d’ignominieux. Fais-moi confiance et n’aie pas peur de les dépenser. Ce n’était pas prémédité, Mary. J’ai besoin de temps pour réfléchir. Je m’en veux d’être lâche… pour ce que ça vaut. Je vais te faire signe, c’est promis.
Il avait ajouté À toi, expression qu’il n’avait encore jamais utilisée, et Mary eut l’impression qu’il l’avait prise pour une autre. Elle plia la feuille et la remit dans l’enveloppe. Ignominieux. Qui utilise un mot pareil ? Et À toi. Pourquoi aurait-il écrit À toi puisque l’existence même du message laissait clairement entendre qu’il n’était pas à elle ?
Il n’y avait rien, rien du tout, en quoi Mary puisse croire avec certitude. Il lui semblait impossible, sinon improbable, que son mari ait gagné une somme aussi colossale avec un billet à gratter, qu’il l’ait quittée le jour de leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, pour réfléchir, et qu’il allait lui faire signe, mais c’était écrit noir sur blanc, au stylo, sur du papier acheté à la pharmacie, sans doute à cette fin précise. Elle se leva, appuya sur la pédale pour soulever le couvercle de la poubelle et y jeta le mot.
En se traînant jusqu’à la salle de bains, elle entendit les mots de son mari comme dans un film, en voix off. Ce n’était pas prémédité, Mary. J’ai besoin de temps pour réfléchir. En faisant rugir la douche pour enterrer Gooch, elle fit glisser sa chemise de nuit et, une après l’autre, envoya valser ses bottes d’hiver. Nue comme un ver, la main sur la barre d’appui que Gooch avait installée pour elle des années auparavant, elle entra dans la baignoire et se stabilisa tant bien que mal sur le tapis en caoutchouc. Ses pieds laissèrent des coulées de sang sur l’émail.
Mary mit la main sur les produits de bain luxueux que Gooch lui avait offerts à Noël et, d’un coup, en versa la moitié sur elle. Les joues rosies par le frottage, elle s’essuya à l’aide d’une serviette propre et remarqua que, par rapport aux jours précédents, elle avait perdu du volume. Comme sa chemise de nuit tachée de sang sentait trop mauvais pour qu’elle la remette, elle resta nue devant le miroir de la salle de bains et sortit un gros peigne d’un tiroir rempli d’accessoires de coiffure. Elle le fit passer dans ses cheveux, écarta les mèches de son visage jusqu’à ce que seules les repousses grises soient visibles. Pour la première fois, elle s’étonna de sa ressemblance avec sa mère. Mais Mary ne reconnut ni la courbe des os, ni la forme du nez, ni le signes du vieillissement. La similitude tenait plutôt à l’expression du regard, à une forme de confusion figée. L’expression adoptée par Irma le jour où son existence était devenue inconcevable.
Gooch était parti depuis une semaine. Dans sa lettre, il disait avoir besoin de temps pour réfléchir. Où était-il allé ? Combien de temps lui faudrait-il ? Et s’il ne revenait jamais ? Avait-il vraiment gagné à la loterie ? Confusion figée. Même si elle avait retrouvé l’expression de sa mère dans ses yeux, Mary n’eut pas peur d’avoir contracté la même maladie. Elle était persuadée que sa propre fin serait plus poétique. Elle avait toujours envisagé un gros infarctus et, à cause de l’absence de Gooch, elle se dit que cette éventualité était toute proche. Elle tendit la main vers le séchoir à cheveux et aperçut la boîte de teinture rousse qu’elle avait achetée la veille des funérailles d’Orin.
Malgré l’absence de tic-tac en provenance du réveille-matin, le temps s’écoula. Devant le miroir, Mary dénoua la serviette qui lui ceignait la tête. Elle secoua sa crinière, plus auburn que rousse, en songeant que sa mère se serait vivement opposée à une teinte aussi criarde, et décida que cela valait tout de même un peu mieux que ces affreuses racines grises.
Dans la chambre, elle fouilla dans ses tiroirs et dénicha un uniforme marine propre dont le pantalon ne la serrait plus à la taille. Elle dut même nouer le cordon. Elle ouvrit le placard et, au prix de quelques efforts, dénicha un autre uniforme bleu marine propre, qu’elle plia et rangea dans un grand sac à main en vinyle brun, à côté d’une trousse de voyage jamais utilisée contenant tout ce qu’il fallait pour ses dents et ses cheveux. Elle y ajouta son portable chargé et l’adaptateur qui l’accompagnait.
Dans le tiroir de débarras de la cuisine, elle trouva du papier et un stylo. Assise sur une chaise en vinyle rouge, elle écrivit : « Gooch, je suis partie chercher… » Elle s’interrompit. Chercher quoi, au juste ? En cet instant, elle n’en était pas certaine.