Son corps électrique

Au loin, un train passa dans un bruit de ferraille. La pluie cinglait le bord de la fenêtre. Le réveille-matin posé sur la table de chevet lui apprit qu’il passait trois heures. Dans la cuisine, le Kenmore chantait un chant d’amour. Mary fixa le téléphone posé à côté du réveille-matin, lourd de mauvais présages, telle une odeur charriée par le vent. Elle tendit la main vers sa chemise de nuit grise, puis se rappela qu’elle l’avait laissée dans la cuisine.

Nue dans le couloir, elle se fit l’effet d’être une barge voguant vers une contrée fraîche et lointaine. Rentre donc, Gooch. La chaudière. L’anniversaire de mariage. Je me fais du souci. Et je suis morte de faim. Elle regarda le téléphone, mais s’interdit d’y toucher.

En plissant les yeux dans la lumière trop vive du réfrigérateur, elle mit la main sur un pot d’olives. Avait-il heurté un cerf ? Non. Même les routes rurales étaient suffisamment fréquentées : au bout d’une heure, on l’aurait sûrement trouvé. Elle s’adossa au comptoir, soudain consciente qu’elle n’était pas seule et que des millions de ses semblables se trouvaient comme elle sur les carreaux de la cuisine, devant leur réfrigérateur bourdonnant, avides de nourriture, de cigarettes, d’alcool, de sexe. D’amour. Elle se demanda si c’était le refrain qu’elle entendait parfois au-dessus des battements de son cœur. Le son était-il plutôt, ainsi qu’elle l’espérait, l’appel d’un dieu qui lui faisait signe ? Non pas le Blanc revanchard des vieux films ni le Noir plein de sagesse des nouveaux, mais plutôt une déesse ronde et grasse qui prendrait Mary dans ses bras maternels et lui indiquerait le chemin de la grâce. Se pouvait-il que ce soit Mme Bolt ?

C’est Irma qui, des années plus tôt, lui avait mis cette idée en tête lorsqu’elles étaient passées devant le graffiti rouge tracé sur le mur du Kmart : Où est Dieu quand on a besoin d’elle ?

— Dieu pourrait être une femme, je suppose, avait dit Irma. Le Dieu avec lequel j’ai grandi était tellement fâché. J’ai toujours aimé la bouille du bouddha qui sourit.

— On peut imaginer Dieu comme on veut ? avait demandé Mary, ahurie.

— Évidemment, ma chère. À condition de ne pas avoir de religion.

Mary contemplait la nuit par la fenêtre de la cuisine lorsque le vent détacha le râteau de l’endroit où il était confortablement appuyé et fit japper le chien des Merkel dans le champ derrière la maison. Se rappelant soudain quelque chose, Mary jeta un rapide coup d’œil par la vitre crasseuse de la porte de derrière.

— Crotte, souffla-t-elle.

Sur la double corde à linge, près du potager envahi par la végétation, trois des coûteuses chemises de travail faites sur mesure de Gooch agitaient les bras comme des noyées dans les ondulations du vent. Mary s’en voulait autant à elle-même qu’à la tempête, car elle les avait mises à sécher trois jours plus tôt. Gooch en imputerait forcément la perte à la paresse.

Dans sa hâte, Mary oublia d’enfiler sa chemise de nuit et poussa la porte de derrière. Son amant le vent caressa sa peau plissée et embroussailla ses cheveux. Pas maintenant. Pas maintenant. Son cœur entama son tambourinement rituel. Pendant qu’elle luttait contre le courant dominant, la première chemise, soulevée par une rafale ascendante, fut déchirée par l’érable tout raide voisin de la tombe de M.Barkley. Puis le vent s’empara de la chemise taupe, la décrocha de la corde et l’entraîna du côté de la propriété des Feragamo. Partie, comme M. Barkley, sous les yeux de Mary.

Les pieds nus et froids de Mary pressaient ses jambes de faire un pas, puis un autre et encore un autre, résolus à parcourir dans l’herbe mouillée les quelques mètres qui lui manquaient pour assurer le salut de la dernière chemise. Pendant qu’elle s’étirait pour s’emparer des manches, le vent la fouetta. Une épingle éclata, la frappa en plein front. Surprise, elle lâcha la chemise. En faisant un pas en arrière pour la voir s’envoler, elle trébucha sur le panier à linge et tomba lourdement par terre.

Le vent laissa Mary Gooch, victime d’un délit de fuite, affalée, nue, au milieu des feuilles humides, en cette nuit orageuse d’octobre. Écrasée par son propre poids, scandant Gooch Gooch Gooch à la façon d’un mantra improvisé, elle parvint à régulariser sa respiration et laissa ses pensées partir à la dérive.

Peut-être était-ce la nudité qui donna à Mary un point de vue nouveau sur le monde. Allongée sous la tempête, partageant son fardeau avec la douce terre humide, elle éprouva en même temps une sensation de liberté absolue et de profonde connivence. Quelle liberté ? Elle n’aurait su le dire. Une connivence avec qui ? Elle l’ignorait. Mais, fait plus important, elle s’en moquait. Se doutant que la privation d’oxygène comptait peut-être pour quelque chose dans cet éveil, elle s’efforça de respirer plus à fond, et il lui sembla plus fortement encore qu’on avait appuyé sur un interrupteur. Un courant électrique, un bourdonnement dans les cellules sublimement raccordées au rythme de toutes choses, de sorte qu’elle était la terre qui berçait son corps et la fourmi sur la brindille près de son oreille. Elle était les racines du saule ravagé par le vent et l’air qui gonflait ses poumons. Elle était le nouveau-né qui pleurait dans la lointaine maison et M. Feragamo dans son lit. Elle était chacune des gouttes de pluie, le chien des Merkel, le compost de son chat. Elle était elle-même tout entière et elle n’était rien, sauf la brise qui la soulevait, jusqu’au moment où elle aperçut son énorme silhouette poupine, paisible et jolie, déshabillée par le vent. Dans sa situation présente, elle était trop illuminée pour éprouver des regrets et elle considéra le corps dont elle avait hérité, mais qu’elle n’avait pas mérité, sans inquiétude, sans envie et sans honte.

Le vent était froid et la pluie piquait ses cuisses. Dans une branche proche de son orteil, un grillon frotta ses pattes. Elle eut l’impression d’entendre un chaton orange pleurer derrière le garage. C’est toi, monsieur Barkley ? Soudain, elle comprit que Gooch risquait de rentrer à tout moment, et son cœur faillit s’arrêter de battre ; certaine qu’elle préférerait mourir plutôt que d’être trouvée ainsi, elle prit appui sur le panier pour se relever. Elle se dirigea vers la porte en maudissant la nature colérique, son corps ondulant follement. Pour répondre à sa haine silencieuse ou peut-être pour lui apprendre le respect, le vent s’engouffra par la fenêtre ouverte de la chambre, traversa toute la maison et fit claquer la porte de derrière.

Elle se verrouillait automatiquement dès qu’on la refermait, mais Mary, dans l’espoir d’un miracle, tourna quand même la poignée. Poussée par la terreur qu’elle ressentait à l’idée d’être découverte, nue dans sa cour, au milieu d’une tempête, elle se traîna vers le garage et souleva péniblement la porte, sa nudité porcine cruellement éclaboussée par la lumière que commandait un détecteur de mouvement. Ha, ha, aurait-elle voulu crier à l’intention de l’auteur de cette mauvaise plaisanterie. Très drôle, non ?

Les outils de Gooch étaient soigneusement disposés sur sa table de travail. Il y avait des boîtes et des cartons, remplis d’elle n’aurait su dire quoi, le balai d’extérieur, la tondeuse à gazon, le taille-bordures, le vélo de Gooch. Un son que les insomniaques connaissent par cœur, celui d’un véhicule qui roule dans la nuit, fit frissonner sa chair. Elle prit la pelle et, tournée vers la route, mesura la distance qui la séparait des phares. Chaque pas lourd faisant la preuve de sa volonté, elle pataugea dans les feuilles mortes jusqu’à la porte de derrière, souleva le manche de la pelle et l’enfonça dans la vitre. Paniquée par l’approche des phares, elle tendit la main vers le verrou.

L’éclat de verre, dans un élancement de froid glacial suivi d’une douleur cuisante, pénétra le talon nu de Mary à l’instant où elle franchissait le seuil. Maudissant la vitre, elle sautilla jusqu’au comptoir pour prendre appui, tandis que le véhicule passait sur la route.

Elle étira le cou. Elle souleva sa jambe. Elle se pencha de côté. Elle eut beau se contorsionner dans tous les sens pour examiner sa blessure au pied, son corps massif la lui cachait. Jetant un torchon sur le sol pour éponger le sang qui s’accumulait, elle posa le pied par terre. Trop tard, elle se rendit compte que l’éclat de verre était toujours planté dans sa chair. Elle se traîna jusqu’à l’une des chaises en vinyle rouge. Le sang s’échappait de la serviette, s’infiltrait dans les pores du coulis crasseux qui séparait les carreaux.

En grognant, Mary, qui suait à profusion, tenta de hisser son pied blessé sur le genou de l’autre jambe pour pouvoir en extraire le verre. Elle tira des deux mains, souleva le membre avec ses bras, mais ni l’articulation de son genou, ni l’attache du bassin, ni la couche de graisse qui entourait la rotule ne la laissèrent faire. Elle s’étira au maximum, toucha des ongles l’éclat de verre glissant et insupportable, se coupa le bout des doigts. Elle perdait une quantité de sang alarmante. Elle posa le talon blessé sur la serviette imbibée de sang, ce qui eut pour effet de déloger l’éclat de verre.

Respirant profondément, plus calme qu’elle aurait dû l’être, Mary trouva sa chemise de nuit grise sur la chaise et l’enfila sans s’inquiéter des taches de sang sur ses doigts ni même les remarquer. À la vue de son reflet dans la fenêtre, à la pensée de cette autre Mary Gooch qu’elle avait croisée brièvement, flottant dans la tempête, définie non pas par ceci ou bien par cela, mais à la fois par ceci, par cela et par tout le reste, elle attrapa une fiche recette sur laquelle figuraient les numéros d’urgence, s’empara du téléphone et composa le numéro du portable de Gooch. La voix préenregistrée d’une inconnue dit sur un ton d’excuse : L’abonné que vous tentez de joindre n’est pas disponible. Veuillez indiquer votre nom, l’heure ainsi que le motif de votre appel.

— C’est un message pour Jimmy Gooch, dit-elle. Pourriez-vous lui demander de rappeler sa femme, s’il vous plaît ?

Sentant le vent s’engouffrer par la fenêtre cassée, Mary songea à ce que disait Gooch quand elle mettait trop de temps à fermer la porte : Tu laisses sortir la chaleur. Quand elle passait de longs moments le nez dans le Kenmore, il disait au contraire : Tu laisses sortir le froid. Elle fut frappée de constater qu’il y avait sûrement une autre porte ouverte par où elle avait laissé Gooch s’échapper.