Un doigt accusateur
Malgré la brise qui entrait par la fenêtre de sa chambre et soufflait contre sa chemise de nuit toute moite, la chaleur accablait Mary sans relâche. Comme la faim. Du sucré après du salé. Une prescription biologique, sans doute. Un irrépressible besoin physiologique qui chassait le visage de Gooch de ses pensées, la douloureuse disparition de ses parents de son esprit, les inquiétudes relatives au repas d’anniversaire de sa conscience immédiate, l’inconfort causé par la touffeur de l’air de sa figure. Pourquoi n’avait-elle pas pris le sac de bonbons d’Halloween à la caisse de l’épicerie ? Qu’elle soit maudite, la voix de la modération.
Elle se concentra sur la liste. Des détails. Le repas de leurs noces d’argent. Confirmer les réservations au restaurant du lac. Passer prendre le dessert à la boulangerie Oakwood. Gooch ? S’il ne rentrait pas bientôt dormir quelques heures, il serait trop vanné et mal en point pour fêter. Déjà, il se faisait du souci à l’idée de la dépense et craignait que leurs invités commandent des apéritifs et des plats chers, comme le surf and turf ou la côte de bœuf. Il avait souligné que Kim et Wendy tenaient à leurs cocktails exotiques et Pete à sa bière importée. Gooch aurait des sueurs froides à l’idée de l’addition à régler. Depuis des semaines, Mary redoutait l’album que préparait Wendy, témoignage photographique de celle qu’elle avait été, le temps d’un éclair, et de celle qu’elle était devenue.
À la demande de Wendy, Mary avait scrupuleusement trié ses boîtes de vieilles photos, torturée par son image sur papier glacé, s’était vue prendre du volume au fil des ans. À la fin, sur les seules photos qu’elle avait trouvées d’elle-même, on voyait sa joue détournée ou son derrière en train de fuir. Elle avait tenté de faire fi de l’impatience de Wendy en lui tendant une douzaine de photos tout au plus, toutes anciennes et pour la plupart prises au cours de la même année, celle où elle avait été mince.
— Bon, avait dit Wendy. Je vais devoir utiliser celles que j’ai à la maison.
En se levant, Mary sentit son cœur se serrer à la pensée des photos. Appuyée sur le mur du couloir étroit, ses fémurs en désaccord avec leurs charnières, elle se traîna jusqu’au thermostat et tenta une fois de plus, en vain, d’éteindre la chaudière. Elle déboutonna sa chemise de nuit, la fit passer par-dessus ses épaules et la drapa sur une chaise de cuisine, puis elle s’avança vers la fenêtre qui laissait entrer la brise.
En fouillant dans ses boîtes à la demande de Wendy, Mary avait mis la main sur une photo qu’elle avait gardée et glissée dans le tiroir de sa table de chevet : Mary Brody en compagnie de sa prof préférée, Mme Bolt, bras dessus, bras dessous sur les marches de l’école secondaire de Leaford. Sur l’image, Mary, vêtue d’un pantalon molletonné difforme et d’un pull qui laissait voir les bourrelets de son ventre, était loin d’être svelte, mais, à la vue de cette photo d’un temps révolu, elle s’était dit que son sourire n’avait jamais été plus mignon.
En plus d’enseigner les sciences sociales et d’être titulaire de classe, Mme Bolt donnait un cours facultatif intitulé « Pensée progressiste ». C’était la femme la plus noire que Mary, jeune encore et ayant peu voyagé, ait jamais vue. Elle donnait l’impression de flotter plutôt que de marcher, de balayer le sol avec ses caftans de soie, une douzaine de bracelets dorés tintant à chacun de ses poignets, ses seins si énormes qu’ils la précédaient dans la pièce, son derrière si volumineux qu’il semblait au contraire en retard.
Dans les yeux de la femme plus âgée, Mary voyait son propre reflet. Non plus la Mary Brody grasse et boudeuse, mais plutôt une étudiante enthousiaste, pourvue d’une voix bien à elle et d’un si joli visage. Elle avait le sentiment que Mme Bolt, qui paraissait non pas prisonnière de son abondance, mais plutôt libérée par elle, chacune de ses respirations une véritable fête, la connaissait intimement. Mme Bolt ne se rebellait pas contre la beauté, mais elle en était une adepte d’un genre particulier. Sa nature sauvage maîtrisée. Sa décontraction étudiée. Sous le regard admiratif de Mary, la femme était radieuse.
Interrogée à table sur son nouveau professeur, Mary avait tenté de décrire Mme Bolt à Irma.
— Elle s’appelle Mme Bolt, même si elle n’est pas mariée, avait dit Mary en insistant lourdement pour éviter tout malentendu sur les opinions politiques de la femme. Elle refuse le terme « mademoiselle ». Elle est noire.
— C’est ce que je me suis laissé dire, avait déclaré Irma.
— Et elle est magnifique.
Dans la bouche de Mary, c’était comme une provocation.
— Elle est grosse. Mme Bolt est grosse, avait-elle ajouté.
— Comme Mme Rouseau ?
— Plus.
— Elle est plus grosse que Mme Rouseau ?
Mary roula les yeux. Mis à part les excès alimentaires, c’était son unique geste de défi.
— Elle s’accepte comme elle est. Ça fait d’ailleurs partie de son enseignement. L’acceptation de soi.
— Si elle est plus grosse que Mme Rouseau, c’est une obèse morbide, ma chère.
— Et alors ? fit Mary en roulant de nouveau les yeux. L’acceptation de soi est une bonne chose, maman.
— Et tu crois qu’il est bon d’accepter un état que les médecins du monde entier qualifient de « morbide » ? Franchement.
Seulement cinq élèves s’étaient inscrits au cours facultatif. Aucune des filles de la brigade de meneuses de claques, mais un joueur de l’équipe de basket-ball, Jimmy Gooch, qui relevait ainsi le défi que lui avaient lancé ses coéquipiers. Lorsque Jimmy était passé devant elle pour se rendre au fond de la classe, Mary avait senti un appel d’air, mais elle ne s’était pas retournée pour le voir. Elle avait appris à éviter les yeux des autres, certaine que son regard recelait quelque menace involontaire.
Les yeux scintillants, Mme Bolt fit tinter ses bracelets en joignant les mains, et elle flotta dans les allées comme s’il y avait cinquante élèves et non cinq.
— Sur votre pupitre, vous trouverez une feuille de papier et des ciseaux. Veuillez y percer un petit trou, je vous prie.
Les élèves s’exécutèrent. Au fond de la classe, Gooch signifia son ennui en soupirant bruyamment.
— À côté du trou, poursuivit Mme Bolt, écrivez à l’encre noire la lettre V. Puis tracez un cercle et des vaguelettes à l’intérieur.
Elle attendit.
— V. Un cercle parcouru de vaguelettes.
Les élèves menèrent la tâche à bien.
L’enthousiasme de Mme Bolt était communicatif. Elle était comme un prédicateur capable de vous insuffler la foi.
— Dans votre vie, mes magnifiques jeunes amis, des choix illimités s’offrent à vous. Vous êtes issus d’un monde privilégié, riche en possibilités. Vous pouvez tout faire. Et vous avez le devoir de profiter de cette chance. C’est votre raison d’être*. Ne courez pas le risque d’avoir des regrets quand vous serez vieux, de vous dire : « J’aurais voulu aller à l’université, mais je n’ai jamais trouvé le temps. » « J’aurais voulu voter pour ceux qui nous gouvernent, mais je n’ai jamais trouvé le temps. » « J’aurais voulu apprendre l’espagnol, mais je n’ai jamais trouvé le temps. » « J’aurais voulu voyager, lire les classiques, faire de la plongée sous-marine, escalader l’Everest, devenir membre de Greenpeace, mais je n’ai jamais trouvé le temps. » Regardez les cercles que vous venez de découper. Désormais, plus d’excuses.
Les étudiants examinèrent les cercles pendant un long moment silencieux. En fin de compte, c’est Mary Brody qui, ouvrant la bouche en classe pour la première fois, brandit sa feuille et dit :
— Trou. V. L’étang. Trouvez le temps !
Mme Bolt battit des mains.
— Bravo, madame Brody !
À l’école secondaire de Leaford, tout le monde savait que Mme Bolt était une grosse gouine. À cause de ses préférences sexuelles, de sa pensée trop progressiste ou peut-être encore de l’un des choix illimités qui s’étaient offerts à elle, elle n’était pas revenue après ce glorieux trimestre. Mary aurait bien voulu découvrir les racines du féminisme et honorer ses sœurs d’élection, mais son enthousiasme ne survécut pas au départ de Mme Bolt, et son « Trou V l’étang » finit tout chiffonné à la poubelle. Mary fut profondément blessée par la désertion de Mme Bolt, en particulier parce que celle-ci lui avait dit un jour qu’elle, Mary, était pourvue d’une très vieille âme.
Adieu, adieu. Un dernier adieu. Pour un moment, pour longtemps, pour toujours. On avait écrit des chansons, des pièces de théâtre, des romans et des films sur les adieux. Mary y voyait une thématique. Closure. Mary n’aimait pas la modernité du terme pour décrire un rituel si ancien. La reconnaissance de ceux qui étaient partis, de ceux qui étaient restés. Envolés. Une ultime séparation. Et pour Mary, de si nombreux adieux méconnus. Elle se demanda si sa faim s’expliquait par l’accumulation de tels abandons. Comme un lourd doigt accusateur.
Elle détecta un mouvement dans son champ de vision périphérique et se retourna en songeant : Gooch. C’était une silhouette magnifiquement esquissée, momentanément méconnaissable à travers la vitre de la porte. Mary se tint immobile et la silhouette se précisa. Mary vit que c’était celle d’une femme, d’une femme nue et grasse. C’est donc moi, pensa-t-elle. Elle prit la chemise de nuit sur la chaise derrière elle. Gooch ne l’avait pas vue nue depuis des années. Elle frissonna à la pensée de la dernière fois. Mais le souvenir de la première lui fit plaisir.