Un si joli visage
Seule le soir, lorsque la lumière avait abandonné le toit d’ardoise de sa petite maison à la campagne et que son mari était encore au travail, Mary Gooch, debout devant la fenêtre ouverte de sa chambre à coucher, exécutait un striptease à l’intention des étoiles : elle s’extirpait de son pantalon fripé, ôtait son ample blouse, libérait ses seins, se débarrassait de sa culotte, et sa chair crémeuse se répandait jusqu’à l’instant où éclatait sa nudité complète, sublime. Dans l’obscurité, elle implorait son amant le vent de la prendre et, pour finir, devait s’appuyer sur le rebord de la fenêtre. Puis, inhalant la nuit telle la fumée d’une cigarette post-coïtale, Mary se tournait vers le miroir, qui l’observait depuis le début.
La glace révélait l’image que Mary connaissait par cœur : une brune de quarante-trois ans, mesurant un mètre soixante-sept et si enrobée de graisse qu’aucun os de son squelette ne parvenait à s’insinuer dans son reflet. Pas l’ombre d’une omoplate ni d’une clavicule, pas d’aspérité de la mâchoire, pas d’enfoncement au genou, pas de saillie de l’os iliaque, pas de creux aux jointures, pas de phalange aux plus petits de ses doigts. Et aucune trace de muscles. Comme si elle était enveloppée dans un duvet sous-cutané.
À neuf ans, Mary était descendue du pèse-personne du Dr Ruttle et l’avait entendu murmurer le mot à l’oreille d’Irma, sa mère si menue. Bien qu’inconnu, le mot, dans le contexte des contes de fées, lui avait semblé tout à fait sensé. Obête. Il y avait bien des sorciers et des sorcières. Pourquoi pas des ogres et des obêtes ? La grosse petite Mary ne fut pas déroutée par le diagnostic. Dans son esprit d’enfant, il était tout naturel que son corps ait pris la forme de l’animal affamé qui se terrait dans son ventre.
Elle a un si joli visage. Les gens ne cessaient de le répéter. Lorsqu’elle était petite, ils formulaient le commentaire à l’intention de sa mère en faisant tss-tss en signe de pitié ou d’amer reproche, selon leur nature particulière. Lorsqu’elle fut plus vieille, ceux qui la plaignaient ou la condamnaient lui adressaient les mots directement. Un si joli visage. Message implicite : la honte de ses volumineuses proportions, le gaspillage de ses yeux verts et de ses lèvres arquées, de son nez aquilin, de sa fossette au menton et de sa peau douce, pareille à de la pâte levée, et pour ainsi dire dépourvue de rides, fait en soi remarquable dans la mesure où, quand elle ne mangeait pas, Mary Gooch se faisait du souci.
Elle s’inquiétait de ce qu’elle allait manger et ne pas manger. Du moment et de l’endroit où elle mangerait ou ne mangerait pas. Elle s’inquiétait d’avoir trop mangé ou de ne pas avoir assez mangé. Elle redoutait l’hypertension, le diabète de type 2, l’athérosclérose, la crise cardiaque, l’AVC, l’arthrose. Le mépris des inconnus. La vérité qui sort de la bouche des enfants. La mort subite. La mort lente. Elle se faisait d’autant plus de souci que tous ces soucis l’empêchaient de dormir ; pendant ces heures sans rêves, elle s’inquiétait encore : de son mari, Gooch, et de l’imminence de leurs noces d’argent, du poste de subalterne qu’elle occupait chez Raymond Russell Drugstore et de sa liste, celle qui, dans son esprit, avait pour titre Choses négligées et non Choses à faire.
Le poids n’est qu’un chiffre sur une balance, se répétait-elle, et le miroir seulement un point de vue différent. En examinant de côté son corps nu dans la glace, lorsque la lune croissait et que l’angle était idéal, Mary Gooch percevait la beauté de sa silhouette poétique, de sa chair éloquente, généreuse et comestible, et concevait qu’un artiste puisse avoir envie de croquer le ventre monumental, de rechercher le rivage criblé de trous d’une cuisse inclinée, de se délecter des ombres et des profondeurs des seins pendants et des multiples mentons. Une forme ample et sensuelle, comme celle de l’énorme vase rond que, du côté des Brody, on se transmettait de génération en génération, et dans lequel, le printemps venu, Mary disposait ses lis orangés. Ou celle des dunes de neige vierge qui recouvraient les collines derrière sa maison en bordure de la petite ville de Leaford.
Mary, qui aurait voulu se rebeller contre la tyrannie de la beauté, lui vouait plutôt un culte : elle surveillait son cours, dévorait les images des magazines de luxe et des émissions de télévision, en particulier celles qui portaient sur la vie des gens riches et célèbres. Elle s’attardait sur les corps, dont elle touchait le contour du bout du doigt, comme une amoureuse en pâmoison, suivait les abdominaux de pierre et les ventres de béton, les bras musclés à bloc et les deltoïdes gonflés (si audacieux chez une femme), les jambes de pouliche, la taille de guêpe, le cou de cygne, la crinière de lion, les yeux de chat. Elle acceptait la suprématie de la beauté et ne pouvait que se reconnaître complice du sabordage de la sienne.
Pour Mary Gooch, le double fardeau de son poids et de sa responsabilité personnelle se révélait souvent trop lourd à porter. Naturellement, elle cherchait des coupables. Sa cible de prédilection étaient les médias, lesquels comptaient par ailleurs au nombre de ses dépendances. Elle dévorait les pages des magazines, se réjouissait à la vue de certaines vedettes atteintes de cellulite, se désolait des fabuleuses beautés anorexiques, prenait note des musts de l’automne et se gaussait avec les critiques des désastres vestimentaires avant de s’apercevoir qu’elle avait ingurgité un litre de crème glacée de qualité supérieure, poussée par la pub sous la photo d’une belle de la télé qui n’avait pas de chance avec les hommes. Mary savait que les médias étaient la cause de tout, mais les montrer du doigt constituait un exercice trop violent, et elle se fatiguait vite. Surtout qu’elle se butait souvent à une évidence bête : il aurait suffi de dire non.
Jimmy Gooch, l’époux de Mary depuis près de vingt-cinq ans, lisait Time, Newsweek, Scientific American, The Atlantic et National Geographic. Il regardait CNN, même quand l’Amérique n’était pas en état d’alerte rouge, et aimait les débats présentés par les chaînes spécialisées, ceux dont les invités brillants rient même quand il n’y a rien de drôle. Puisque Gooch travaillait tard tous les soirs, ou presque, et qu’il jouait au golf les week-ends, Mary s’était rendu compte que, durant la semaine, ils ne disposaient que de quelques heures de veille communes. Elle aurait voulu meubler le silence qui s’était installé entre eux, mais elle ne partageait pas la passion de Gooch pour la politique. Parfois, la bêtise humaine leur fournissait un terrain d’entente. « Lis donc le dernier article », lui avait récemment dit Gooch en lui donnant une tape sur la tête à l’aide d’un magazine roulé. Elle avait perçu de l’agressivité dans ce geste, que lui-même avait plutôt qualifié de « badin ».
Dans l’article, il était question des maux de la culture nord-américaine, de l’erreur qu’on commettait en assimilant l’accumulation de biens à la réussite, la gloutonnerie à la réalisation de soi. De toute évidence, Gooch souhaitait que Mary établisse une comparaison avec sa propre complaisance alimentaire, ce qu’elle ne manqua pas de faire, mais le texte était en soi provocant dans la mesure où il posait la question suivante : De façon générale, les gens sont-ils plus heureux en cette ère de gratifications immédiates et de solutions instantanées, de prolifération par milliers des chaînes et des marques, qu’ils ne l’étaient avant la Révolution industrielle ? Non, décréta Mary, sur-le-champ. Elle se demanda même si ce n’était pas plutôt le contraire : ses ancêtres, pionniers qui avaient mené une existence âpre au service d’un but unique, n’avaient guère eu le temps de réfléchir au bonheur. Le bois à couper. L’eau à transporter. Difficile d’imaginer qu’un des Brody, qui avaient défriché Leaford du Burger King jusqu’à la station-service, ait déjà passé une seule nuit blanche.
Après avoir lu d’innombrables magazines et passé des heures à éplucher les pages consacrées à la croissance personnelle, Mary Gooch savait ne pas être la seule victime d’obésité morbide ou d’un vague malaise. Les symptômes du désespoir étaient omniprésents, les formules gagnantes à portée de main. On pouvait dormir comme une souche et se réveiller revigoré, se débarrasser de ses kilos en trop sans faire le moindre régime, préparer un repas pour six personnes en vingt minutes ou moins, ranimer sa libido endormie et réaliser cinq objectifs personnels avant la fin du mois. Tout cela était possible. Malgré les directives détaillées, Mary, elle, n’arrivait à rien. Classé secret. Un ingrédient essentiel, quelque chose de simple et d’insaisissable comme l’honnêteté, lui faisait défaut.
Mary avait été élevée sans religion, mais, d’instinct, elle établissait une distinction entre son esprit et son corps. Le premier échappait à la gravitation. Sur la Terre, le second pesait cent trente-cinq kilos et demi (le demi-kilo n’était pas banal : elle s’était un jour promis de se suicider si elle dépassait le seuil des cent trente-cinq kilos). Autre promesse non tenue. Autre sujet de récrimination. La vérité sur ce qui motivait sa faim était aussi présente et mystérieuse que n’importe quel dieu.
Il est certain que le chagrin nourrissait la bête. À mesure que l’âge moyen gagnait du terrain, les occasions d’en éprouver se faisaient plus nombreuses et plus marquantes. Les passages, en particulier, de vie à trépas, ajoutaient au poids de Mary Gooch. Treize kilos pour sa mère, gagnés sur des mois des années auparavant, même si Irma n’était pas morte. Des lustres plus tôt, les bébés avaient ajouté sept et neuf kilos respectivement. Et sept autres lorsque son père était mort au printemps. Et cinq de plus pour M. Barkley pendant l’été. Elle avait vaguement le sentiment de se montrer charitable en attribuant ses kilos en trop à ses êtres chers, de la même façon qu’elle trouvait un certain réconfort dans le fait d’exprimer son poids en kilos plutôt qu’en livres nord-américaines.
Pendant ses douloureux cycles de peine et de prise de poids, Mary se disait qu’il aurait mieux valu avoir une religion et la perdre plutôt que de ne pas en avoir du tout. Sur la foi de connaissances douteuses et de conceptions limitées, elle avait échafaudé un système de croyances qu’elle corrigeait et amendait sans cesse, au gré des articles de magazines ou des recommandations faites par des vedettes tant soit peu convaincantes. Sauf à propos de la règle de trois qui, bien qu’elle ne soit fondée sur aucun texte religieux, faisait l’objet d’une croyance tenace. Les malheurs arrivent toujours par groupe de trois. La mort, les accidents graves, la ruine financière. Un. Deux. Trois. Elle se demandait ce qui, après son père et M. Barkley, viendrait clore la trilogie. Un autre décès ? Ou, plus simplement, un autre de ces malheurs qu’on croit à tort supportables ?
Du stationnement jusqu’à la porte de derrière de la pharmacie Raymond Russell, le souffle court, les valves de son cœur affolées, Mary se disait : C’est moi. Je vais clore la trilogie. Voici venir l’infarctus mortel. Inondée de regrets, elle voyait tout avec netteté, mais trop tard, comme souvent chez les adultes insouciants. Mais, à la manière de toutes choses, la sensation finissait par passer, et, clic, elle allait d’un souci au suivant, chacun assez dense et nuancé pour soutenir son intérêt et assorti de liens qui l’absorbaient et la détournaient du portrait d’ensemble. Le tic-tac du temps. Le dédale du déni.
À strictement parler, Mary Gooch ne priait pas Dieu, à propos de qui elle avait par moments des doutes. Elle le prenait plutôt à témoin de ses souhaits. Elle souhaitait la fin des guerres. Elle souhaitait que le gérant de la pharmacie se coince le scrotum dans le tiroir-caisse. Elle souhaitait que sa mère meure paisiblement. Et elle souhaitait trouver quelque chose de joli à porter pour ses noces d’argent. Sans parler du souhait qui l’emportait sur tous les autres et que, de toute éternité, elle avait en tête à chaque heure du jour : si seulement je pouvais perdre du poids. Ce vœu, Mary l’adressait à son Dieu incertain en empruntant la voix la plus petite et la plus humble qui soit. Si seulement je pouvais perdre du poids, Gooch m’aimerait de nouveau. Parfois c’était plutôt : je pourrais laisser Gooch m’aimer de nouveau. L’état de son corps était indissociable de celui de son mariage et de l’univers.
Si seulement je pouvais perdre du poids.
Car malgré ses doutes sur l’existence de Dieu, Mary Gooch, en plus de la règle de trois, croyait aux miracles.