Une certaine forme de liberté
Le lendemain matin, Mary fit du ménage avant de se rendre chez Ronni pour s’occuper des garçons. À la porte, elle se pencha pour les embrasser et rit de bon cœur lorsque Ronni lui reprocha de n’avoir toujours rien fait à propos de « ces affreuses repousses grises ». Elle proposa une visite au salon de coiffure pour faire retoucher la couleur, mais Mary déclina l’offre. Le roux avait prix une vilaine teinte de rouille à cause des produits chimiques de la piscine, mais elle n’entendait pas renoncer à nager uniquement pour le bénéfice de ses cheveux. Devant l’insistance de Ronni, elle accepta toutefois de se prêter à une séance de maquillage.
Dans l’immense salle de bains de la chambre des maîtres, les garçons, bouche bée et silencieux, assistèrent à sa transformation. Lorsque leur mère eut finit de rougir les joues de Mary, de noircir ses cils, de foncer ses paupières et de peindre ses lèvres, Jeremy déclara Mary très belle. Joshua dit qu’elle avait l’air d’un clown. Jacob déclara simplement :
— J’aime pas toutes ces couleurs sur ta face.
Mary non plus.
Pendant que Ronni fouillait dans un tiroir, Mary aperçut une paire de ciseaux.
— Coupe mes cheveux, Ronni, dit-elle spontanément.
— Non !
— Oui. S’il te plaît. Coupe-les. Jusqu’aux repousses argentées.
— Oui ! s’écria Joshua. L’argent, c’est joli.
— Oh, Mare, protesta Ronni. Tu vas avoir l’air… Je ne sais pas…
— Oui ?
— D’une gouine.
— Ça ne me fait rien. Je n’y vois pas d’inconvénient.
Elle songeait à Mme Bolt.
— J’en ai assez des repousses. J’en ai assez du roux.
Elle ferma les yeux.
— Coupe-les. S’il te plaît.
Les garçons applaudirent et, dans la glace, virent leur mère, malgré ses réticences, approcher les lames de la nuque de Mary.
— Jusqu’au bout, lui rappela Mary en évitant de regarder.
Ronni inspira, referma les ciseaux et coupa une mèche de cheveux endommagés par la piscine. Trop tard pour demander à Mary si elle avait changé d’idée.
Les triplés recueillaient les mèches au fur et à mesure qu’elles tombaient, et Mary leur proposa de les mettre avec leur matériel de bricolage. Ses cheveux ne lui avaient jamais semblé beaux. Leur longueur n’avait jamais été qu’une autre forme d’inertie, et leur élimination lui fit l’effet d’une certaine forme de liberté. Sentant l’air souffler sur son crâne et le poids des dernières mèches disparaître, elle rouvrit enfin les yeux.
— Fini, souffla Ronni.
Dans le miroir, Mary vit une femme de forte taille : un petit casque de cheveux épais, doux et argentés encadrait un crâne bien conformé et un joli visage aux yeux verts expressifs, des lèvres roses et charnues, le menton creusée d’une profonde fossette.
— Voilà, dit-elle.
C’est moi, songea-t-elle.
Même Ronni dut convenir que le look austère lui allait bien.
— Ça fait glamour.
— Vraiment, admit Mary.
Pour parfaire le tout, Ronni dénicha de grosses boucles d’oreilles en argent et un petit collier dans sa réserve de bijoux Lydia Lee. Comme ils ignoraient le sens des mots « glamour » et « gouine », les garçons déclarèrent d’une seule voix que Mary avait l’air d’un homme portant des bijoux, et les deux femmes éclatèrent de rire. La vérité sort de la bouche des enfants. Lorsque Mary annonça son intention de les inviter au restaurant pour les remercier de sa coupe de cheveux, Ronni secoua la tête.
— Tu en as déjà assez fait. Je vais cuisiner pour toi.
En voyant Mary manger sa salade et son poulet grillé du bout des dents, Ronni demanda :
— Ça ne te plaît pas ?
— C’est très bon, répondit Mary. Tu as oublié ce que je t’ai dit ? J’ai complètement perdu l’appétit.
— Je pensais que c’était seulement parce que tu n’aimais pas manger toute seule. Regarde-moi. J’ai pris quatre kilos depuis que Tom m’a quittée, confessa Ronni. L’effet conjugué des chips, de la crème glacée et de très mauvaises sitcoms.
Mary opina du bonnet en se souvenant de ses vieux démons.
— Gooch a encore retiré quatre cents dollars.
Ronni secoua la tête.
— Il reste combien ?
— Quinze mille et des poussières.
— Tu pourrais le poursuivre en justice.
— Je ne ferais jamais une chose pareille à Gooch.
— Tu as vérifié auprès de ses amis, à la maison ?
— Ils ont promis de téléphoner.
— Tu les crois ?
Mary haussa les épaules.
— Tu penses quand même qu’il va revenir ? continua Ronni.
— Je ne sais plus quoi penser.
— Je parie qu’il est à Las Vegas. Je parie qu’il est à Las Vegas depuis le début.
— J’en ai assez de chercher à deviner.
— Sors tout ! s’exclama soudain Ronni. Prends tout l’argent et ne lui laisse rien.
— Et s’il en a besoin ?
— Qu’il aille se faire foutre, articula Ronni en silence pour ne pas que les enfants l’entendent.
— Jamais je ne pourrais le laisser dans le pétrin comme ça.
— Comme il l’a fait avec toi ? ajouta Ronni d’un ton plein de sous-entendus.
Plus tard, après que les deux femmes eurent fait à tour de rôle la lecture aux garçons ensommeillés, Mary les embrassa en leur souhaitant bonne nuit et accepta de boire un verre de vin sur la terrasse avec Ronni. À son plus gros, Mary s’enivrait facilement ; cette fois-là, elle sentit la chaleur de l’alcool monter en elle au bout de quelques gorgées seulement. Elle poussa un profond soupir en observant le ciel étoilé et, sur un ton méditatif, déclara :
— Dire qu’il y a deux mois, je travaillais dans une pharmacie à Leaford, en Ontario, et que je pensais à m’acheter des bottes d’hiver.
— On planifiait des vacances à Aruba, Tom et moi. Il n’avait absolument pas l’intention de partir avec moi, remarque !
Mary songea à la croisière dont elle avait privé Gooch.
— Tu es… si belle, Ronni. Tu vas rencontrer quelqu’un.
Ronni rit et se resservit de vin.
— J’ai trois garçons de trois ans, Mary. Par ici, c’est ce qu’on appelle avoir un lourd passif. Et quand je pense à toutes les simagrées qu’il faut faire, j’aime autant donner rendez-vous à mon vibrateur.
Libérée par l’alcool, Mary gloussa.
— Gooch ?… commença-t-elle.
— Ouais ?
— …a un gros pénis.
Ronni rejeta la tête en arrière.
— Mary Gooch !
— Un très gros pénis, même.
— Tu m’as dit que c’était le seul homme avec qui tu avais couché ! Comment peux-tu comparer ?
— J’ai regardé autour de moi, répondit Mary, sûre de son fait. En plus, nous avons la télévision par câble depuis un moment.
— Espèce de petite polissonne !
On n’avait encore jamais traité Mary de « petite » ni de « polissonne ». Elle prit une bonne gorgée de vin.
— Je n’ai pas fait l’amour depuis six ans.
Ronni cessa de rigoler.
— Pourquoi ?
Mary s’assombrit.
— Mon corps… Je…
— Je ne peux pas m’imaginer m’en passer pour toujours, dit Ronni. C’est vrai. Pas pour le côté relationnel, mais pour le sport.
— Je n’ai jamais considéré les rapports sexuels comme un sport.
— Tu te vois coucher avec quelqu’un d’autre ?
— Non, répliqua Mary. Il n’y a que Gooch. Il n’y a jamais eu que Gooch.