Une humanité peu commune
La grosse limousine noire aurait pu filer sur une rue quelconque dans une ville quelconque, et non au milieu des collines brunes et délavées du nord de la vallée de San Fernando. Mary était si vidée qu’elle s’était dissociée de la voiture et même de son corps, comme elle l’avait fait dans l’herbe, sous le ciel orageux de Leaford. L’excès de larmes, conjugué aux centaines de pertes, aux milliers d’humiliations, aux millions de blessures, l’avait affranchie. Elle se sentait légère. Et, dans son état d’illumination, elle se rendait compte qu’elle devait sa libération à ses sanglots, certes, mais aussi à tout l’épisode, qui se prolongeait, de « La vie après Gooch ».
Elle ne songea pas à poser de questions. Qui était Frankie ? Pourquoi allaient-ils le voir ? En quoi cet homme pourrait-il l’aider ? Le chauffeur semblait si sûr de son fait qu’il aurait tout aussi bien pu dire : « Je conduis vous chez sage de la colline. Il vous dit quoi faire. » Elle s’était moins départie de sa volonté que soumise à l’étrangeté ordinaire du monde hors des confins de Leaford. D’ailleurs, elle ne se sentait pas prête à voir Gooch, à supposer qu’il soit là, et préférait flotter un moment de plus dans l’air sec et tiède qui glissait au-dessus de la limousine, consciente que cette sensation, comme toutes choses, finirait par passer.
C’est effectivement ce qui se produisit lorsque la voiture s’engagea dans le stationnement d’un centre commercial. Mary sortit la tête des nuages et réintégra l’habitacle, frappée par le contraste entre ce lieu et les endroits du même genre qu’elle avait vus à Leaford, à Chatham et même à Windsor. Le stationnement était vaste, parsemé d’îlots de palmiers, d’étourdissants arrangements de feuillage et de fontaines impressionnantes, que reflétaient les pare-brise et les portières des véhicules, parmi lesquels ne figurait aucune camionnette Ford au toit ouvrant brisé. Des Hummer, véhicules qu’elle n’avait encore jamais vus, mais qui, sur la route de l’aéroport, étaient si omniprésents qu’elle avait cessé de les compter, des Escalade, des Land Rover, des Mercedes, des Lexus, des Corvette et des Jaguar. Gooch serait ravi, songea Mary, aguichée par le chrome excitant et les becquets sexy, les contours, les designs, les couleurs, la symétrie. Peut-être Gooch avait-il utilisé l’argent de la loterie pour s’acheter une nouvelle voiture. Elle se demanda quel modèle il conduisait.
Ici, pas de Dollarama ni de bacs remplis d’articles à rabais encombrant le trottoir. Pas de sandwicheries ni de dépanneurs poussiéreux. Que les façades étincelantes de boutiques de vêtements féminins haut de gamme, de bijouteries, d’agences immobilières. Se mouchant une dernière fois, Mary but toute la scène, digéra son premier aperçu des Californiens en dehors de leurs voitures : des enfants légèrement bronzés, aux vêtements assortis et aux tennis flambant neufs, des hommes aux traits burinés vêtus de costumes chic ou de shorts moulants, si courts que c’en était embarrassant. Et les femmes… minces et manucurées, les cheveux lustrés, arborant des jeans griffés et de jolies chaussures avec des boucles et des sacs à main en cuir aux ornements métalliques à la mode.
Gros Avi trouva une place près d’un café devant lequel étaient disposés des chaises en cèdre et des parasols géants, épargnés par les oiseaux et les éléments. Mary n’avait pas songé que les passants et les clients sirotant leur café au lait se demanderaient qui se trouvait dans la limousine. Et elle fut horrifiée de constater que tous les yeux se braquèrent sur elle quand Avi, coiffé de sa casquette, l’aida à sortir. Elle surprit son reflet dans la vitrine en miroir du café, ses longs cheveux roux embrasés par l’aveuglant soleil californien. Elle se dit qu’elle avait l’air d’une actrice sortie tout droit du Central Casting —l’infirmière excentrique au cœur d’or ou la pensionnaire d’un asile psychiatrique en permission d’un jour.
Gros Avi sourit et lui tendit le bras. En l’escortant jusqu’à l’allée, il dit :
— Après Frankie, vous vous sentez mieux. Forte. Après, je vous mène à votre mari.
Mary décida qu’un café vendu à prix prohibitif n’apaiserait pas son mal, mais qu’il ne lui ferait pas de tort non plus.
— Désolée de vous causer autant d’ennuis, dit-elle, renversée par l’humanité peu commune de cet homme. Mais je boirais bien un café.
Gros Avi, cependant, l’entraîna au-delà des parasols, jusqu’à une grosse porte bleue voisine du café, et la fit entrer dans une ruche caverneuse, couleur beurre — ce qu’Irma appelait un salon de beauté. De part et d’autre de la longue salle, un essaim de femmes de tous les âges trônaient dans des sièges tournants et se faisaient coiffer par un essaim de femmes de tous les âges en uniforme blanc. Laissant Mary à la réception avant qu’elle ait pu lui demander ce que l’homme qu’il avait appelé Frankie fabriquait dans un salon de coiffure, Avi disparut derrière des portes battantes couleur argent.
Mary regarda les quatre femmes qui attendaient sur des fauteuils en cuir moelleux ; deux d’entre elles avaient cessé de feuilleter leur magazine et les deux autres avaient levé les yeux de leur portable pour examiner la nouvelle venue. Résistant à son instinct, qui lui commandait de fuir, Mary s’assit à côté d’une adolescente aux longs cheveux blonds en s’efforçant de n’incommoder personne avec ses exhalaisons. Sans trop savoir si elle rêvait bel et bien ou si elle craignait plutôt que ce soit le cas, Mary se demanda si elle ne risquait pas, en se réveillant, de trouver la fissure au plafond, la neige à la fenêtre et le désert de son lit plein de bosses. Une sonnerie électronique la tira de sa rêverie et elle se tourna vers sa voisine, d’où le bruit semblait émaner.
— Je pense que c’est vous, dit la fille en levant les yeux.
— Pardon ?
— C’est vous, répéta la fille. Votre téléphone.
— Mon téléphone ?
La sonnerie n’avait rien à voir avec Proud Mary.
— Vous avez probablement un message.
— Ah bon.
Mary trouva le portable dans son sac. Si elle avait un message, c’était sûrement important. Gooch, peut-être. Elle contempla l’appareil. Le bip-bip persistait. Les autres femmes se tournèrent à leur tour vers Mary, la virent appuyer sur plusieurs boutons, gênée tout autant par le bruit insistant que par sa propre ineptie. En inspirant à fond, elle expliqua :
— Désolée. Je ne sais pas comment prendre les messages.
Mary retint son souffle et continua d’appuyer à gauche et à droite jusqu’à ce qu’une jeune femme, assise en face d’elle, pose son magazine et déclare :
— C’est peut-être votre pile. Vous n’avez qu’à éteindre votre téléphone.
La femme tendit la main, déplia le téléphone et annonça avec autorité :
— Ce n’est pas un message. Vous devez recharger la pile, c’est tout.
— Merci, souffla Mary en rangeant le portable.
Elle songea à demander à la femme de lui donner un cours intensif sur l’utilisation des téléphones cellulaires, mais en levant la tête, elle constata que Gros Avi s’avançait vers elle, son visage brûlé par le soleil fendu d’un large sourire, suivi d’une femme plantureuse aux cheveux platine remontés en chignon et au visage si maquillé que ses traits exotiques semblaient en relief. Avec ses yeux en amande cerclés de noir et ses énormes lèvres framboise, cette femme, beaucoup plus jeune que Mary, mais presque aussi grosse, la scrutait sans sourire, semblable au mécanicien qui inspecte un tas de ferraille.
— C’est elle, Mary Gooch ? demanda-t-elle avec un accent américain qui semblait trahir une origine étrangère.
— Mary, je présente Frankie, dit Avi cérémonieusement. C’est chez elle, ici.
Frankie portait non pas un uniforme blanc, mais plutôt une blouse flottante, aux motifs turquoise et aux manches longues, ainsi qu’une jupe assortie qui caressait la chair vallonnée de ses hanches et de ses fesses. Elle était magnifique. Grosse et magnifique. Un modèle d’acceptation de soi, songea Mary. À moins que l’aisance apparente de Frankie dans son corps ne soit aussi un leurre, un peu comme ces vedettes de cinéma qui célèbrent leurs rondeurs généreuses sur la couverture des magazines pour ensuite faire la promotion de produits amaigrissants.
Mary se leva avec difficulté et tendit une main que la femme prit sans la secouer.
— Viens avec moi, chérie, lança-t-elle en entraînant Mary.
Gros Avi tapota son épaule.
— Frankie vous aide, fit-il en consultant sa montre. Je reviens. Dans une heure.
Pendant qu’elle était assise avec les autres dans la salle d’attente, Mary ne s’était pas doutée que Frankie était une femme et que l’objet de l’escale était une transformation. Certaine qu’une aide aussi superficielle se révélerait insuffisante, elle aurait protesté, si seulement elle avait compris plus tôt. Elle ne regardait jamais les émissions de télé mettant en scène des métamorphoses. Les solutions rapides la déprimaient, les messages contradictoires la désorientaient. Aux gens en général, et pas seulement aux femmes, on recommandait d’accepter ce qui faisait d’eux des êtres uniques, l’apparence ne revêtant aucune importance, et, en même temps, on leur disait qu’une nouvelle coiffure et quelques accessoires bien choisis allaient changer leur vie.
Par ses yeux mi-clos, Mary vit trembloter la peau du cou de Frankie, qui appliquait un après-shampoing sur ses longs cheveux. Elle eut un mouvement de recul lorsque la femme annonça d’une voix sonore :
— Mon premier mari m’a quittée, moi aussi. Il y a six ans ce printemps.
— Ah bon, fit Mary, heureuse au fond que Gros Avi l’ait dispensée de raconter son histoire.
— C’est la meilleure chose qui me soit arrivée. Deux semaines plus tard, j’ai rencontré Bob chez Ralph, et je jure devant Dieu que je n’ai plus repensé à l’autre.
— Ah bon.
— Je suis là, au comptoir de la pâtisserie, pour commander le gâteau d’anniversaire de mon neveu, et Bob est là, lui aussi, et nous nous mettons à parler. De la circulation, je crois. Franchement, j’ai un peu paniqué parce que, au bout de deux minutes, il m’a invitée à sortir avec lui.
Frankie se pencha pour dire à l’oreille de Mary :
— J’ai décidé de jouer cartes sur table. J’ai dit : « Êtes-vous un de ces sales types qui aiment baiser des grosses ? » Il m’a regardée droit dans les yeux et il a répondu : « Seulement si tu es une de ces grosses qui aiment baiser des sales types. » J’ai ri comme une baleine. Depuis, je suis avec lui.
Mary fut choquée par le langage et la franchise de la femme, mais jugea que l’anecdote n’était pas dépourvue d’un certain charme naïf.
— C’est bien, dit-elle. Vous êtes israélienne, vous aussi ?
La coiffeuse qui shampouinait une brune au-dessus du lavabo voisin gloussa.
— Elle est perse, voyons.
Comme si c’était évident.
Une fois loin des lavabos et en vue des portes, Mary eut une nouvelle envie de fuir, mais Gros Avi était parti et ses cheveux dégoulinaient. Elle n’eut d’autre choix que de s’asseoir sur la chaise tournante que Frankie lui avait désignée et d’attendre que tous les nœuds soient éliminés. Irma, songea Mary, légèrement rassurée par l’idée que sa mère ne serait pas consciente de son absence, alors que, pendant des années, elle-même avait souffert de voir Irma insensible à la présence de sa fille à ses côtés. Elle ferma les paupières.
— Je sais que c’est dur, chérie, fit Frankie en allongeant le bras vers une bouteille de démêlant à l’aspect laiteux. Avi dit que la compagnie aérienne a perdu tes bagages.
Mary ne se sentit pas la force d’expliquer.
— Il y a une autre femme ? demanda Frankie.
Mary eut l’impression que les autres femmes, les clientes comme les coiffeuses, tendaient l’oreille.
— Je ne crois pas, répliqua-t-elle.
Frankie soupira en contemplant les mèches de cheveux roux mouillés.
— Les pointes sont tout abîmées, remarqua-t-elle. Et tes cheveux sont trop longs. Ils te vieillissent de… dix ans. Moi, je les couperais à la hauteur des épaules.
Comme Mary ne répondait pas, la femme qui occupait la chaise voisine déclara :
— Vous avez un si joli visage. N’est-ce pas qu’elle a un joli visage ?
Dans le miroir, Mary leur sourit à toutes les deux.
— Allez-y, ordonna-t-elle à Frankie. Faites comme vous voulez.
Frankie saisit la queue de cheval de Mary et la coupa sans ménagement, comme de la mauvaise herbe. Mary vit la longue bande de cheveux roux tomber par terre comme si elle appartenait à quelqu’un d’autre.
Derrière, une cliente cria :
— Vas-y, ma fille !
Cramoisie, Mary leva les yeux au moment où Frankie agitait ses ciseaux, telle une baguette magique, au-dessus du groupe.
— Bon, écoutez-moi, toutes. Je vous présente Mary, qui vient du Canada, annonça-t-elle. Son mari l’a quittée.
Les femmes exprimèrent leur sympathie en faisant tss-tss.
— Il est chez sa mère, du côté de Golden Hills. En sortant d’ici, elle va aller lui dire sa façon de penser.
Les femmes affirmèrent leur soutien à voix basse, et Mary fut frappée par leur intérêt unanime. Dieu merci, ce n’est pas moi.
— Dégradés jusqu’aux épaules et bouclés autour du visage, poursuivit Frankie, sollicitant l’opinion des autres.
Derrière, dans le vacarme des séchoirs, une coiffeuse cria :
— Pas de frange. Une coupe à la Lana Turner avec une raie sur le côté et du volume sur le dessus.
Mary sentit son cœur s’emballer. On envahissait sa bulle. On avait coupé ses cheveux. Elle croyait avoir des problèmes d’identité ? C’était encore pire à présent.
— Je n’aurais pas dû venir, chuchota-t-elle à l’intention de la grosse femme aux cheveux roux coupés aux épaules qu’elle voyait dans la glace. Je me sens complètement perdue.
En cherchant ses yeux dans le miroir, la femme qui l’avait complimentée sur son joli visage dit :
— Nous sommes toutes passées par là, ma chérie. Toutes.
Une autre femme, que Mary n’avait pas encore remarquée sous son séchoir, dans le coin, releva sa tête, couverte d’une étrange perruque faite de carrés en papier d’aluminium, et lança :
— Depuis combien de temps es-tu mariée ?
— Vingt-cinq ans.
— Tu devais être encore aux couches.
— J’avais dix-huit ans.
— Peu importe ce qui s’est passé, on ne renonce pas à vingt-cinq ans de vie commune sans se battre, déclara la femme.
Elle se leva et, en se traînant les pieds, vint s’asseoir sur la chaise voisine de celle de Mary. Les yeux de la femme étaient retenus prisonniers par son visage lisse, rigide —pure sérénité diaphane qui, au même titre que les lèvres pulpeuses, qu’on aurait dites piquées par des guêpes, et les sillons naso-labiaux remplis de collagène, était devenue aussi banale que les autres modes, mais que Mary voyait pour la première fois.
Des années auparavant, à l’occasion d’un des pénibles coups de fil que Mary donnait à sa belle-mère, le dimanche, Eden lui avait dit sur un ton désinvolte qu’elle allait se faire remonter le visage. Mary avait senti un élan de pharisaïsme monter en elle, mais elle avait réussi à se retenir de demander pourquoi. La réaction de Gooch, qui s’était contenté de hausser les épaules, l’avait surprise.
— Si ça peut lui faire plaisir, avait-il laissé tomber.
— Et vieillir en beauté, dans tout ça ? avait répliqué Mary. Je pensais que l’idée que ta mère soit si vaniteuse te déplairait. Tu ne crois pas que c’est mal ?
— Ma mère est vaniteuse. C’est un fait avéré. Mais de quel droit oserions-nous la juger ? avait-il ajouté d’un ton plein de sous-entendus.
— La chirurgie fait des victimes, Gooch. À mon avis, c’est un risque stupide, voilà tout.
Le tronc de l’éléphant obèse s’était agité dans un coin de la pièce, et il n’avait plus été question de la décision d’Eden.
Capitulant devant son embellissement, Mary ferma les yeux et accepta le vif plaisir que lui procurait l’air chaud du séchoir. Un rare plaisir sensuel. Elle se rendit compte que ses dernières relations sexuelles avec Gooch remontaient à plus de six ans et demi et que la joie dont l’acte sexuel s’accompagne en principe s’était perdue bien des années et bien des kilos plus tôt.
Après leurs premières années de vie commune, l’époque où la seule évocation des lèvres de Gooch provoquait un afflux de sang jusqu’au tréfonds d’elle-même, elle avait commencé à invoquer toutes sortes de prétextes lorsque Gooch avançait la main pour la toucher. Son désir avait été englouti par le sentiment qu’elle avait de ne pas être désirable. Lorsque Gooch se montrait particulièrement insistant, sans jamais la brutaliser ni la forcer, mais en la bécotant dans le cou ou en insinuant ses doigts entre ses seins, Mary supportait la corvée comme Irma le repas du soir, pressée d’en finir.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle eut peine à reconnaître la femme dont les cheveux roux coupés aux épaules encadraient le joli visage.
— Oh.
Voilà tout ce qu’elle trouva à dire.
Frankie sourit, tel l’artiste qui vient de signer un chef-d’œuvre.
— Tu es splendide, souffla-t-elle.
Les autres acquiescèrent avec enthousiasme. Mary les remercia en clignant des yeux, scruta les visages à la recherche de signes de démenti. Elle se demanda si cet étalage de générosité était sincère. En prenant connaissance de la douleur et du désarroi de Mary, elles avaient toutes effectué quelques pas dans ses chaussures ou, plus justement, dans ses bottes, et elles n’avaient vu ni une grosse, ni une mince, ni une vieille, ni une jeune, ni une riche, ni une pauvre. Non, dans cette âme délaissée, qui se sentait abandonnée, elles s’étaient reconnues elles-mêmes.
La cape en plastique que Frankie avait posée sur ses épaules sans la nouer autour de son cou tomba par terre au moment où elle se leva.
— Elle ne peut pas porter ça, dit l’une des coiffeuses en montrant l’uniforme marine.
Frankie fronça les sourcils. La magnifique Perse américaine aida Mary à se lever et, en passant par les portes battantes argentées, l’entraîna dans une vaste et opulente salle de bains.
— Tu es infirmière ? demanda Frankie en ouvrant la porte d’une grande armoire.
Mary secoua la tête et renonça à s’expliquer. Elle examina plutôt la collection de vêtements de forte taille auxquels pendaient des étiquettes de prix. Frankie choisit un ensemble à motifs identique au sien, mais en vert, et tendit le cintre à Mary.
— Essaie ça. Vas-y. Mon mari est dans le textile. Je te le laisse au prix coûtant. Va.
Devant l’immobilité de Mary, Frankie murmura :
— Tu as besoin d’intimité, d’accord. Mais laisse-moi te dire une chose. Je peux me le permettre parce que nous sommes grosses, toutes les deux. Si tu penses que ton mari t’a quittée à cause de ton poids, tu devrais remercier Dieu d’avoir une deuxième chance.
— C’est pour ça que ton mari t’a quittée, toi ?
— Il m’a quittée parce que j’étais malheureuse. J’étais perpétuellement au régime. Bob m’aime grosse. Il m’a appris à m’aimer comme je suis. Si un détail te déplaît à ton sujet, change-le. Sinon, aime-le. Il n’y a rien entre les deux.
— O.K.
Avant de sortir, Frankie ajouta :
— Il y a un magasin de chaussures dans le centre commercial suivant. Tu ne peux pas porter de bottes comme ça en Californie.
En franchissant les portes battantes, parée de ses beaux vêtements, Mary trouva Gros Avi et le salon de beauté au grand complet en train d’attendre le dévoilement. Se faisant l’effet de participer à son corps défendant à un jeu télévisé, elle tourna sur elle-même, écarlate. Elle s’arrêta devant le miroir, où Frankie ajusta sa ceinture et rectifia la position de la blouse.
— Combien je te dois ? demanda Mary en sortant sa carte de crédit.
Frankie inscrivit un chiffre sur une facture et la lui tendit. Plus que trois semaines de provisions.
Une autre coiffeuse sortit de la pièce du fond en transportant l’uniforme marine dans un sac en plastique. Elle le remit à Mary et chuchota :
— Vous ne pouvez pas porter de bottes comme ça en Californie.
Souriant pour dissimuler son impatience, Gros Avi prit Mary par le bras et l’escorta jusque dehors, où l’attendaient le soleil aveuglant et le cocon en cuir de la limousine.