La deuxième nuit n’a pas été meilleure que la première et rien n’autorisait l’espoir que les choses s’améliorent à la suivante. Il toussait, se sentait fiévreux, et personne ne savait lui dire au juste quand mouillerait à Casablanca le bateau portugais à destination de New York sur lequel il avait réservé une couchette. Au début de juin ? C’était lointain autant que vague. Comment meubler le temps dans ce purgatoire ? Autour de lui, les gens commençaient à s’installer. Une femme mettait du linge à sécher sur une corde, on battait les paillasses, des enfants se coursaient, policiers contre voleurs. Cela faisait beaucoup de bruit. Des liens de sympathie se nouaient, des rivalités, des exclusions en résultaient : éclats de rire et messes basses. Alors il s’est mis en
quête d’un partenaire avec l’énergie d’un drogué en manque, pour tenir le coup.
Vous connaissez son vice, son hobby, sa passion.
Il se renseigne, il a l’habitude. Le sourire aux lèvres : Quelqu’un aimerait-il faire une petite partie d’échecs ? Chess maniac, Duchamp était vraiment comme ça, il fallait que tout devînt autour de lui bataille de pions, affrontement de tours et de cavaliers, combat de fous et de reines. Le monde ne présentait d’harmonie aux yeux de ce pacifiste émérite, de ce non-engagé radical, ennemi de tous les conflits, internationaux ou personnels, réformé en 1914, fuyant la France occupée en 1942, que dans sa transposition en stratégies d’attaque et de défense.
Un des employés du camp, peut-être le gardien, lui a conseillé d’essayer le café-restaurant Beaulieu, à deux minutes à pied, s’il ne trouvait pas d’amateur sur place. Beaulieu était un nom qui parlait à l’imagination coloniale. Outre la résidence Beaulieu, où étaient hébergés les transits, comme on les appelait, il y avait un café, un cinéma Beaulieu à Aïn Sebaa, de même qu’il y a un quartier Beaulieu à Casa, boulevard des Crêtes.
Les Arabes prononcent : Bolio, et d’abord il ne comprend pas. Bolio, Bolio. Ah, Beaulieu !
Lorsqu’il quitte le camp, ses voisins de dortoir murmurent qu’il est bien léger de laisser ses valises sans surveillance. Dès le premier pas au-dehors, il respire.
Aïn Sebaa ne comptait à l’époque qu’une seule artère goudronnée, la route de Rabat, le long de laquelle se développait un embryon de vie urbaine. À sa demande, mon grand-père a dessiné un plan pour le professeur Vidal, très attaché aux détails topologiques comme à tous les faits matériels ou présentant un aspect objectif indéniable, aussi rébarbatifs soient-ils : c’est la mentalité universitaire.
Mon grand-père a tracé au stylo-bille, dans le cahier à spirale de notre hôte, les deux lignes parallèles de la route et il a écrit Rabat en haut, auprès d’une flèche, Casa de l’autre côté, puis il a griffonné des carrés et des rectangles tout autour. Le moindre trait qu’il dessinait lui rappelait un épisode de sa jeunesse ; ici, il avait eu son premier flirt ; là, sa première cuite ; et je découvrais avec perplexité que la plupart des anecdotes qui lui venaient aux lèvres m’étaient inconnues.
De ce côté de la route s’élevaient l’agence et le garage flambant neuf de la C.T.M., la compagnie des Transports marocains. De l’autre, a-t-il expliqué en marquant les légendes, on trouvait en vis-à-vis, à chaque coin d’une rue de terre, le
Luna Park, buvette dont l’arrière donnait sur le dancing Chez Giovanni, et le café Beaulieu, donc, fondé peu avant la guerre. C’était un bel établissement, se souvenait mon grand-père, décoré comme une guinguette des bords de Marne, que fréquentaient surtout les Européens. Le week-end, il y avait foule. On jouait aux dominos en terrasse ; au 421 au bar ; au billard dans l’arrière-salle, où la T.S.F. passait des fox-trot. Bien entendu, cela ne faisait pas l’affaire de Duchamp. Le serveur (Duchamp avait la manière avec les garçons de café) connaissait des joueurs de dames, des joueurs de trictrac. D’échecs ? Le Dr Degoise, peut-être, mais ses opinions lui avaient valu des démêlés avec les autorités : il était parti avec son épouse pour Mogador, où la poigne de Vichy se faisait moins sentir. Un club de jeu ? À Aïn Sebaa ? Il y avait bien l’Éden. Descendez tout droit. À gauche ensuite. Vous ne pouvez pas le rater, c’est l’un des derniers cabanons sur la route de la plage.
Et Duchamp s’est remis en marche, en bras de chemise, sous le rude soleil marocain.
Mon grand-père a mimé à deux doigts les mouvements d’un homme qui progresse avec peine.
Un bon kilomètre de chemin caillouteux. Le bruit des grillons, comme de l’huile qui grésille sur une poêle géante. À cette heure de
l’après-midi, on croisait des chiens errants, parfois un vieux sur son bourricot ou une famille nombreuse qui s’en allait à la mer dans une carriole bariolée dont tintaient les grelots. C’est toute mon enfance, a ajouté mon grand-père. Il avait encore dans les narines, a-t-il soupiré, l’odeur des terrains vagues d’Aïn Sebaa, relents d’algues sèches, d’humus, d’urine, d’excréments, que dominait par intervalles le puissant parfum des figuiers qui bornaient les parcelles. En été, les gosses en escaladaient les branches pour cueillir des fruits d’un violet presque noir dont le miel fondait sur la langue.
La mode n’était pas encore aux lunettes sombres. Duchamp n’en avait pas, personne ou presque ne portait de verres teintés en Afrique du Nord avant le débarquement américain. Il n’avait pas de chapeau non plus et s’était couvert la tête d’un mouchoir noué aux quatre coins. La lumière lui faisait cligner les paupières, ses yeux le brûlaient. Il ne transpirait pas néanmoins. C’était tout à fait extraordinaire : Duchamp ne suait jamais, quelle que fût la température. Il ne sécrétait d’ailleurs aucune odeur corporelle, sa peau sentait toujours bon, ai-je lu dans l’interview de l’une de ses amies proches (assez proche pour savoir ce genre de chose), même s’il ne se lavait pas plusieurs jours. Il disait qu’il était autonettoyant.