QUARTIER
DES CÉLESTINS
Le livre qui reposait sur ses genoux serrés se ferma sur le marque-page. Timothée haussa ses lunettes par-dessus ses cheveux clairsemés, relâcha la tension des cuisses et laissa l’ouvrage glisser le long de ses jambes jusque dans les eaux de la Seine. La couverture gondolée de l’ouvrage formait une petite voile de fortune qui faseyait au vent tourbillonnant. Le parallélépipède doré à l’or fin dériva un moment vers le quai d’Anjou, tournoya dans les remous du fleuve au pied d’une arche du pont de Sully, puis fut englouti par le clapot d’une péniche. Une foule innombrable de moucherons accompagna son immersion.
Timothée se leva et salua le naufrage de ce joyau de l’édition, en pur papier bouffant encollé à la gélatine végétale, s’il vous plaît, d’un grand geste théâtral. Une manière comme une autre d’aleviner les flots du fleuve à la paraffine, à la résine et à l’encre d’imprimerie, cette bonne vieille monnaie fiduciaire de l’esprit. Si le papier couvert d’écritures brûle mal, il sombre aussi avec difficulté. Le naufrage dura, au bas mot, une bonne petite heure.
L’ouvrage sacrifié n’était autre que L’Astrée, d’Honoré d’Urfé, premier roman-fleuve de la littérature hexagonale. Plus de cinq mille pages courtoises réparties en six tomes sous emboîtage matelassé in-octavo, réplique d’une édition princeps de chez Pierre Witte et Didot fabriquée à Paris en 1733, reliures en maroquin doré à l’or fin avec tranchefile, agrémentées de douze estampes par volume, brochées sans couture, gravées sur cuivre pour la plupart.
Une année de gavage à l’entonnoir passée à étudier cette bourrative intrigue pastorale sous la conduite de M. Benetton, magister en propédeutique au lycée Lakanal. Un cauchemar qu’il n’était pas prêt à oublier ! Un chemin de croix ! Une épilation des neurones ! La sanction du talion n’était que justice.
Timothée Flandrin ne faisait que commencer ici la série de ses livricides. Il avait de l’imprimé sur la planche. Des rangées de volumes à éradiquer. On entendait déjà les badauds en haut du pont s’indigner : « Qui veut noyer un livre l’accuse de tous les mots ! »
« Autodafé » n’était peut-être pas le mot le mieux adapté à son acte. Ce n’était pour Timothée Flandrin ni un acte de foi, ni un geste xénophobe, ni un geste politique, tout juste un agacement vis-à-vis d’un texte qui lui avait gâché un moment de son adolescence. Il ne touchait d’ailleurs à aucun auteur étranger, à peine les cousins francophones. Il avait suffisamment à faire avec le cheptel tricolore. Rien contre les ouvrages juifs, musulmans, lettons, sénégalais, mayas ou arméniens, il voulait seulement faire disparaître des rayonnages les opus qui lui avaient pourri sa jeunesse. Mise au net légitime somme toute.
Un objectif simple comme bonjour. Simplet, même. Juste un coup de torchon. Toutes ces lectures furtives, partielles, inabouties qui lui avaient fait prendre le monde pour le reflet d’une éponge, tous ces tête-à-tête laborieux sous la lampe sourde qui avaient fait obstruction à son épanouissement personnel.
Timothée se moquait si ces ouvrages avaient connu succès ou échec, s’ils étaient signés d’un auteur reconnu ou d’un glorieux anonyme. Il ne prenait en compte que les tourments quotidiens qu’ils lui avaient occasionnés.
Tout ce contingent de volumes nuisibles devait aujourd’hui disparaître. Et ils étaient légion, ces hideux parasites ! Le sniper embusqué de la prose canulante avait l’embarras du choix. Gare aux raseurs et aux casse-pieds !
Le geste salvateur était sommaire et rapide. Ni vu ni connu. Robin des bois tire sa flèche et regagne son fourré.
À un âge où les hommes, pour la plupart, se sont depuis longtemps trouvés quand ils n’amorcent pas déjà leur déclin, Timothée Flandrin continuait d’essayer de dégager un par un de leur gangue les divers éléments de sa nature réelle. Ce n’était certes pas une partie de plaisir, mais ce travail de tri se révélait plus que nécessaire. Il y avait eu du retard à l’allumage dès la petite enfance, il fallait désormais mettre les bouchées doubles.
Un petit vent aigrelet tournaillait entre les kiosques à journaux du boulevard Henri-IV, réveillant les spectres d’un krach boursier, agitant la perspective d’un conflit armé généralisé, ébranlant le passé glorieux d’une star déchue du cinéma permissif et précipitant d’un coup l’imagination du promeneur indécis dans un abîme de mauvais pressentiments.
C’était une lueur grise qui ne venait de nulle part, elle cernait les trois bajoyers qui entouraient l’herbe folle et coiffaient le toit de vieilles tuiles de la guérite du jardinier d’une buée translucide, on ne voyait pas le ciel, il ne pleuvait plus mais derrière cette espèce de brume luminescente on devinait les nuages prêts à crever à nouveau l’abcès, la pelouse en pente était gorgée d’eau, la terre spongieuse, Timothée regardait ses chaussures crottées, les revers de son pantalon maculé de boue, c’était une aube laiteuse qui étreignait l’âme au lieu de l’alléger, le jour renaissait, le matin nouveau était là mais gros seulement de tristesse et d’inutilité. À force de stations debout, ses jambes étaient devenues fragiles, elles ne le menaient plus directement où il le souhaitait. Une scoliose prononcée donnait à sa silhouette la prestance d’un bec de gaz.
Il prit appui sur son deux-roues. S’adossa au guidon de sa fidèle bicyclette, à la selle enrubannée de chiffons, aux cocottes molletonnées de rubans adhésifs. Cet engin-là lui servait de plus en plus de déambulateur urbain.
L’une des dernières permissivités de la ville cannibale envers ses vieux enfants était de leur permettre de faire du vélo, presque à l’arrêt sur le trottoir, plus lentement que les pas des passants, un surplace rêveur comme ça, juste pour le plaisir d’agacer le riverain promeneur.
Il se livrait ainsi à de longues parties de manivelle au ralenti pour vérifier la fiabilité de ses derniers équilibres. Les passants croyaient assister à une séquence sépia de film muet.
Chaque matin, considérant les heures de solitude et de désœuvrement qui s’étendaient devant ses pas, Timothée pensait qu’à toute autre époque de sa vie il les eût regardées comme une bénédiction. Se voir offrir maintenant la paix et le silence propices au travail intellectuel et devoir les repousser au nom d’un obscur serment fait à soi-même l’agaçaient à l’excès. Il n’envisageait pas néanmoins de rompre les effets secondaires de ce faux rythme de jeune retraité, mélange de paresse larvée et d’hébétude vitrifiée.
De tout ce temps en friche désormais disponible, fruit d’un renoncement consenti à toute vie de couple, à tout contrat professionnel de longue durée, non seulement il ne ferait pas œuvre constructive, mais il le mettrait à profit pour anéantir en coupes choisies le travail accompli par des générations industrieuses de greffiers zélés.
Le matin, avant d’affronter la ville anthropophage, il se frictionnait le corps tout entier au savon antiseptique et s’enduisait le sexe de pommade à la pénicilline. Il évitait de caresser les chats errants et de frôler de trop près les derniers biffons du village Saint-Paul. Il sillonnait les rues étroites, le nez chaussé de lunettes noires, un mouchoir humide sur la bouche, comme un touriste japonais.
Il était cet homme qui marche, gorge sèche, mémoire en jachère, cœur cognant à toute berzingue, lui, Timothée Flandrin. Conçu en un lieu non précisé, date de naissance inconnue, vivant en une époque incertaine, nationalité frontalière, parents évanouis, état civil solitaire, enfants à charge néant, profession floue, moyens d’existence hypothétiques, sport pratiqué : le cauchemar éveillé. Bébé talqué, bardé de dentelles noires, crispé dans un plasma d’inanité lascive. Un chardon dans la paume, suspendu aux cintres du mensonge.
La terre est humide en cet automne, elle sera facile à creuser. Pour ce premier ensevelissement au bout de la bêche.
Il se tenait debout, jambes écartées, devant le parallélépipède de papier posé sur le gravier. Un livre d’André Malraux, celui qui avait passé sa vie à soigner son style mais ne l’avait jamais guéri… Avec une petite binette d’entretien, il creuse une excavation de soixante centimètres de long, quarante de large et vingt de profondeur au centre du square Henri-Galli. Il y place le livre tout cru. La Condition humaine, livre pénible entre tous. Cuisant rappel d’une épreuve sur table au lycée Voltaire dans le cadre d’un examen blanc en classe préparatoire. Il était sorti au bout d’un quart d’heure.
Timothée recouvre de terre le volume pendant près d’une heure, pelletée après pelletée, jusqu’à l’étouffement. Plus aucun mot ne crie. Les phrases sont sous l’éteignoir. L’intrigue, après de brèves convulsions, rend son dernier soupir. Perte minime. Kyo, Katow, Tchen, le baron de Clappique, Ferral, au trou. Malraux n’a jamais pu raconter quoi que ce soit, pas même ses vols de statuettes au Cambodge.
Livre muet, enfin. L’humus reprend ses droits.
C’était l’heure indécise de la nuit, quand en son numéro de voltige romantique la lune se fatiguait au-dessus du beffroi de la gare de Lyon. Après tous ces jours de pluie oblique, le vent fripon ramenait quelques lopins de clarté entre les cheminées de brique, brefs arpents dérobés aux profondeurs d’un ciel de traîne.
Le vif-argent de la Seine effaçait déjà les odeurs de Javel. Il y avait dans la pénombre un clochard écroulé sur une grosse bâche en plastique, à côté d’une flaque de pisse qui ne s’évaporait jamais. La grisaille du boulevard Morland déprimait même les moineaux les plus hardis. Une dame pipi et un vendeur de kebabs liaient connaissance autour d’un journal gratuit. La réglette de néon brillait jour et nuit sur l’étal de dattes fraîches et d’abricots secs. L’institut médico-légal du quai de la Râpée affichait ce mariage tout à fait incongru entre morgue et villégiature.
En lisière de la rue Jean-Beausire, les dernières sentinelles patchoulisées de la petite république des muqueuses tarifées, le crâne encore rasé d’avoir jadis aimé l’ennemi, en badine et étole de murmel, se rencognent dans les ultimes portes cochères. Ces très anciennes vestales de barrière, ayant quelques long-courriers coloniaux à leur actif, le persil épanoui par leurs chaleurs intimes et le turbin cyclique, versaient en fin de faction des larmes de harassement mêlées de sperme triste. Leurs dents en grille d’égout, usées par la pratique des ventouses, ressemblaient à des touches de piano rongées par l’acide.
« Prostitution », quel mot affreux et administratif, jamais il n’avait pu s’y faire ! « Commerce permissif », cela faisait tellement plus tartuffe !
Le clin d’œil d’un aboyeur devant un club échangiste, le léger heurt de l’épaule d’un passant le mettaient en transe. Il y voyait une agression, une invite obscène à participer au carrousel des simagrées de ses contemporains. Tous ces boniments de langage l’agaçaient prodigieusement. Cette pantalonnade du sexe à la criée lui semblait intolérable. Car Timothée ne désirait qu’une seule chose : voir la comédie humaine sans être vu, rien de chiqué, rien d’ostensible. Il aurait souhaité devenir invisible, impalpable et en même temps contagieux. Il développait à qui voulait l’entendre la théorie du moindre bonheur à moindres frais, avec investissement affectif voisin du zéro. Une sorte de mort-vivant aux gestes d’automate qui cognerait avec sa canne de jonc contre les vitrines de Noël des grands magasins.
Copiste dans le droit fil de Bouvard et Pécuchet, il avait passé le plus clair de son jeune âge à recopier à la main des pages entières de prose académique bien tournée. Un bibliophile collectionneur de la rue de Seine, M. Trichet, le rémunérait modestement pour ces grandes pages appliquées, saupoudrées de pleins et de déliés. Le syndrome du coucou était déjà en lui. Rapt de la langue, vol à la tire au coin du thésaurus. Aucune pensée franche, articulée ne l’animait, il ne bougeait plus que dans la compulsion mimétique.
Jadis, on le rencontrait souvent dans les gradins des stades de football, dans les coulisses du music-hall, dans les cabines de peep-show, en train de prendre le pouls du néant sur les boulevards de la déglingue. Il affectionnait les dérives bitumineuses interlopes et ses ennuis d’argent demeuraient constants. Une pharmacie ambulante à base de neuroleptiques et antidépresseurs ne quittait jamais ses poches intérieures.
Timothée faisait des piges comme correspondant culturel intermittent dans un journal de province. Il parlait dans le micro d’une radio libertaire pour raconter les derniers jours de poètes maudits. Il avait peur sur un Escalator et lors des ruées des soldes saisonniers. Il bandait parfois par négligence, rassurante mécanique vivipare. Il becquetait beaucoup, sirotait de même, rien d’étrange à remplir ce vide qui s’obstinait en lui. Il allait au casino chinois surtout pour éviter de gagner. Il aimait les îles, la crème de marrons vanillée, la fellation lente par procuration, les mauvais calembours, les journaux populaires du soir et les jeux radiophoniques. On ne lui connaissait guère de passion, tout au plus des marottes.
Le puzzle d’une vie en miettes à ramasser. C’est moche. C’est banal. C’est insane. Il le veut, c’est ainsi.
Depuis quelque temps, il travaillait ponctuellement au département des inventaires de la bibliothèque de l’Arsenal.
Timothée supervisait le service de communication des livres de la bibliothèque au grand public. Une nouvelle fonction en forme de képi de chef de gare chargé d’aiguiller les trains d’ouvrages des réserves vers les salles de lecture. Jadis, il crapahutait dans les coursives à la recherche d’un incunable ou d’un portulan, puis il était devenu responsable du triage, un titre qui ne donnait droit à aucune promotion ni aucune qualification. Il ne bougeait plus guère de son siège, coordonnait à distance les différentes demandes des lecteurs de sa place. Son arthrose s’en portait mieux. Sa fibrose pulmonaire aussi.
Il n’avait jamais souhaité prendre du galon. Il n’était pas adepte du point de couture. Les convois de pages imprimées stationnaient sur son bureau avec une petite étiquette accrochée au marchepied. Il les ventilait selon les voies libres, les butoirs disponibles. Certains wagons de fascicules restaient parfois en rade sur le ballast.
Timothée centralisait les requêtes de chacun et gérait à sa guise les sorties et les retours des volumes, effectuant un glissement insensible et progressif d’un stock de livres obligés à un stock de livres choisis. Se constituer une petite bibliothèque idéale, voilà son unique but. Il ne l’avait pas eu à douze ans, ni à seize ni bien après, il l’aurait à un âge où l’on ne pense plus à glisser des feuilles séchées entre les pages.
Pour exécuter les commandes de livres, il y avait une espèce en voie de disparition : les magasiniers. D’un âge certain, pour ne pas dire incertain, ils avaient été recrutés en qualité d’anciens combattants du spicilège, ou quelque chose d’approchant, et attendaient paisiblement la quille en allant exhumer de vieux almanachs dans des panières d’osier. Il s’écoulait parfois un temps assez long entre le moment où le magasinier repérait le bulletin déposé dans la corbeille, le temps du trajet pour que l’information parvienne à son cerveau et le moment où il se levait lentement, avec des grâces d’iguane des Galápagos, pour juger du fait.
Le temps d’une digestion difficile, le temps d’un ramollissement cérébral. Les magasiniers n’étaient plus très nombreux et chacun avait sa table de travail, d’où il exécutait ses recherches et ses rondes de surveillance régulières dans la salle de lecture.
Qu’y a-t-il de plus désintéressé qu’un préposé au prêt de livres dans une bibliothèque ? Il n’a rien à gagner, rien à perdre. Il n’est qu’un pauvre intérimaire entre le désir d’un client et le stock des titres disponibles. Un million au dernier recensement, dont cent cinquante mille datant d’avant 1880. Une paille. Sans compter un fonds occulte qui touche à l’ésotérisme, l’alchimie et la franc-maçonnerie. Oh ! bien sûr, il y a toujours des clans, des insubordinations, des grincements de dents, mais on peut encore faire entendre sa position. En haussant la voix, par exemple, en dehors des salles de lecture ou des catalogues, bien entendu.
Depuis quelques saisons, Timothée faisait de la rétention. Il prenait l’habitude de communiquer des ouvrages autres que ceux demandés. Il sortait de derrière les fagots des textes de Jean Follain, de Jean-Paul de Dadelsen, de Luc Dietrich, d’André Laude, quand de vieilles ganaches rétrogrades de la Cour des comptes lui demandaient du Rebatet en robe des champs, du Brasillach et sa bassine d’immondices, du Drieu avec son club de rats. L’idéologie phalangiste en suppositoire, merci bien.
Quand on demandait du Céline, il faisait apporter du Céline. L’instinct d’un paranoïaque d’exception, ça ne se mégote pas. Il sent trop la fleur de soufre, l’ermite de Meudon, Baden-Baden, la mansarde du Danemark, le voyage à New York, Lucette Almanzor la vestale, les petites danseuses derrière la glace sans tain, auteur ficelle, jusque dans son absence de ceinture et de bretelles, impossible à amadouer, Céline l’infréquentable, en autarcie dans une décharge publique au milieu des signes d’amour de ses bêtes et de la fidélité crépusculaire de quelques amis, les derniers feuillets rédigés sèchent sur un fil d’épandage au bout de pinces à linge, rien d’attendri chez lui sauf ses paupières translucides, closes sur son lit de mort.
Lui qui bramait que le génie, c’est de travailler dix-huit heures par jour et le talent d’en trouver aux autres ! Parler le parlé, c’est vulgaire. Parler l’écrit, c’est scolaire. La langue est un instrument dont il ne faut pas faire crier les ressorts. Un bon cuisinier ne fait jamais visiter ses cuisines. Céline est la preuve par le pire que le lecteur n’existe pas.
S’il trouve une demande irrecevable, Timothée la travestit sur-le-champ. Il remplace le souhait du lecteur par un livre de son propre choix. Aussi récemment avait-il permuté Gide pour Bove ou Montherlant pour Calet. Il avait dégoté un petit bijou suranné de Raymond Guérin, un château-d’yquem exhumé sous les tommettes intitulé Retour de Barbarie. Une friandise littéraire qu’il laissait traîner sur les lutrins. En matière de littérature, le prosélytisme n’est pas un vilain défaut.
Bizarrement, il était bien rare que cela regimbe dans les rangs. L’habitué des bibliothèques se laissait prendre par le hasard d’une rencontre imprévue, regardait le nouveau venu parachuté sur sa table avec curiosité et se plongeait dans son contenu avec bienveillance. L’abonné de l’Arsenal est un bipède fureteur, curieux, attitude à porter tout à son crédit. On réclame un livre sur l’art roman et on récolte un ouvrage sur l’histoire du vertugadin. On sollicite un récit sur les croisades et on ramasse un roman de fantaisie héroïque. Ça défrise, non ? Pas tant que ça.
Cette disponibilité démontre que les lecteurs ne sont pas autant des veaux qu’ils en donnent l’air. Un opus inopiné qui vous échoue sous le nez nécessite toujours un moment d’attention. Lire demeure un acte de résistance, même involontaire. C’est pour tous ces combattants d’un petit bonheur de consultation en fraude que Timothée agissait dans l’ombre. Abîmé dans la léthargie émolliente des boiseries en chêne, l’amateur peut changer d’avis ; on part pour Baden-Baden, on arrive à Acapulco. Bonsoir Munich, bonjour La Havane ! Un livre peut toujours en cacher un autre. Et un auteur, son antithèse.
N’avait-il pas eu la surprise d’apprendre, après une de ses subtiles permutations, qu’un fonctionnaire retraité de Bercy avait entamé la rédaction d’une biographie sur le trop méconnu romancier bordelais Jean Forton après être venu en bibliothèque, à l’origine, dans la secrète perspective de balbutier un doctorat d’État sur le nomadisme du point-virgule dans les discours de Doriot…
Son supérieur hiérarchique au sein de cette grande maison de papier était surnommé « Le mandrill » à cause des veinules rouges et bleues qui lui striaient le groin en rosaces concentriques. Un être à rhésus laiteux, au regard pâle, geste lent et ongles en deuil, un rescapé génétique de la catastrophe de Bhopal ou un tueur à gages psychotique échappé d’un roman d’Hubert Selby. Selon les saisons, il était toujours endimanché. Ses paupières à moitié fermées par le diabète étaient précédées de verres épais, identiques à des cendriers de faux cristal. Complet neuf, bleu pétrole, façon chef de rayon à La Samaritaine, des taches humides sous les bras, revers et poches amidonnés. Les oreilles restaient molles. Les lèvres émaciées.
Voilà M. Zborglib junior, né à Baltimore par hasard, élevé à Montluçon par obligation, « Zbor » pour ses obligés, ronchon patenté issu de l’école des chartes, sorte de produit d’appel au rayon des enquiquineurs. Zborglib, Romuald Zborglib, un nom qu’on aurait dit tombé du tableau de lettres pour mesurer l’acuité visuelle chez l’ophtalmologue, l’échelle Snellen pour les spécialistes. Un bien beau tirage pour un joueur de Scrabble.
Derrière le brillant jeune homme féru de l’histoire de l’Empire romain et de poliorcétique, on débusquait vite aujourd’hui l’imposteur. Le prêtre raté avec sa tête de terre cuite aux yeux lavande desséchée. Il votait pour les banquiers et vivait avec la cousine de Jean Lecanuet. Une référence. La nuque gorgée de sang, le verbe haut perché, il n’avait de cesse de jeter de la poudre aux yeux aux visiteurs étrangers venus chercher le Graal à la bibliothèque de l’Arsenal. Un public crédule, étourdi par ses astuces de bonimenteur de parade foraine. Le lourdaud savait même se plier au baisemain avec une gêne feinte. Dans son bureau en rotonde tapissé de reliures chamoisées dans des camaïeux de carmin, ses hôtes rivalisaient de questions incongrues : « Vous les avez tous lus, monsieur le directeur ? », « Combien en avez-vous compulsés ? », « Y en a-t-il avec des dessins licencieux, monsieur le directeur ? », « Il y en a pour cher sur ces rayonnages, monsieur le directeur, êtes-vous bien assuré ? ».
Zborglib commandait, légiférait, il disait « j’observe », « je crois », « je forme le vœu », mais le mandrill n’avait jamais fini un livre, trop fatigant. Il se faisait raconter la fin par une petite main ou il apprenait par cœur le prière d’insérer. Il était fonctionnaire par choix et très désagréable par vocation. Grossier avec ses collaborateurs et trouvant du plaisir à l’être. Volontiers tonitruant à l’adresse du petit personnel : « Je vous interdis de me couper la chique à tout bout de champ. Vous n’avez pas la priorité, je suis premier hiérarchique. Quand je m’exprime, je souhaite aller jusqu’au bout de mon propos comme un pèlerin veut voir Compostelle… » Ou bien : « Vous ne me laissez jamais la parole, on se croirait chez les bolcheviks. Vous êtes tous des faux-culs, vous êtes de dangereux syndicalistes à la solde de Moscou, il faut que j’assainisse d’urgence la base du personnel ! » Les employés baissaient la tête et reprenaient leur besogne.
Zborglib tenait sa piétaille en dehors de toutes ses nouvelles acquisitions. « Quoi ? Fausse, mon édition en galuchat rehaussée à l’or fin des Historiettes de Tallemant des Réaux ? Vous vous foutez de ma gueule, bande d’analphabètes ! »
Il tenait pour négligeable le vaudeville pharisien du prêt de livres à des esprits déficients, tout en occupant le trône royal du système. Son cœur se révélait dur comme de la caillasse, mais sa jactance coulait comme de l’eau de source. De l’empaumage d’autrui, il connaissait toutes les martingales. Un emberlificoteur-né. Il gravissait avec difficulté les hélices escarpées qui donnaient accès aux collections privées, souffle trop suffocant à terme pour ne pas traîner une cochonnerie aux bronches.
Un de ses grands plaisirs était de convoquer son subordonné en tête à tête dans son bureau, après les heures ouvrables. « Votre vie sur Terre n’est absolument pas justifiée, vous devriez tout de même faire un petit effort pour que l’on vous oublie, ne croyez-vous pas, Timothée Flandrin ? M’entendez-vous, Flandrin ? Je dis cela dans votre intérêt, et non pour vous blesser ! » Impossible de savoir à cet instant s’il touche au sublime ou s’il patauge dans le tragiquement immonde. Zborglib postule en permanence pour l’oscar de la bêtise gestionnaire.
Timothée choisit la seconde solution et se dit que l’instant venu il l’écraserait comme une vermine en tournant la semelle du talon. Il rêvait de s’enfermer avec lui tard le soir. De l’empoigner par le lacet de sa lavallière. « Reste un peu discuter, goret ! Tu vas la perdre, ton arrogance, tu vas voir ! Tu as eu ton diplôme de philologie romane dans une pochette-surprise ! Tu n’as aucune légitimité pour occuper ce poste. Dégage ! Tu prends la place de quelqu’un de compétent ! »
Le mandrill se levait et interrompait l’échange d’un geste las.
« Ça suffit, Flandrin, n’oubliez pas que vous êtes un bon à rien. On vous a accueilli en ces murs par pitié. Vous devriez en ce moment être en train de faire des travaux d’intérêt public.
– C’est ce que je fais. Sauf qu’au lieu de rempierrer des routes en Serbie je communique de la confiture à des cochons.
– Flandrin, ne mésestimez pas une seconde la chance que vous avez de travailler entre ces murs. On vous accueille en cette vénérable maison par pure miséricorde chrétienne. »
Timothée s’engouffra dans la brèche : « Justement. J’aimerais demander ma mutation. Partir au loin, à l’étranger si possible. J’ai accepté trop de choses pendant trop longtemps. Je me suis trop investi dans une activité abêtissante. J’y ai pourtant mis le meilleur de moi-même. Je suis arrivé aujourd’hui à mon niveau d’incompétence. Je n’accroche plus avec le public, j’ai envie de leur foutre des baffes à tous autant qu’ils sont. »
Zborglib le regarda bizarrement, comme s’il inspectait les débris d’une météorite calcinée tombée d’un astre inconnu. Timothée poursuivit : « Aujourd’hui, la bibliothèque est devenue un décor du théâtre de la cruauté, un trompe-l’œil. La bibliothèque nous dévore. La bibliothèque rend fou. Savez-vous que chaque volume conservé dans nos rayonnages a une chance d’être communiqué à un lecteur tous les vingt-trois ans ? »
Zborglib le fixa avec de plus en plus d’étrangeté. Les vibrisses de son nez frémissaient d’une soudaine montée de morvelle : « En cherchant à tout conserver, on construit un patrimoine ingérable dans lequel le superflu fait obstacle à l’indispensable. Des ouvrages ou des documents considérés aujourd’hui comme totalement insignifiants ou dérisoires auront peut-être un rôle à jouer considérable dans l’avenir. Allez savoir ! Qui s’en soucie ? »
Un petit rire aigrelet s’étrangla dans l’arrière-gorge de Romuald Zborglib en un effrayant borborygme.
« Vous voulez me faire la leçon, peut-être, mon petit vieux !
– Est-il vraiment possible de statuer sur ce qui sera digne d’être lu dans un siècle ou dans un millénaire ? »
Aux Archives de France, on conserve la documentation administrative, par exemple les feuilles de Sécurité sociale, en respectant les durées prescrites par la loi.
Zborglib tenta de reprendre en main la situation : « Ah ! bon, mais qui prendra la responsabilité des suppressions, qui sera assez extralucide pour en édicter les règles et pour éviter la méprise irréparable ? C’est l’honneur du métier de conservateur de léguer aux générations futures un patrimoine intact, aussi complet que possible, sans choisir, c’est-à-dire sans assujettir l’avenir aux normes morales et intellectuelles du présent.
– Mais c’est fort faisable, lâcha Flandrin, soudain plus énigmatique que l’obélisque de Louxor.
– Toi, Flandrin, tu pourrais t’ériger en censeur ! Ne me fais pas rire ! »
Il détestait quand Zborglib le tutoyait subitement. Il poursuivit cependant, la voix blanche : « L’engorgement des centres de conservation résulte matériellement des effets du dépôt légal obligatoire. Quarante mille ouvrages de plus par an, plus d’un million et demi de périodiques, des milliers d’estampes… Les collections de la Bibliothèque nationale de France progressent de cinq kilomètres par an. À ce rythme, on ne pourra bientôt plus communiquer quoi que ce soit, à peine des mots doux à sa voisine de pupitre… Il faut alléger le stock. Et vite. »
Le mandrill réchauffait un œil mauvais. Dix pistolets-mitrailleurs Uzi au fond de la rétine. À n’en pas douter, il couvait. Une grippe ? Une idée fixe ? Un œuf ? Allez savoir ! Mis à part son compte en banque, rien chez lui n’était respectable.
« Tais-toi ! Je t’ai assez vu, maintenant, Flandrin. Laisse-moi. J’ai du travail ! »
Puis il reprit comme pour lui-même sa ratiocination sur Tallemant des Réaux. Qui lui avait dérobé son exemplaire personnel des Historiettes, galuchat pur chiffon avec culs-de-lampe rehaussés ? Les directeurs de bibliothèque sont comme les chasseurs et les anciens militaires, il ne fait pas bon les hisser sur leurs dadas.