J’ai rencontré Anna, quelques mois plus tard, à l’occasion d’une fête chez Delphine, cette amie commune violoniste. Je ne comptais pas venir. J’étais crevé. J’avais enchaîné trop de gardes. Et surtout, je n’avais aucune envie de rencontrer celui que Delphine appelait « mon fiancé ». Ce qui m’a décidé, c’est sans doute la peur de me laisser abrutir par le boulot et la fatigue au point de ne plus sortir de la clinique. Delphine habitait toujours, porte de Pantin, près du conservatoire de musique où elle a fait ses études. Je n’y étais pas retourné depuis l’époque où je venais l’y rejoindre à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, généralement en sortant de l’hôpital.
Les femmes qui ont des fêlures doivent exercer sur moi un attrait particulier. Le soir de cette fête, je n’ai pas quitté Anna des yeux, avant même de faire sa connaissance. Il ne s’agissait pas de séduction physique, bien qu’elle ait un charme très singulier auquel on peut être sensible, surtout quand elle se montre ouverte aux autres, comme c’était le cas ce soir-là. Non, ce qui m’a intrigué, c’est son état d’alerte constant. Quelqu’un qui ne connaît jamais le repos, voilà la première impression que j’ai eue d’elle. Elle papillonnait d’un groupe à l’autre avec vivacité, affable, souriante, mais avec toujours ce regard inquiet qu’elle lançait furtivement autour d’elle. Elle semblait donner le change en permanence. Je me suis dit qu’elle dépensait beaucoup d’énergie pour se cacher.
Je lui ai tendu un verre quand elle s’est approchée du buffet où je prenais racine. Elle m’a appris qu’elle avait vécu ici avec Delphine quand elles étudiaient ensemble au Conservatoire. Je lui ai confié que, moi aussi, j’avais un peu vécu ici mais que je ne connaissais aucun invité. (On se voyait toujours seul à seule avec Delphine, c’est maintenant seulement que j’en prenais conscience.) « Alors vous n’êtes pas musicien. Il n’y a que des musiciens ici ! » remarqua Anna.
Je lui ai demandé de quel instrument elle jouait.
– Flûte traversière. Enfin j’en jouais. J’ai arrêté, l’année dernière. Mais je continue à donner des cours de solfège pour gagner ma vie.
Je me suis laissé émouvoir par son histoire de musicienne maudite aux allures de drame romantique. J’hésitais à lui poser des questions, de peur de remuer des souvenirs douloureux, mais elle me répondit sans réticence. Elle me raconta que ses déboires n’étaient pas arrivés du jour au lendemain. C’était l’aboutissement d’un lent processus au cours duquel le trac l’avait dévorée. Jusqu’à cette fameuse Neuvième de malheur. Ce qui m’a le plus étonné, c’est qu’elle ne jouait plus, même quand elle était seule.
– À quoi bon répéter pour rien ? Il n’y a pas de répertoire pour flûte solo. Si t’es pas fichu de jouer avec les autres, cet instrument n’a aucun sens !
– C’est surtout avec les chefs d’orchestre que t’avais du mal, non ? Il n’y a pas de formations sans chef ?
– Dans les ensembles baroques, c’est le premier violon qui donne les départs. Ça m’aurait peut-être mieux convenu. Sauf que le chef n’y était pour rien, en fait.
– Comment ça ?
– J’y arrivais plus. Mon corps refusait l’instrument. J’arrêtais pas de somatiser ! Des aphtes, des crampes au poignet, des douleurs dorsales… Toutes les parties du corps qui sont sollicitées pour la flûte. J’étais sans cesse embêtée !
– J’imagine que ça te manque…
– Je n’ai pas de regrets parce que je n’avais plus de plaisir à jouer. À la fin, j’entendais même plus la musique.
– Tu n’entendais rien ?
Elle a réfléchi un instant.
– Si. J’entendais une petite voix, pas mélodieuse du tout, qui comptait dans ma tête.
On a parlé toute la soirée. Elle avait oublié ses amis. Comme souvent par la suite, je n’ai pas dit grand-chose. Je l’écoutais monologuer en me contentant de la relancer. Elle était intarissable mais intéressante. Il y avait en elle quelque chose qui m’échappait. Comme une énigme que je n’arrivais pas à cerner.
Delphine est venue nous rejoindre. J’étais encore interne quand je l’ai connue. Elle donnait, ce jour-là, un concert bénévole avec son trio à l’hôpital. J’en garde le souvenir d’une apparition. Les malades regroupés sous la lumière blafarde de la cafétéria et Delphine, au milieu. Un instant de grâce et d’oubli. Son archet comme une extension anatomique de son bras. Tout l’auditoire sous le charme. Après le concert, on a échangé quelques mots devant le distributeur de sodas. Elle m’a donné son téléphone, on s’est revus le soir même.
J’ai une indéfectible tendresse pour Delphine et parfois de la nostalgie pour ces quelques mois qu’on a partagés. On habitait chacun de notre côté. On se retrouvait souvent la nuit en évitant de se poser des questions sur notre vie par ailleurs. Comme si d’emblée, on n’avait pas pris notre relation au sérieux. On avait choisi la légèreté. Quel idiot j’étais ! Je me dis parfois que j’aurais dû me montrer plus empressé, plus décidé, écouter un peu plus mes sentiments. Bref, je m’en veux de l’avoir laissée filer. Un jour, ça a cassé sans raison véritable. Par excès de fragilité. Mais on est toujours restés en contact. On continue à se voir, une ou deux fois par an.
– C’est un vrai gâchis ! T’aurais jamais dû arrêter de jouer ! décréta Delphine. Elle est très douée, tu sais ! Bien plus que la plupart des musiciens qui étaient ici ce soir et qui font une carrière ! Quand est-ce que tu t’y remets ?
Anna s’est contentée de lui répondre par un sourire fataliste. Mais je connais assez Delphine pour savoir qu’elle est sans concessions quand il s’agit de musique. À l’époque de leur cohabitation, elles ont dû déchiffrer ensemble tout le répertoire pour flûte traversière et violon.
– Alors, son cas t’intéresse ? me demanda Delphine, d’un air moqueur.
– Mon cas ? fit Anna.
– Simon est psychiatre. Il ne t’a pas dit ?
Anna m’a dévisagé comme si je l’avais prise en traître. Je me suis efforcé de la rassurer.
– Ton histoire m’intéresse beaucoup mais tu n’es pas un cas. Tu m’as même fait oublier la clinique.
Ce qui n’était pas tout à fait vrai.
Il était tard. L’appartement s’était vidé. Il ne restait plus que nous quatre, avec le fiancé de Delphine qui a insisté pour ouvrir une nouvelle bouteille de champagne. (Je ne suis pas très objectif mais franchement, je ne vois pas ce qu’elle lui trouve.) Cet imbécile n’avait pas compris que je l’avais soigneusement évité toute la soirée. Il déplorait qu’on ne se soit pas parlé ! Il tenait à faire ma connaissance. J’ai abrégé. J’ai avalé ma coupe et j’ai raccompagné Anna en voiture. Ça roulait bien. On a mis un quart d’heure pour faire la traversée nord-sud de Paris, jusque dans le treizième où elle habite. Elle n’a pas prononcé un mot pendant le trajet. Arrivés devant chez elle, elle m’a toisé :
– Je suis pas très en forme. T’aurais quelque chose pour me remonter ?
– Prozac ?
– Parfait. Tu m’offres le Prozac, je t’offre un rhum vieux. Ça te va ?
Je l’ai suivie.
Elle habitait au douzième étage d’une tour de Chinatown. Je me rappelle une cage d’escalier vieillotte qui n’avait pas due être refaite depuis les années soixante-dix, avec de la moquette sur les murs. Chez elle, je revois le parquet à petits chevrons et la grande baie vitrée qui dominait Paris. Pourtant, l’appartement paraissait confiné.
Anna a cherché sa bouteille de rhum et j’ai sorti une ordonnance de mon portefeuille. Ça ne me ressemble pas de prescrire à la légère. Je lui ai fait cette ordonnance comme un chèque à un ami qui vous fait part de ses difficultés, juste parce que c’est votre ami, sans souhaiter qu’il vous donne davantage de détails.
On a trinqué et elle s’est excusée de ne pas mettre de musique.
Au bout de quelques instants, elle a ajouté :
– Quand j’ai quitté l’orchestre, j’espérais qu’au moins le plaisir de l’écoute reviendrait… Même pas !
Je ne lui ai pas demandé de précisions. Soudain, elle m’a regardé avec un air perdu :
– J’arrête pas de compter, en fait…
Elle a bu machinalement quelques gorgées de rhum avant d’ajouter :
– Quand je jouais, c’était horrible… Comme quand on a l’oreille absolue !
– C’est une chance d’avoir l’oreille absolue, non ?
– Pas toujours. On met un nom sur chaque note, ça peut parasiter l’écoute… Au lieu d’une symphonie sublime, on entend : mi si la la mi fa… Ça crépite à toute vitesse dans la tête ! La musique n’a plus de chair, c’est un squelette ! Moi, c’était pareil avec le rythme… Je comptais les mesures et, dans les mesures, je comptais les temps… Je ne pouvais plus écouter un morceau sans décomposer le rythme. Et je n’entendais plus que ça ! Un et deux et un et deux et… on dépasse rarement quatre ! Si je suis nerveuse, ça ne rate pas ! Ça se déclenche comme un petit moteur. J’en ai des migraines !…Y a pas qu’avec la musique, d’ailleurs… J’ai toujours peur de me tromper, alors j’arrête pas de compter.
– Comment ça ?
– Je ne vois pas partir les coups…, fit-elle, l’air soudain mystérieux.
En y repensant, son état m’a alerté plusieurs fois au cours de la soirée. Mais très vite, elle a repris le contrôle et je n’y ai plus prêté attention.
– Quels coups ?
– La banque m’annonce que je suis à découvert, j’y crois pas. Je suis certaine que c’est eux qui se trompent…
– Tu vérifies tes comptes ?
– Sans cesse ! Même quand je fais mes courses, j’arrête pas de recompter… C’est pour ça que je les fais toujours au même endroit, chez Mourad, en bas de chez moi. Il est plus cher que la supérette. Mais il est gentil, il comprend. Si j’ai un doute, il vérifie même la note avec moi. Ça me fait du bien. En fait, on trouve jamais d’erreurs. Ce qui ne l’empêche pas de me dire : « Si t’as encore un doute, t’hésites pas, tu reviens, on revérifie ! »
Anna est allée chercher une autre bouteille de rhum. On avait beaucoup trop bu. Mais je ne voulais pas qu’elle cesse de parler. Je l’ai suivie dans la cuisine. La porte de la chambre était entrouverte. J’ai remarqué les très nombreuses poupées qui couvraient son lit. Ça m’a fait un drôle d’effet, cette part d’enfance. Depuis le début, je ne savais pas si j’étais dans une relation sentimentale ou thérapeutique. Le plus étrange, c’était l’extrême régularité avec laquelle les poupées étaient disposées. Comme, sur les livres pour enfants, les dessins qui expliquent le principe de la multiplication.
C’est alors que ça m’est venu :
– Tu es mathématopathe !
Elle m’a regardé bizarrement. Je n’ai pas l’habitude de faire de la psychologie de Café du Commerce et encore moins de donner des consultations en dehors de la clinique et sans qu’on m’y invite.
– Pendant toute la soirée, j’ai eu l’impression que tu me parlais musique mais, en fait, tu ne parlais que de chiffres !… Cette ritournelle dans ta tête. Les calculs que tu fais par superstition. Ceux que tu intervertis. Les erreurs d’horaires. Cette forme de dyslexie avec les chiffres. La nécessité de toujours recompter parce que tu as peur de te tromper. Les découverts qui arrivent sans que tu les aies anticipés… Que des chiffres ! Tu es juste mathématopathe !
– C’est un mot que t’as inventé ?
– Mais non ! Y en a, des gens qui ont été traumatisés par les chiffres ! En classe, tu n’étais pas bloquée en maths ?
– Si…, fit-elle, songeuse. Ça fait longtemps que les chiffres me pourrissent la vie !
Ma remarque l’a plongée dans un abîme de perplexité qui m’a surpris. J’avais visé plus juste que je ne le pensais. C’est une sorte d’idéal dans ma pratique professionnelle : écouter, rester à l’affût, parler peu et, soudain, avoir la bonne parole au bon moment. Celle qui sera un déclencheur pour le patient. C’est ce qui venait de m’arriver à bon compte.
Anna n’avait jamais dû évoquer ses difficultés avec les chiffres auparavant. Elle m’en a encore un peu parlé, mais j’ai senti que c’était comme une séance à laquelle il convenait de mettre fin.
– Restons-en là pour ce soir, lui ai-je dit.
Elle a acquiescé avec un léger sourire, elle avait ressenti la même chose.
J’étais presque fier de moi en repartant.
Pas pour longtemps.