Le jour avait une façon bien à lui d’éveiller Lacewood. La tapotant délicatement comme on le ferait d’un nouveau-né. Lui frictionnant les poignets pour la ramener à la vie. Lorsque la matinée était tiède, on se rappelait sans difficulté la raison pour laquelle on s’activait. Il fallait battre le fer pendant qu’il était chaud. Travailler, parce que la nuit n’allait pas tarder. Travailler ici et maintenant, précisément parce que là où on allait il n’y avait nulle part où travailler.
Mai donnait l’impression que cette ville n’avait jamais abrité de pêcheurs. Le printemps ouvrait grand les battants des fenêtres. La lumière débarrassait les chênes de leurs derniers doutes hivernaux, faisant naître de nouvelles pousses à partir de rien, vous laissant libre encore une fois de gagner votre pitance. Quand le soleil était de la partie à Lacewood, on pouvait enfin vivre.
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La trace de Lacewood, on la retrouvait partout : à Londres, à Boston, aux îles Fidji, dans la baie de la Désillusion. Mais toutes les traces aboutissaient là, dans cette ville consacrée à la production. Certains matins, surtout les matins ensoleillés, l’histoire s’évanouissait. La longue route qui menait jusqu’à aujourd’hui disparaissait, se perdait dans le voyage encore à venir.
La ville avait d’abord subsisté grâce à la terre revue et corrigée. Les prairies aux herbes folles avaient cédé la place au grain, à une seule variété d’herbe comestible, qui, cultivée sur une grande échelle, faisait que même l’herbe pouvait rapporter. Plus tard, Lacewood s’était élevée grâce au génie humain : une série de transformations alchimiques lui avait apporté la prospérité. On l’avait nourrie d’argile schisteuse, engraissée à la cendre d’os et au guano. Les découvertes se succédaient aussi sûrement que mai suit avril.
Il avait dû exister une époque où, quand on parlait de Lacewood, on ne parlait pas forcément de Clare Incorporated. Mais personne ne s’en souvenait. Aucun de ceux qui étaient encore en vie n’était assez vieux pour cela. Impossible de prononcer un des deux noms sans aussitôt évoquer l’autre. C’est par le large canal de cette compagnie que s’écoulait toute la grâce jamais répandue sur Lacewood. Les grandes boîtes noires en bordure de la ville retiraient des pépites de la boue. Et Lacewood était devenue l’emblème des richesses qu’elle fabriquait.
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Lacewood avait toujours aimé raconter à quiconque était prêt à écouter son histoire comment, à force de ruses, elle avait réussi à faire fortune. Au moment décisif où il avait fallu choisir entre le passé somnolent et l’énergie inépuisable du dix-neuvième siècle, le choix avait été vite fait. Lacewood s’était lancée dans le subterfuge, comme si c’était là sa seconde nature.
Les gens du coin n’avaient jamais eu beaucoup de scrupules à le reconnaître, ni à l’époque ni depuis. S’ils éprouvaient quoi que ce soit, c’était bien plutôt de l’orgueil. Ils avaient soigneusement disposé leurs filets pour attraper le cinquième Mr Clare, président éponyme d’une compagnie de l’Est qui était devenue trop grosse pour les marchés dont elle disposait. Les savonneries Clare avaient dû partir vers l’ouest, en quête d’une nouvelle terre d’accueil. Le cinquième Mr Clare cherchait le site idéal où implanter la dernière-née des usines de la florissante entreprise.
Douglas Clare, Senior préférait en secret l’arôme de Lacewood au parfum de Peoria. Lacewood sentait le propre et le distillé, à l’inverse de Peoria, un peu trop onctueuse et pommadée. Il aimait cet endroit pour toute une série de raisons. Mais il ne pipa mot, affichant l’indifférence d’un soupirant qui préfère voir venir.
Mr Clare, cinquième du nom, n’aurait su dire au juste ce qu’il recherchait dans son futur site, tout en prétendant qu’il lui suffirait de poser les yeux dessus pour le reconnaître aussitôt. Même l’homme d’affaires plein d’astuce qu’il était n’aurait pu dire de l’endroit qu’il était central. Mais avec le développement du pays, il ne tarderait pas à le devenir. Lacewood faisait partie d’un réseau ferroviaire qui reliait Saint Louis, Indianapolis, et Louisville. Elle était par ailleurs à distance raisonnable de Chicago, la seule métropole de l’Ouest. Et les terrains, dans ce no man’s land, on les avait encore pour une bouchée de pain.
Lacewood décida de se pomponner, pour ressembler à l’idée qu’elle se faisait des goûts de Clare. Des semaines avant la visite, la ville commença à masquer ses entrepôts croulants derrière des façades factices. Tous les gamins âgés de plus de dix ans se firent maçons. Le maire alla même jusqu’à décider la construction de deux îlots d’édifices en plâtre pour étoffer un peu la grand-rue jugée trop anémique.
La ville loua une vieille locomotive Consolidation pour la durée de la visite. Elle fit aller et venir cette pièce de musée sur la voie à intervalles réguliers et on modifia le ballast, histoire de faire bonne mesure et de rester dans la note. Un convoi débarqua même un chargement très contesté dans la gare un peu trop neuve pour être vraie. Dix heures plus tard, il revenait en sens inverse pour rembarquer les caisses de gravier.
Clare et ses conseillers ne furent absolument pas dupes. Ils virent au premier coup d’œil que cette pièce de musée n’avait pas servi depuis des lustres. Peoria leur avait joué le même tour, sauf qu’elle avait fait montre d’un peu plus d’originalité dans le truquage de ses façades.
La dure nécessité entraîna cependant Lacewood bien au-delà des plus folles inventions de Peoria. Longtemps avant la visite d’inspection, qui devait avoir lieu en août, Lacewood endigua le cours endormi de la Sawgak, juste en amont de la ville. D’ordinaire, c’est à peine si son pitoyable filet d’eau parvenait à mouiller la poussière accumulée sur les moustaches d’un rat musqué. Mais pendant quatre jours extraordinaires, dans la canicule de cette fin d’été, la ville put s’enorgueillir d’un véritable petit torrent de montagne.
Lacewood plaça en quelques points stratégiques des pêcheurs qui pouvaient passer, en fonction de la lumière, soit pour des chefs d’entreprise soit pour de simples sportifs et qui s’affairaient avec une régularité suspecte pour sortir de l’eau toute une ribambelle de gros brochets : voilà qui s’appelait vivre sur le pays, voilà une nourriture qui ne demandait rien à personne qu’un honnête labeur.
Mr Clare ne put demeurer insensible au fait que l’Esox lucius, l’espèce que pêchaient ces hommes avec une régularité d’horloge dans ces rapides parfaitement artificiels, ne s’était jamais aventuré de son plein gré au sud du Minnesota. Il admira le côté tout à la fois industrieux et pathétique du stratagème. Voilà des gens avec qui il allait pouvoir collaborer. Nul doute qu’ils ne verraient aucune objection à travailler pour lui.
Tout au long de sa tournée d’inspection, il garda l’œil noir et ne cessa de secouer la tête. À la dernière minute, juste avant de repartir pour Boston dans son wagon privé – un Pullman dont le constructeur, tout là-haut dans l’Illinois, à Pullman, avait récemment créé une ingénieuse ville-usine capable de pourvoir à tous les besoins de ses employés –, Clare dit oui. C’est en soupirant qu’il accepta les réductions massives d’impôt qu’on lui concéda à perpétuité et le marché fut conclu.
Et c’est ainsi que s’implantèrent à Lacewood les Savonneries Clare.
Des années plus tard, juste à temps pour conjurer les pires horreurs de la Dépression, le plus grand producteur mondial de pelleteuses décida d’installer son siège central à Peoria. Caterpillar fit la fortune de la ville pendant une cinquantaine d’années bénies, au terme desquelles ses ventes annuelles atteignirent le chiffre record de treize milliards de dollars, avant d’amorcer, comme le siècle, son déclin.
Mais jamais Lacewood ne se plaignit. Sans Clare, la ville ne serait jamais sortie de sa léthargie. Elle serait restée à l’écart de tout, attendant d’être découverte par le rétrotourisme. Grâce à Clare, Lacewood devint célèbre, car partie intégrante d’un empire d’une trentaine d’unités de production réparties dans dix pays, « apportant les réponses attendues et répondant aux besoins ».
Lacewood se jeta dans la danse à corps perdu. Décrocha la timbale tant convoitée et même davantage. Pendant plus d’un siècle, Clare allait être la poule occupée à pondre d’innombrables œufs dont seuls les plus tatillons s’abaisseraient à estimer la teneur en or.
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BIENVENUE À LACEWOOD. 92 400 HABITANTS. ROTARY, ELANS,
LIONS. VILLE NATALE DE CALE TUFTS, CHAMPION OLYMPIQUE.
JUMELÉE AVEC ROUEN, FRANCE ET LUDHIANA, INDE.
UNIVERSITÉ DE SAWGAK. SIÈGE POUR L’AMÉRIQUE DU NORD
DU DÉPARTEMENT AGRONOMIE DE CLARE INTERNATIONAL.
ATTACHEZ VOS CEINTURES
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Mai, juste avant Memorial Day, peu de temps avant la fin du millénaire. Dans le quartier de North Riverside, du bon côté de la rivière, une femme de Lacewood travaille à son jardin. Une femme qui n’a même jamais accordé une pensée à Clare.
Bien sûr, elle connaît la compagnie, comme tout le monde. Les courtiers de la Bourse de Francfort l’ont immédiatement en tête quand on fait allusion à Lacewood, de la même façon qu’ils visent et actionnent un revolver imaginaire quand ils rencontrent quelqu’un de Chicago. Les ados de Bangkok feraient n’importe quoi pour avoir quelque chose portant le logo de la compagnie. Qu’arborent d’innombrables entrepôts à São Paulo. La compagnie a bâti toute la ville et même davantage. La femme sait pertinemment d’où lui vient sa pitance et sur quel côté de sa tranche de pain est étalée la pâte à tartiner.
Elle passe en voiture devant le siège du département agronomie de Clare au moins trois fois par semaine. Pas de fêtes du maïs qui ne soient sponsorisées par la compagnie. C’est elle qui rédige les gros titres, entonne les chants de guerre de l’école. Qui joue de l’orgue à chaque mariage et emballe le riz que l’on fera pleuvoir sur chaque couple de jeunes mariés au moment du départ. Elle encore qui fournit le personnel de l’hôpital et subventionne les explorations échographiques des profondeurs où, fantômes grisâtres endormis dans l’onde utérine, reposent les futurs enfants de Lacewood.
Comme tout un chacun, elle sait ce que fabrique la compagnie. Savons, engrais, cosmétiques, denrées comestibles : autrement dit, la plupart des produits susceptibles de changer la vie au quotidien. Pour autant, elle ne connaît pas la société Clare davantage qu’elle connaît Grace ou Dow. Elle ne travaille pas pour elle ni pour quelqu’un qui en dépendrait directement. Son entourage immédiat, ses amis, ses proches, non plus.
La femme est à genoux dans son jardin, pétrissant la terre à pleines mains. Elle tente d’amadouer les feuilles pour leur faire emmagasiner une partie de ces deux calories par centimètre cube que le soleil, dans sa prodigalité inconsidérée, ne cesse de dispenser à la terre, et ce uniquement parce qu’il avait anticipé notre arrivée.
Un parasite a commencé à grignoter ses courgettes en fleur. Un autre s’est attaqué aux haricots. Elle dispose de tout un arsenal pour contre-attaquer. Bière pour éloigner les limaces. Liquide vaisselle additionné d’eau et parfumé au citron, vaporisé libéralement pour enrayer une insurrection de doryphores. Remèdes de bonne femme. Un traitement plus énergique suivra si le besoin s’en fait sentir.
Elle transplante dehors des fleurs qu’elle a fait pousser sous cloche. Son travail n’est qu’un jeu tant elle y prend plaisir. C’est l’après-midi pour lequel elle se tue à la tâche le restant de la semaine. Le complément thérapeutique à son gagne-pain, lequel consiste à transplanter des familles dans des maisons plus spacieuses que celles d’où elles viennent.
Le printemps la libère. Les pavots précoces se déplient comme le papier crépon qu’utilisent ses enfants pour fêter leur anniversaire. Les ancolies étirent leurs trompettes bicolores, pareilles à un chœur d’angelots. Tout ce qui pousse lui rappelle autre chose. Son esprit bourdonne et butine tandis qu’elle désherbe, avide de trouver pour chaque plante sa juste ressemblance.
Des boules de Noël, dures et compactes, prennent soudain la forme plus douce de pivoines. Des marguerites laissent déjà pendre leurs tutus comme des danseuses de Degas tristes de ne pas connaître les honneurs. Tête basse, des giroflées font pénitence. Aussitôt, elle les exhorte à réaliser leur destin coloré. Aucune activité humaine ne peut se comparer au jardinage. Si elle en avait le loisir, elle y consacrerait toutes ses journées.
Clare, c’est aussi, de près ou de loin : les sponsors de l’école de danse, ceux qui financent une télévision que personne ne regarde, les bourses récompensant chaque année les prouesses au Meccano des gamins du lycée, les procès liés aux pratiques commerciales qu’elle-même n’a jamais la patience de suivre et les annonces du service public qu’elle ne comprend jamais tout à fait. Sans parler de l’actrice, une petite maligne qui ne mâche pas ses mots, qui a une aventure avec son voisin dans cette série de spots publicitaires humoristiques que tout le monde connaît par cœur au bureau. Ou du vieux directeur qui a fait partie du gouvernement pendant la Seconde Guerre mondiale. De temps à autre, elle fredonne l’indicatif de la compagnie, sans s’en rendre compte.
Deux flacons dans l’armoire à pharmacie portent le logo, l’un est à appliquer, l’autre sert à enlever. Ces bouteilles sous l’évier – Éviter tout contact avec les yeux – qui ne sont jamais aussi efficaces que la publicité voudrait bien le faire croire. Shampoing, antiacide, chips basses calories. Les bourrelets pour calfeutrer portes et fenêtres, les joints du carrelage, l’antiadhésif de la poêle qui n’attache pas, la fine pellicule d’insecticide dont elle recouvre son jardin. Autant d’incarnations du génie de Clare qui, pour ainsi dire invisibles, rôdent dans sa maison, en compagnie de beaucoup d’autres.
Cette femme de quarante-deux ans regarde le ciel de mai qui se charge de nuages et plisse le nez. Le Post-Chronicle d’hier laissait prévoir un temps superbe. Inutile d’essayer de comprendre hier après coup, quand aujourd’hui donne l’impression qu’il n’y aura pas de lendemain.
Ses plantations sont bien plus avancées qu’on ne saurait raisonnablement l’espérer à cette époque de l’année. Un dollar vingt-neuf, deux pulvérisations de liquide vaisselle au citron, quelques efforts et un peu d’amour lui permettront d’avoir des courgettes tout l’été.
Cette femme s’appelle Laura Rowen Bodey. Elle est le membre le plus récent du Million Dollar Movers Club de l’agence immobilière Next Millennium. Sa fille vient d’avoir dix-sept ans, son fils en a douze et demi. Son ex-mari s’occupe de l’aménagement des sites à l’université du coin. Elle voit de temps à autre et en toute discrétion un homme marié. Aucun problème majeur dans sa vie que ne sauraient résoudre cinq années de plus.
Une femme qui connaît la chanson, mais pas tous les airs. En cette journée de printemps, pas un habitant de Lacewood en dehors des six personnes qui l’aiment ne songe à elle un seul instant.
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Les Clare avaient les affaires dans le sang bien avant qu’aucun d’entre eux songe à fabriquer quoi que ce soit.
Dès l’origine, la famille s’était précipitée sur le commerce comme la misère sur le pauvre monde. Hantant systématiquement les confins aquatiques de l’existence : des ports, rien que des ports. Prospérant dans l’eau saumâtre, mi-salée, mi-douce, des zones côtières envahies par les marées. Vivant moins dans les villes que sur les routes maritimes qui les reliaient les unes aux autres.
D’emblée, transnationaux, les Clare. Pendant près d’un siècle, cette famille de marchands commença par faire du commerce en Angleterre, se spécialisant dans des transports de denrées hasardeux qui les ruinaient aussi vite qu’ils les enrichissaient, et ce plusieurs fois dans l’année. Chaque génération s’ingéniait à prendre encore plus de risques que la précédente. Jephthah Clare, par exemple, n’avait de goût que pour l’aventure et jouait comme il respirait.
Jephthah dut quitter la mère patrie en toute hâte, à la suite d’un pari qui avait mal tourné. Il partit en 1802, l’année où l’aristocrate du Pont, après avoir échappé à la tourmente révolutionnaire, installait sa poudrerie au Delaware. Jephthah Clare, lui, fuyait un chaos beaucoup plus prosaïque : pas de délit caractérisé, mais ce qu’on appellerait aujourd’hui un délit d’initié, puisqu’il n’avait pas jugé bon de partager un tuyau concernant l’effondrement des prix de la betterave à sucre avec un associé hautement inflammable auquel il venait tout juste de fourguer une cargaison plus qu’appréciable de ce produit. Après l’incendie de sa maison de Liverpool, Jephthah estima plus sage de ne pas attendre une nouvelle échéance.
Lui, sa femme et ses trois enfants en bas âge s’embarquèrent donc incognito. Comme passagers clandestins sur un des navires marchands de Clare, histoire de rester en terrain connu. Pendant la traversée, la famille dormit sur des caisses de vaisselle égyptienne en grès de Wedgwood. Les souffrances endurées s’évanouirent dès qu’eux-mêmes et les assiettes eurent débarqué en terre américaine, sur l’India Wharf de Boston. Cette cargaison leur avait fait une dure paillasse, mais elle contribua à payer l’accès de la famille à une aisance qui devait rapidement effacer tout souvenir de l’inconfortable voyage.
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Rien ne fait progresser le monde comme le Commerce, ce vénal bonimenteur.
Les Travaux et les Jours, EMERSON
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Jephthah Clare se moquait bien de savoir où il débarquait, dès l’instant où il pouvait rester en contact avec l’océan, ce grand livreur et délivreur. Il vendit ses assiettes Wedgwood et loua à bail un immeuble de comptables à proximité de Long Wharf. Nanti du seul paquebot sauvé du naufrage et rebaptisé la Paillasse d’épines, il s’embarqua dans une des aventures les plus lucratives des longues et glorieuses annales du blanchiment commercial.
La France et la Grande-Bretagne, en guerre une fois de plus, faisaient mutuellement le blocus de leur commerce colonial. Clare expédia la Paillasse en Jamaïque après avoir rempli les cales de café et de mélasse. Il rapatria ensuite ces tonneaux jusqu’à Boston où, sous l’effet magique d’un simple jeu d’écritures, ils devinrent respectivement du café américain et de la mélasse américaine. Rien ne s’opposait plus alors à ce qu’ils partent pour Londres, où les combattants épuisés étaient prêts à payer le prix fort pour se les procurer. Histoire de rester fair-play, il faisait aussi parvenir de temps à autre du rhum américain au Havre, grâce aux bons soins de la Guadeloupe.
Ce petit jeu des étiquettes dura quatre bonnes années. Jephthah prenait son bénéfice à l’aller comme au retour. Quand, en 1807, les belligérants finirent par éventer la supercherie, Jephthah maudit l’embargo de Jefferson et se fit contrebandier. Pour chaque navire saisi, deux autres réussissaient à passer, ce qui suffisait à payer pots-de-vin et rançons, tout en laissant un joli bénéfice.
Ce fut cette marge qui lui permit d’acheter une maison à Temple Place. Et ce fut depuis cette base que Jephthah partait tous les jours faire la tournée de ses lieux de prédilection dans Merchants Row. Il concluait des marchés dans les salles de lecture de Topliff, échangeait tuyaux et anecdotes à l’Exchange, se renseignant sur les navires qui étaient rentrés au port et sur ceux qui avaient du retard. Il attendait que les signaux à bras de Nantasket atteignent le factionnaire de garde sur Constitution Wharf, pour avoir des nouvelles de La Chanceuse, L’Étoile du Nord, La Nouvelle Jérusalem.
Quand il devint trop risqué de braver l’embargo, Clare se rabattit sur des expéditions plus longues. Il envoya des marchandises de Nouvelle-Angleterre jusqu’au pays d’Oregon, où il les échangeait contre des fourrures. Qu’il expédiait ensuite, au-delà du Pacifique, jusqu’à Canton, où la demande était énorme. Les fourrures servaient à acheter du thé en quantité, lequel rentrait au bercail en rapportant suffisamment pour permettre l’achat de dix autres chargements de marchandises bon marché en Nouvelle-Angleterre. Tant il est vrai que :
La chose que le pays ne peut pas produire
Est précisément celle qu’il faut aller chercher le plus loin.
Le profit retiré du seul transport suffisait pour enclencher de nouveau ce commerce triangulaire autofinancé.
Il fallait un véritable tour du monde avant que la plus humble des lavandières puisse boire son thé dans sa tasse ébréchée. Les mystères du processus hantaient parfois les pensées nocturnes de Jephthah, le plongeant dans la perplexité, tandis que couché aux côtés de Sarah, sa simplette de femme, il disparaissait sous l’édredon dans leur chambre lambrissée, bien à l’abri des rigueurs de la nuit. Tous trois, lui, le trappeur de l’Oregon et le correspondant chinois, prospéraient, chacun d’eux convaincu qu’il avait tiré la meilleure part du marché. Voilà qui le dépassait. D’où provenaient les bénéfices ? Qui payait pour leur enrichissement mutuel ?
Dans le port de Faial, une île des Açores, l’huile de baleine se transformait en vin. Un voyage aux îles Sandwich suffisait à métamorphoser des fusils à capsule fulminante en bois de santal. Tout le monde, partout, voulait ce que l’on ne pouvait se procurer qu’ailleurs. Jephthah expédiait des harengs hollandais à Charleston et de la morue de Boston à Lisbonne. Pendant un temps, il fit quasiment fortune en vendant aux messieurs de New York des hauts-de-forme blancs en provenance de France, jusqu’à ce que ses concurrents en achètent une cargaison complète et les distribuent gratuitement aux nègres, jetant du même coup le discrédit sur cette mode.
Et pourtant, l’homme qui transportait ces marchandises d’un bout à l’autre du globe ne pouvait pas les vendre dans l’Ohio. Aucun bénéfice à tirer d’une telle entreprise : les neuf dollars qu’il en coûtait pour charrier une tonne de marchandises d’Europe à Boston n’auraient pas permis à celle-ci de couvrir plus de cinquante kilomètres à l’intérieur du pays.
Mais sur mer, Jephthah se lança dans toutes les formes de commerce imaginables. Propriétaire de certains bateaux, il en louait d’autres. Il achetait et vendait pour son propre compte, mais jouait aussi le rôle d’agent pour le compte de tiers, faisait de l’exportation et de l’importation, négociait avec les courtiers et les revendeurs, allant même parfois jusqu’à s’occuper lui-même, sans intermédiaire, de la vente aux détaillants. Il transportait, assurait, finançait, ouvert à toutes les transactions ou à ce qui en tenait lieu.
Une bonne mémoire de ceux à qui on pouvait faire confiance et beaucoup de patience pour s’orienter dans les dédales de la paperasserie lui permirent de surmonter de nombreux revers. Les compétences faisaient rentrer l’argent et l’argent achetait les compétences. Jephthah manipulait le coton, l’indigo et la potasse. Mais, par-dessus tout, il faisait dans le risque. Le profit était égal au produit du risque multiplié par la distance. Plus il était difficile de transporter une marchandise là où elle avait de toute évidence sa place, plus grande était la marge des bénéfices.
Jephthah adorait les entreprises un peu folles. C’est ainsi qu’il participa à un projet pour expédier de la glace en Martinique, où la fièvre jaune venait de faire des ravages. Dans cette affaire, il n’était pas davantage motivé par l’altruisme que par le profit. S’il choisit de s’y associer, ce fut simplement parce que tous ses homologues, les autres marchands, jugeaient la chose aberrante. Il suffisait que l’unanimité se fît contre quelque chose pour qu’il y trouvât aussitôt quelque mérite.
Il donnait sa dîme aux œuvres charitables, spéculation facile en période faste comme en période difficile. Qui ne comportait pratiquement aucun risque de déficit, tandis que le profit potentiel était conséquent. Dix pour cent de mille pouvaient fort bien prouver la rentabilité de l’investissement et rapporter mille fois plus, alors que dix pour cent de rien n’avaient jamais rien coûté à personne.
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L’incendie finit par gagner le pays. L’embargo ne suffit pas à empêcher le sang de l’Europe de refluer sur les côtes américaines. Mais Jephthah Clare sut deviner jusque dans la guerre de Mr Madison de nouvelles chances d’expansion. Le vieil aventurier sut prendre des risques encore plus grands, tirant ses certitudes de la confusion dans laquelle sombrait le monde.
Quand son trafic maritime commença à n’accumuler que des pertes, il se mit au service des États-Unis et se fit corsaire. Il fit bénéficier le gouvernement d’une partie du butin que ses bateaux prélevaient sur les navires de commerce anglais plus lents. Cette taxe de pirate fut pour son pays une véritable bénédiction et lui fournit ses armes.
À la fin de la guerre, la famille avait des débouchés dans des bourgs qui n’étaient apparus qu’avec le chaos de 1812. Irénée du Pont, dont les poudreries tenaient captif son pays en guerre, fut le seul à s’attrister de la paix qui mit fin au conflit.
L’un après l’autre, Jephthah affûta ses fils pour le dur voyage de la vie, afin qu’ils lui reviennent pesant leur poids d’or. Il envoya l’aîné, Samuel, prendre ses galons en mer. Resolve, le second, finit son instruction dans l’affaire familiale, comme aide-comptable. La première fille de Jephthah, Rachael, partit rejoindre un courtier en coton de Liverpool en échange d’un crédit favorable pour les dix ans à venir.
Le dernier des garçons, Benjamin, né en Amérique, fit des études à Harvard et y obtint même un diplôme. Jephthah, qui ne jurait que par les affaires, le laissa pourtant s’embarquer dans des études avancées de botanique. Qu’un pareil domaine de recherche pût seulement exister remplissait Jephthah d’un orgueil teinté de mépris. Quant aux deux autres Clare également nés aux États-Unis, ils ne réussirent pas à franchir le cap des maladies infantiles.
Clare et Fils n’avaient qu’à lever les mains pour laisser l’écheveau magique du commerce s’enrouler autour de leurs doigts. Mais quelque valeur que les Clare aient pu ajouter à leur patrimoine en transportant des marchandises là où on les réclamait, les événements de 1828 conspirèrent à les en priver. Cette année-là, toutes les liquidités menacèrent en effet de s’évaporer.
Les lois divines expédiaient le coton à Liverpool et le renvoyaient à Boston sous forme de toile. Mais les lois du tout jeune Sénat s’insurgèrent, demandant un réexamen de la question. N’était-il pas possible au gouvernement de fixer lui-même le prix des denrées et, du même coup, d’orienter la valeur dans des directions choisies et déterminées à l’avance ?
Las, le tarif de toutes les abominations (1828) se retourna contre ses concepteurs, effaçant d’un seul coup vingt ans d’industrie domestique. À semer le protectionnisme, on récolta le désastre. Les prix des matières premières et des produits manufacturés explosèrent du jour au lendemain. Le commerce yankee éclata comme une bulle de savon. Les droits de douane absorbaient désormais tous les bénéfices que retirait Clare de ses expéditions savamment programmées. Les parcours aller rapportaient trop peu pour compenser les voyages retour devenus ruineux. Les recettes ne payaient plus les débours. Les gains ne réussissaient même plus à équilibrer les pertes.
Clare l’Ancien grimaça en voyant qu’il avait perdu la dernière manche. Il se prépara à s’en remettre à la terre et au long déficit qui l’attendait, prit les dispositions qu’il put pour mettre sa femme à l’abri du besoin avant d’aller attendre dans les cafés de Long Wharf que le vent tourne. Laissant à ses fils le soin de mettre de l’ordre dans les derniers comptes du grand livre de l’Abomination.
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Les enterrements, c’est pour les vivants, se plaisait à dire sa mère. Trop souvent, au gré de Laura. La mort était différente, une génération plus tôt.
Elle se penche vers la glace, en essayant de ne pas se faire de l’ombre. Logiquement, ce devrait être plus facile de se maquiller en pleine lumière. Mais ses paupières ne semblent pas d’accord. Elle en ferme une, qu’elle tapote de l’auriculaire pour appliquer une touche de bleu. Ils allaient à un enterrement au moins une fois tous les quinze jours, quand elle était gamine. On dirait que c’est passé de mode maintenant.
Elle étire les paupières pour atténuer les pattes-d’oie au coin de ses yeux et tenter de faire resurgir de son halo ridé son regard d’adolescente. Elle plonge dans le miroir argenté, à la recherche de ce qu’elle pouvait être à dix ans, et elle entend : Les enterrements, c’est pour les vivants. Mais elle pense : Les enterrements, c’est pour ma mère.
Elle essaie d’imaginer son père en costume sombre, debout, l’air solennel, en train de serrer des mains. En train de porter un cercueil ou de conduire le cortège. S’occupant de soulever le lourd fardeau, ce strict minimum qui permet aux hommes de s’en tirer dans ces circonstances à moindres frais. Mais elle n’arrive pas à le retrouver, même sous ce jour-là.
C’est sa mère qui a la haute main sur ses souvenirs d’enterrement. Sa mère en train de passer ses éternels épinards au four. De laver les assiettes que les gens ont à peine touchées avant de les abandonner un peu partout dans la maison du défunt. De calmer les cris. D’empêcher les veuves défaillantes de se jeter dans le trou béant de la fosse. De rendre visite aux malheureux conjoints trois fois par mois pendant le reste de sa vie déjà trop brève.
Avec sa brosse à mascara, Laura décrit des arcs minuscules. Elle bat des cils comme un restaurateur de fresques, à l’affût de ce que le temps a fini par cacher. Elle penche la tête pour bloquer la lumière trop vive et soudain, c’est la jeune fille qu’elle était qui la regarde, surprise dans ses pensées d’adolescente. Les enterrements, c’est pour ma mère. Moi, je ne connaîtrai jamais ça. La polio, la varicelle, les gens n’en meurent plus aujourd’hui. La maladie n’est qu’une survivance éphémère de l’époque où l’on ne savait pas vivre. Quel gâchis ! Mes parents et leurs amis sont la dernière génération qui connaîtra la mort.
Elle se regarde de nouveau dans la glace, mais la jeune fille n’est plus là. Son visage ressemble trait pour trait à celui de sa mère, en dépit du blush. Elle a les mêmes tics, les mêmes rictus que sa mère. La même voix aussi. Elle l’a remarqué cet après-midi, pendant qu’elle essayait de consoler Ellen, en lui disant que les enterrements, c’était pour les vivants.
Son premier enterrement à elle, Laura, a dû être celui de son oncle Robert, alors qu’elle avait dans les huit ans. Cet ex-marine, en tee-shirt sur les trois photos que l’on conserve de lui, avait au moment de sa mort une bonne dizaine d’années de moins qu’elle-même aujourd’hui.
Est-ce que ça te dirait d’aller à la veillée ? lui avait demandé cette voix dont elle a hérité.
Impossible de répondre à une pareille question.
C’est comme tu voudras, ma chérie. Parfois les gens aiment bien se rappeler les autres de la manière dont ils…
Non, par pitié, l’horreur lui remonte dans la gorge comme des relents de lait qui a tourné. La panique bloque les issues, comme la foule dans un théâtre où le feu s’est déclaré. Une veillée ? On va donc essayer de le réveiller ?
Plus tard, cette même année, l’enterrement à l’église d’un homme électrocuté dans un lac du Wisconsin. Suffisamment éloigné pour que sa mort ne cause pas trop de chagrin. Laura et le petit Scotty, qui entraient tout juste à la grande école, en profitent pour apprendre une bonne fois pour toutes qu’il ne faut jamais se baigner en plein orage.
Puis, le dernier de ses grands-parents, la mère de son père. Une délivrance pour tout le monde. Où qu’elle soit allée, elle y était certainement mieux que dans son corps pendant les quatre dernières années de sa vie.
Suivi du pire de tous, celui de la sœur de sa mère. Cercueil fermé, dépouille retirée d’une voiture accidentée. Si la mort elle-même avait été douce, les ravages qu’elle avait causés chez les vivants avaient brisé Laura, témoin horrifié de la douleur de sa mère. La femme qu’elle connaissait le mieux au monde soudain transformée en étrangère. Par comparaison, l’enterrement de sa mère avait quasiment été une bénédiction.
Puis, la mère de Don, qui, même avant que Laura se marie, aimait à lui envoyer pour Noël des noisettes de Virginie bourrées de calories, accompagnées d’un petit mot signé « Affectueusement, maman ». Absurde exploit perpétré par le chirurgien : l’opération avait réussi, mais la patiente était morte en essayant de s’en remettre.
Au moment où elle finit de se maquiller, au moment où elle se fait les lèvres afin de donner l’impression qu’elle n’y a même pas touché, elle se surprend à penser que c’est le premier enterrement d’Ellen, alors qu’elle a deux fois l’âge qu’avait Laura lors de son premier. Mais pour Laura, il ne s’agissait que d’une vague abstraction, pour Ellen, c’est l’enterrement de Nan, sa meilleure amie.
Tout le monde savait la vérité, mais personne ne voulait l’admettre. Nan, dans les derniers temps, devenue presque invisible. Partie le plus souvent, à telle enseigne que Laura avait fini par perdre le compte. Les quatre derniers mois avaient été consacrés à la chasse aux spécialistes, à Minneapolis d’abord, puis à Boston. Par la suite, elle était restée chez elle à dépérir, perdue dans son lit désormais trop grand, son corps réduit à une boucle de cheveux bruns posée sur l’oreiller.
La gamine qui était morte était deux fois plus petite que celle qu’elle était quatre ans plus tôt, celle qu’avait rencontrée Laura quand elle avait vendu aux Lieber cette maison à deux niveaux dans ce lotissement qui donnait encore à l’époque sur des champs de maïs. Ellen était présente lors de la dernière visite qui avait précédé l’achat. La petite fille en nattes de l’agent immobilier, du même âge que celle des futurs acheteurs, avait sans doute contribué à la conclusion de l’affaire.
Les deux enfants avaient commencé par se détester. À la suite d’une dispute au cours de laquelle l’une des deux avait jeté le Ken de l’autre par la fenêtre de l’Aerostar. Un an et demi plus tard, elles étaient inséparables, s’échangeant leurs garde-robes, y compris leurs chaussures et leurs chaussettes préférées. Nan avait toujours besoin de chaussures à l’époque : elle marchait encore.
D’un côté, la tache de naissance d’Ellen, de l’autre, la claudication à peine perceptible de Nan. Tu fais la moindre remarque sur l’une de nous deux et ça va être ta fête. Un accord tacite de défense mutuelle qui les liait à la vie à la mort.
Mais la tache de naissance s’était effacée. Quatre séances de laser avaient gommé la honte d’Ellen. Les chirurgiens plasticiens avaient brûlé sa tempe cramoisie pour lui redonner un aspect normal. Nan s’était réjouie de la beauté tardivement épanouie de son amie, alors même que ses muscles s’atrophiaient, rongés par un mal inexorable.
Les derniers mois, Ellen avait été leur émissaire à toutes deux, désignée d’un commun accord. Leur coureur, leur diplomate, leur espion. Lançant des incursions, pour leur compte commun, au royaume des garçons et des produits masculins. Faisant à intervalles réguliers ses terribles rapports. Quémandant encore des conseils alors que Nan avait cessé depuis longtemps de répondre. Nan, pauvre faon paralysé, recroquevillée sous ses draps, levant des yeux désormais incapables de se fixer, exprimant son plaisir par des gargouillis et des sons gutturaux.
Laura devinait le déclin de Nan dans tout ce que sa fille refusait de lui dire. Dans toutes les bribes d’un silence obstiné. Le fiasco des spécialistes. Cette faiblesse grandissante au fur et à mesure des repas qu’elle ne parvenait pas à ingurgiter. Ces muscles qui s’effilochaient comme des lacets de chaussure sur lesquels on s’obstine à tirer alors qu’ils sont à l’évidence trop courts.
Le téléphone arabe avait bien fonctionné, avec toute l’attention méticuleuse qu’il sait prêter aux désastres. Impossible pour qui que ce soit de feindre l’ignorance. Mais personne n’avait suivi l’enfant sur le chemin qui la conduisait au seul endroit où elle pouvait finir. Personne ne s’était entraîné pour la remise d’un diplôme aussi précoce.
Tim refuse d’assister au service religieux. « Je préfère me la rappeler comme elle était. » Ce qu’il préfère, en fait, c’est rester à la maison devant l’ordinateur. Il comptabilise beaucoup trop d’heures devant cet engin ces derniers temps. Il faut absolument que Laura commence à le rationner, l’oblige à sortir, lui achète un vélo ou quelque chose d’aussi archaïque.
Elle choisit un parfum naturel, un peu boisé, qui ne risque pas de détonner au milieu des couronnes mortuaires. Ellen ne ressemble à rien.
« Mon cœur, pas un sweat, quand même. Tu n’as pas envie d’être jolie ?
– Non. »
Elle veut avoir l’air de ce qu’elles avaient l’air. Porter ce qu’elles avaient l’habitude de porter, quand elles échangeaient leurs affaires.
« Laisse-moi au moins t’arranger les cheveux.
– Ne t’avise pas d’y toucher », menace Ellen.
Elles sont un peu en retard quand elles partent pour le dépôt mortuaire. Laura conduit brutalement et en arrivant racle son pare-chocs avant sur le bord du trottoir. Passé le seuil, elles s’emparent de deux chaises pliantes en métal, prévues pour ceux qui ne trouveraient pas place sur les bancs. Ellen déplie la sienne à grand bruit et commence aussitôt à réduire son programme en bouillie, le pliant et le dépliant, s’essayant à un origami désespéré pour faire s’envoler comme des plumes les mots lestés de plomb. Laura lui coule des regards furtifs toutes les trois minutes. Le cou de sa fille est incliné vers l’avant comme un aster en septembre, étouffé sous une profusion de pollen.
Le pasteur – qui, de toute évidence, n’a même jamais rencontré la jeune fille – débite depuis sa chaire improvisée toutes les anecdotes sur Nan Lieber qu’il a pu glaner in extremis. Nan l’entêtée qui tenait absolument à utiliser un palan pour la cabane dans l’arbre. Nan l’imaginative qui s’inventait des histoires compliquées sur ses vies antérieures. Nan la studieuse qui, avant de quitter définitivement l’école, avait choisi de faire partie des « objets exposés » lors de la journée Sciences organisée par ses condisciples.
Le service ne semble pas avoir d’autre but que de mettre les survivants à la torture. Laura regarde les parents assis au premier rang ; ils sont comme assommés, vidés de toute énergie dans la béance soudaine de l’urgence. Regarde à côté d’eux les enfants stoïques et encore en vie. L’étranger qui fait l’éloge funèbre les met tous au supplice avec son dithyrambe ampoulé, leur imposant une image de la morte qu’ils ne pourront plus oublier.
On chante les chansons préférées de l’adolescente. On lit des extraits de ses livres favoris, puis de ses lettres. Les enterrements, c’est pour les vivants, pour les punir de tout ce qu’ils n’ont pas fait pour les morts quand il était encore temps.
Ellen refuse d’aller au bord de la tombe. Laura ne demanderait pas mieux que d’en faire autant et de rester dans la voiture. Il suffirait de deux livreurs de pizza encore ados pour porter le cercueil. Même le petit frère n’aurait aucun mal à le hisser dans la fourche d’un arbre pour le mettre à l’abri. Ce paquet ne se vend pas au poids. Risque de tassement du produit au cours du transport.
Les mots proférés au bord de l’abîme se dispersent par bonheur dans l’air printanier. Des impatiens déjà en fleur, en avance d’une semaine sur les siennes, bordent les pierres tombales voisines. Sans doute poussées en serre. La terre tombe sur la jeune fille aussi doucement que cette dernière s’enfonce dans la terre.
Don rôde de son allure empruntée à l’arrière du cercle des proches et des amis. Vêtu d’un costume bleu clair, si déplacé qu’on ne saurait s’en formaliser. Pantalon à pli permanent, permanence des plis. C’est un sentiment d’obligation coupable qui l’a amené ici. Présent pour le chagrin de sa fille, sinon pour ses succès et ses triomphes. Laura fait un geste en direction de la voiture, en essayant de ne pas accrocher son regard. Elle leur donne un quart d’heure. Ils n’en auront que dix.
Ils suivent le gros de la troupe jusqu’à la maison des Lieber. Celle que Laura leur a vendue, il y a combien de temps de cela ? Idéalement située, disait l’annonce. L’ironie a voulu que la maison se retrouve aujourd’hui sur la bande médiane d’une importante voie publique. Un magasin de bricolage a poussé comme un champignon sur la terre cultivée qui autrefois s’étendait devant eux. Un navire énorme, publicité de la firme Computer Toys, et un hypermarché de dix mille mètres carrés se sont installés de l’autre côté de l’intersection élargie.
Des feux de circulation ponctuent un Broadway totalement désert qui ne débouche sur rien à l’horizon, dans ce qui restera un gag visuel jusqu’à la prochaine tranche, prévue pour dans quatre mois. Ils annoncent les phases d’extension trois et quatre, transformations futures déjà programmées pour les premières décennies du prochain millénaire. Souhaits de conte de fées qui s’acharnent à devenir réalité.
La commission de l’urbanisme est entièrement aux mains des intérêts privés. Les quatre plus riches promoteurs de la ville, et les plus voraces, jonglent avec les zones à aménager. Les Lieber ne sortiront jamais plus de leur trou maintenant, ne récupéreront jamais l’argent qu’elle leur a fait mettre là-dedans. Coincés à vie dans leur cinq pièces sur deux niveaux. Avec ce sanctuaire désaffecté, barricadé que sera désormais la chambre de Nan.
Laura s’arrête le long du trottoir. En remontant l’allée avec Ellen, elles passent devant la voiture des Lieber et son pare-chocs orné d’un autocollant, « Mon enfant est un des meilleurs élèves de Lacewood West ». Elles pénètrent dans cet endroit de rêve et, d’instinct, gagnent la cuisine, où Laura aide à présenter les gâteaux et les sandwichs, les hors-d’œuvre au fromage et les légumes en branches. Ellen reste debout à contempler les lignes de hautes eaux inscrites au crayon sur le chambranle de la porte à l’intérieur de la pièce et retraçant la croissance des enfants : Greg, à huit ans, à seize ans, Nan, à dix ans, à onze ans. Solde de fin d’année, soigneusement conservé pour composer avec le destin. Comme si les jours s’échelonnaient à saute-mouton.
Des adultes passent cette porte au chambranle gravé, s’arrêtant pour offrir à Ellen quelques banalités gentilles. Laura saisit Ellen par l’épaule, la détourne des marques sur la porte, essaie de l’entraîner vers la pièce où sont rassemblés les invités. Ellen, sans aucun signe de colère, se dégage de son étreinte. Inconsolable, imprenable désormais. Partie pour de bon.
Laura a envie de lui faire part d’une vérité bien plus grande que celle qu’elle vient de découvrir. Elle a envie de dire à sa fille de remercier le destin pour cette première rencontre avec l’invraisemblable et de ne plus y penser. Mais les mots, quels qu’ils soient, seraient pires que les légendes des brochures d’agence immobilière. Finalement, rien ne remplace une visite sur les lieux. Alors, elle fait à Ellen le plus beau cadeau qu’une mère puisse faire, parce que c’est celui qui lui coûte le plus : elle la laisse seule avec sa découverte.
Elles rentrent à la maison en traversant le no man’s land du nord de la ville. Laissant derrière elles le nouveau cinéma multiplex où des acteurs célèbres incarnent une kyrielle de jeunes adultes affligés de handicaps qu’ils surmontent à force d’héroïsme. On peut passer toute une vie sans accorder une seule pensée au nationalisme écossais ou aux astronautes ou à ces mineurs prisonniers d’une galerie qui s’est effondrée. Et puis tout d’un coup, une dizaine de films sortent sur le même sujet. Question de mode, sans doute, comme si c’était dans l’air du temps.
Elles longent le nouveau quartier de Herefordshire, puis celui de Clear Stream. Passent devant cette petite butte avec une piste de ski, qu’on est train d’aménager en draguant le lac artificiel. Deux nouveaux motels poussent à côté du Old Farms, sans que Laura sache même pourquoi. La ville est en train d’exploser, sans raison valable, sans plan bien défini.
Elles prennent par l’ouest et passent devant le parc du Centre de recherches Clare. Erreur grossière. Ellen fixe des yeux le palais d’acier brossé et de verre fumé.
« Est-ce que le père de Nan retourne au travail demain ?
– Je ne sais pas, mon cœur. »
Un je ne sais pas qui veut dire oui.
Laura voit le dégoût envahir les yeux de sa fille. Le dégoût de tout. Du « On ne change jamais ses habitudes ».
Ellen émet le grondement perplexe d’un jeune chien qu’on a puni à tort. Elle ne desserre pas les dents pendant tout le trajet. Elle refuse même d’actionner la télécommande du garage, un rituel chez elle depuis la plus tendre enfance.
Tim est sorti, un vrai miracle, et n’a pas laissé de message. Laura se dirige vers l’ordinateur. Elle ferme les fenêtres des jeux de son fils, se met à consulter le dossier clients de la semaine précédente. Ellen s’assied et se met à tripoter le chemin de table en macramé jusqu’à ce qu’il soit complètement froissé. Muette, pétrifiée, donnant sa réponse personnelle à son évaluation de la vie : à quoi bon s’attacher aux gens ?
Au bout d’un moment, Laura lève les yeux. « Ellen ? » patiente, mais sur la défensive.
La gamine hausse les épaules : ça va de soi. Inutile de discuter. Elle monte lentement l’escalier et referme la porte de sa chambre derrière elle.
Elle est si jeune, bien trop jeune pour s’accrocher indéfiniment à sa hargne du jour. Il y a tant de marques au crayon qui l’attendent, chacune passant par-dessus l’épaule de l’autre. Elles grimperont le long du chambranle de la porte, contourneront la moulure pour sortir par la fenêtre et disparaître. Tandis que Nan, petit corps pétrifié, basculera dans le passé. Elle restera en arrière, préservée comme une toute petite momie dans une vitrine de musée, mais se ratatinant d’année en année pour finalement retourner à la poussière.
Les Blair veulent cent trente-deux mille dollars de leur maison style Cape Cod de Windsor Avenue. Nate Webber va sans doute faire une contre-proposition ridicule de l’ordre de cent cinq mille. Le tout sera d’empêcher les Blair de piquer une crise, tout en les amenant à rabaisser un peu leurs prétentions de manière à ce que Mr Webber ait quand même l’impression de faire une affaire.
Laura décrit avec la souris de petits ronds pensifs et serrés sur le tapis. Elle regarde la trace presque invisible du curseur se déplacer à toute vitesse sur l’écran. Tu verras, dit-elle en manière d’excuse à son enfant, enfermée dans sa chambre à l’étage, hors de portée de ce silence. Un jour tu comprendras. Les morts n’attendent rien d’autre de nous que nous vivions.
*
Les vents du commerce ne tournèrent jamais pour Jephthah Clare. La vie finit par perdre peu à peu son sens au fur et à mesure que s’étiolait son commerce maritime sous les coups répétés des tarifs douaniers. Une inventivité maniaque, sinon une démence caractérisée, lui envahit l’esprit.
Il élut domicile au café Topliff, essayant d’intéresser financiers et capitaines au long cours à de folles entreprises destinées à échapper aux taxes, à de grandioses projets de visionnaire à côté desquels le créateur du ciel et de la Terre faisait figure de simple tâcheron. Par exemple, expédier du linge sale pour le faire laver de l’autre côté du Pacifique, livrer en France des sucreries à la tortue ou importer des termites africains au Canada pour éclaircir les forêts du Nord. Clare n’avait besoin que de commanditaires.
Il mourut sans les avoir trouvés. C’est à ses fils qu’échut la tâche de concevoir un plan qui leur permît de survivre à l’abomination. Samuel s’irritait de tant d’injustice. L’Amérique, fulminait-il, avait fait sa révolution suite à un impôt qui apparaissait maintenant dérisoire au regard de celui qu’elle avait choisi de prélever sur elle-même. Resolve, son frère, plus flegmatique, faisait remarquer qu’une seconde révolution risquait de s’avérer rédhibitoire tant elle serait dispendieuse.
Le tarif punitif en question visait à protéger la jeune industrie textile de Nouvelle-Angleterre. L’usine modèle de Waltham associait maintenant effilocheuse, tacot, enrouleur, concasseur, dévidoir, carde en fin, banc d’étirage, contrôleur de vitesse, étireur, cardeuse, métier à filer continu, ourdisseur, filassier, métier à tisser, blanchisseur, appareil à imprimer les étoffes, coupeur, couseur et divers autres intermédiaires en une chaîne de production continue. Vapeur, eau, machines assourdissantes et petites mains de jeunes filles prenaient en charge la totalité de la fabrication, depuis la fibre de départ jusqu’au produit fini qu’était le vêtement. Quant aux tarifs douaniers, ils avaient pour but d’escorter ledit vêtement sur le marché.
Mais, d’un autre côté, ils empêchaient tout profit potentiel à l’exportation, décourageant toute tentative pour importer au retour quelque marchandise que ce soit. Comment rentrer dans ses frais si les bateaux naviguaient à vide la moitié du temps ? L’époque du marchand polyvalent touchait à sa fin. Le commerce avait perdu son statut d’enfant préféré. La loi favorisait désormais la fabrique bâtarde aux dépens de l’entreprise marchande patentée. Et pourtant, qu’était la fabrication sans l’appui du commerce ?
À en croire Samuel, il existait forcément une solution. Un Dieu qui aurait créé un esprit capable de concevoir le salut tout en lui refusant cette délivrance se serait lassé depuis longtemps d’un tel arrangement et aurait fermé boutique. Resolve était de cet avis, tout en faisant valoir que le fardeau du salut n’incombait pas au Créateur mais à l’ingéniosité de Ses créatures.
Quel produit pouvait atteindre des prix gonflés jusqu’à vingt fois sa valeur réelle ? Resolve posa la question à Benjamin, dont l’intérêt pour les préoccupations d’ordre pratique de ses frères aînés était quasiment nul. Le plus jeune des frères était précisément allé chercher à Harvard un refuge où il serait à l’abri des affaires de la famille, laquelle trouvait aujourd’hui le moyen de venir le déranger avec ses petits problèmes.
Mais il se trouve que Vanitas a toujours été l’élève le plus surmené de Veritas. Benjamin emporta jusque dans sa chambre d’étudiant de Brattle Street, à Cambridge, de l’autre côté de la Charles River, le dossier des tarifs douaniers. Quelques jours plus tard, il revint à Temple Place avec sa réponse : les seules importations à l’épreuve du protectionnisme étaient les produits de première nécessité. L’inestimable restait inestimable quel que fût son prix.
Plusieurs expéditions désastreuses infirmèrent le bien-fondé d’une telle conclusion. Pour la bonne raison que rien ne pouvait plus être déclaré produit de première nécessité sur ce nouveau continent. La montée en flèche des prix des produits de base à l’importation entraîna avec elle l’extraordinaire développement d’une économie de type artisanal. Autarcie et système D sonnèrent le glas de la vente par extorsion.
Benjamin s’en retourna à ses phyla tropicaux, plus convaincu que jamais de la futilité de toute entreprise commerciale. Mais, tout en dessinant les feuilles de l’orchidée Vanda, leurs transformations ramifiées à l’infini de l’énergie fournie par la lumière, il eut la révélation soudaine du côté pervers des lois de l’économie. Il s’intéressa au phénomène qui veut que le prix d’un objet soit à l’occasion totalement dissocié de sa valeur, soupçonnant que, dans ce domaine, une technique de polissage appropriée était susceptible de faire ressortir les plus belles veines du bois américain.
Ben revint à Boston avec la trouvaille attendue par ses frères. La réponse était non pas dans les produits de première nécessité, mais bien dans leurs contraires. La frivolité : voilà la seule marchandise dont la vente pouvait survivre à une augmentation frivole des prix.
Cette fois-ci, le marché confirma le bien-fondé de la théorie. La plupart des navires de la famille perdaient de l’argent à chaque voyage avec une régularité obstinée. Seule exception, presque négligeable mais d’autant plus fascinante, l’importation du savon Pech. Les savonnettes ovales Pech satisfaisaient une envie dont les Américains ignoraient jusqu’à l’existence avant de commencer à en sentir les démangeaisons.
Dans son Angleterre natale, le savon Pech était un savon de toilette à l’usage des classes moyennes. Contrairement aux savons verts domestiques, il ne laissait pas de résidu sur la peau. Il avait un parfum d’urbanisme et de compétence, mi-acidulé, mi-douceâtre. Lisse, compact, sophistiqué, il brillait d’un orange pâle qui n’était pas déplaisant. En dehors de cela, c’était du savon, rien de plus. Clare et Fils n’auraient jamais songé à s’intéresser à un tel produit s’ils n’avaient été dans l’obligation de remplir les cales de leurs navires qui rentraient de Londres.
Il fallait être fou pour importer du savon au prix fort. Graisses diverses, potasse et saumure : le premier foyer venu produisait du savon, exactement comme le corps produit des excréments. Importer du savon lourdement taxé, c’était aussi stupide que de vouloir mettre de l’eau de source en bouteille ou de faire payer l’air qu’on respire.
Mais, de ce côté-ci de l’Atlantique, les tarifs de l’abomination contribuèrent brusquement à hisser le banal au royaume du luxe. Le savon Pech se para d’un parfum exotique, sélect, étranger mais pur de tout relent d’immigration.
La stratégie de Samuel et Resolve pour promouvoir le produit ressemblait d’assez près à celle de Jésus quand il faisait jurer le secret à ses disciples sur le dernier miracle en date. L’impertinence du prix témoignait de quelque grandeur cachée : le cadeau parfait de celui qui ne regardait pas à la dépense. Car comment trouver à redire à la prodigalité face à quelque chose d’aussi indispensable que du savon ? Pech laissait sur la peau le cachet d’une faiblesse bien pardonnable, le bouquet d’une enivrante soirée romantique, séché et conservé entre les pages de la bible familiale.
Dans un pays où un tiers de tous les biens se trouvait concentré entre les mains d’à peine un pour cent de la population, le prix même du produit importé, en soi ruineux, représentait une plus-value contre laquelle les savonneries du pays étaient incapables de lutter. Sans compter qu’un tel achat avait quelque chose d’antinomien, s’apparentait à un vote contre la tyrannie de la règle majoritaire. La liberté de choix, c’était aussi la liberté de choisir le déraisonnable en matière d’économie domestique. Disponible aux États-Unis d’Amérique grâce aux bons soins de Jephthah Clare et Fils, Long Wharf, Boston, importateurs exclusifs.
En l’espace de deux voyages, le savon Pech permit aux Clare d’équilibrer à peu près les pertes qu’ils avaient subies. Mais ils ne purent se réjouir longtemps de l’aubaine, imités qu’ils furent bientôt par d’autres importateurs décidés à leur souffler une partie de leur clientèle d’élite et à l’affût de produits, qu’ils finirent par trouver, tout aussi britanniques et tout aussi parfaits. Et l’invasion de ces produits d’imitation ne tarda pas à avoir raison de ce snobisme même qu’avaient flatté un temps les savonnettes Pech.
Comme Tocqueville, le chevalier français, était en train de le découvrir, l’aristocratie de naissance ne pourrait jamais prétendre égaler en brutalité la méritocratie commerçante.
*
À nos yeux, le savon est une substance d’un ordinaire affligeant. Comme l’air et l’eau, on le trouve pratiquement partout. Il est tellement répandu qu’il est difficile de concevoir la vie sans. Et pourtant, il s’agit probablement de la plus grande découverte médicale de l’histoire…
Ce n’est que quand l’industrie moderne fut capable de prouver les vertus de la production de masse que le savon tomba dans le domaine public.
Procter & Gamble a plus de cent ans, 1944, anonyme
*
Le débarcadère, à deux pas de la cale où étaient amarrés les paquebots des Clare, était toujours noir de monde. La foule devait y être dense l’après-midi du jour où le Sea Change entra au port et où l’Irlandais Ennis et son épouse foulèrent pour la première fois le sol du Nouveau Monde.
La traversée pourtant harassante avait été pour eux une vraie partie de plaisir, à côté des épreuves auxquelles elle leur permettait d’échapper. Mari et femme avaient passé tout le voyage à célébrer la fin de leur servitude. Pendant sept ans, Robert Emmet Ennis avait été le serviteur sous contrat d’un autre homme, tenu « de s’abstenir de boire, de forniquer, de se rendre au théâtre et de tout autre excès… et de satisfaire avec empressement, de jour comme de nuit, à toutes les requêtes de son maître ». En échange, ce même maître anglais avait respecté sa part du contrat en apprenant à Ennis le « bel art de la confection des chandelles ».
Pendant la première moitié de la traversée, rien n’eut prise sur le couple. Ils voguaient vers une terre où leur travail serait le garant de leur progrès. Bientôt, leur destin serait entre leurs mains ; le reste ne serait plus qu’une question de force physique et de courage.
Cette pensée les accompagna jusqu’à Georges Bank. C’est là que Cathleen commença à déféquer et, quand la terre fut enfin en vue, ses déjections n’étaient plus qu’un torrent d’eau boueuse. Mais quand ils pénétrèrent dans le port de Boston, Cathleen, qui délirait sous l’empire de la fièvre, crut entrer dans le royaume de Dieu sur la Terre.
Son corps dévasté résista jusqu’au moment où il toucha la terre ferme. Une fois sur le quai tant espéré et, au milieu d’une foule plus affairée que véritablement indifférente, Cathleen Ennis mourut de l’accomplissement de son rêve et de déshydratation.
Son mari s’installa près du cadavre, veillant sur elle, tout en fumant une pipe d’argile et en examinant le petit morceau d’Amérique qu’il avait sous les yeux. Il ne pouvait pas croire que leur vie ensemble ici, dans ce lieu de toutes les chances, eût été détruite avant même de commencer.
Votre femme est malade, dit, plein d’attention, un marchand, qui ralentit suffisamment le pas pour l’en informer.
Ma femme est morte, dit Ennis à son nouveau compatriote.
Au bout d’un moment, le capitaine du port exigea de lui qu’il enlève le corps.
Pourquoi ? demanda Ennis. Pour en faire quoi ?
Le Secours populaire irlandais aida l’homme à trouver un logement dans le North End, à un jet de pierre du quai où sa femme avait terminé son voyage. Pour une personne recueillie par cette institution, Ennis était royalement loti. Il avait un peu d’argent et qui plus est un métier, haricots magiques de grande valeur dans cet endroit de conte de fées. Tout ce qui lui manquait, c’était une bonne raison pour vouloir continuer à vivre.
Le clapier dans lequel il vivait regorgeait de chômeurs. Certains avaient été victimes des machines et de la mécanisation. D’autres avaient renoncé à se lancer dans la course aux emplois, devancés par les milliers de leurs congénères aux abois qui déferlaient sur le pays par tous les ports d’entrée. Seule la promesse de terres en quantités illimitées – l’espoir d’une autre loterie plus à l’ouest – parvenait à détourner une partie du flot, empêchant ainsi une révolution certaine.
Un mois suffit à Ennis pour découvrir et apprendre toutes les ficelles. Aucune pyramide sociale n’était plus abrupte ni plus pointue que celle de l’Amérique à cette époque. Le pays truquait la course en faveur des plus rapides. Ennis ne se souciait plus guère de gagner cette course. Mais il devait à la mémoire de sa femme, au mythe qu’ils avaient partagé ensemble, de ne pas se laisser dévorer tout cru.
Il consacra tout l’argent qui lui restait à un achat de matériel, tel un homme affamé dépensant son dernier dollar pour mettre en œuvre une nouvelle recette. Dans un bout de terrain abandonné situé derrière l’immeuble où il habitait, il suspendit une cuve en fonte aux bords en bois au-dessus d’un foyer creusé dans la terre. Les cadres, les moules et l’appareil à tresser les mèches remplirent sa pièce meublée, occupant l’espace qui aurait été habité par sa femme.