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ÉLIE TREESE

Ni ce qu’ils espèrent,

ni ce qu’ils croient

Titre

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Crédits

© Gusman / Leemage, pour la photographie de couverture.

© Éditions Allia, Paris, 2012.

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Dédicace

À mon oncle, Yves Mallon.

À Richard Beaudry.

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Épigraphes

Je vois bien que nous ne sommes, nous tous qui vivons ici, rien de plus que des fantômes ou que des ombres légères.

SOPHOCLE, Ajax.

J’envie le prisonnier d’une cellule qui le préserve et qui dans elle est propriétaire du temps, de la solitude et de la continuité.

PAUL VALÉRY, Cahiers.

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1

JAI planté deux doigts dans la terre et j’ai sorti un peu de cette terre froide et humide et j’ai dit alors on est tous un peu comme ça, on est tous un peu comme cette terre qu’on peut prendre dans la main et serrer dans la main et écarter dans la main jusqu’à ce qu’elle tombe en morceaux sur le sol et j’ai dit aussi ça ferait comme une sorte de tas si d’un coup on se mettait tous à effriter de la terre entre nos mains, pas vrai, si on se mettait tous à écraser cette bon dieu de terre avec nos mains pour voir si on arrive à quelque chose, simplement si on arrive à faire une chose qui sorte un peu de l’ordinaire. J’ai regardé sur le côté et j’ai dit merde Hadès, c’est pourtant vrai qu’elle doit être importante, cette terre, et d’ailleurs, il n’y a rien que j’aime plus que de m’asseoir ici sur les feuilles quand ça fait juste un peu froid au cul, et ça doit ressembler un peu à l’ancien temps, tu sais, l’ancien temps comme tu disais, avec des types qui en avaient parce qu’on n’était pas encore rendus dans un monde de mange-merde, et j’ai bien l’impression que ce soir, ça ressemble tout à fait à l’ancien temps, l’ancien temps dans lequel tu vivais avant qu’on soit tous là, avec les histoires et le reste. Et Hadès n’a pas répondu ou alors il a répondu comme il peut faire les autres fois, et il a juste balancé un glaviot dans la pente et j’ai dit sûr qu’on devrait tous avoir mis les mains dans la terre au moins une fois, pour savoir de quoi on parle, et si ça se trouve à la fin, on n’aurait peut-être même plus vraiment envie de parler, mais on serait juste tentés de se taire pour regarder le monde s’effriter lentement autour de nous.

J’ai placé doucement une branche sur le feu et après, les questions sont revenues peu à peu comme des bourrasques tièdes et j’ai dit on est bien ici, Hadès, et tu verras que les types comme nous, les types comme Low aussi, par exemple, on n’est pas comme ceux qui disent une chose et son contraire, et sûr qu’on ne laissera pas tomber un type de l’ancien temps, et même s’il y en a qui disent que tu déparles ou encore que tu es juste bon à renifler les verres de gnôle, je te dirai simplement cette chose que Low ne laissera pas aller seul un type de l’ancien temps. Hadès n’a pas bougé, il a juste continué à regarder le feu mais il a dit Low nom de dieu, il a dit tu penses qu’il suffit d’attendre Low, Low avec ses magouilles, Low avec ses combines, pour que les choses se décoincent, et après il n’y aura plus qu’à lever la main pour cueillir les fruits sur le côté et on aura enfin obtenu toutes les réponses. Il a dit alors ouais, si tu crois ça, c’est que tu es aussi con que lui puis il a baissé la tête et il a regardé longuement au fond de la bouteille de gnôle et ses dents murmuraient quelque chose que son regard réprouvait et son regard même s’évadait tandis qu’il portait la bouteille à ses lèvres et qu’il buvait une gorgée, puis une autre, puis une autre encore comme un type gravissant un à un les échelons d’une colline rouge. J’ai remis les doigts dans la terre, et j’ai écarté encore de la terre et des feuilles entre mes paumes, encore et encore, et le silence s’est déplacé lentement vers Hadès, Hadès avec sa vieillesse comme une terre venue lentement au bout d’elle-même, Hadès avec les arbres tout autour et puis encore le fusil posé sur ses genoux, et il a posé doucement ses doigts sur la crosse du fusil et c’était comme une idée neuve et singulière, le réconfort de cette crosse glacée dans la nuit pleine des odeurs de décembre.

J’ai dit Hadès, tu n’aurais pas dû prendre cette arme tandis qu’il caressait la crosse en regardant le feu, j’ai dit Hadès, on n’aura pas besoin de cette arme là où on va. Il a regardé sur le côté et il a dit sûr, c’est toi que je n’aurais pas dû amener parce que tu es comme une chose qui arrive d’un coup quand on a déjà tout ce qu’on veut, et même je dirais que tu es plutôt comme une foutue punition qu’on m’aurait envoyée pour juste me rendre les choses moins faciles. Puis il a montré ses dents usées et il a ajouté vrai, et si tu veux entendre la suite, je te dirai que si tu décides un jour d’aller te faire foutre, c’est bien sûr que je te laisserai y aller parce qu’en définitive, j’ai plus confiance en ce fusil qu’en vous autres, et ce que je dis, ça vaut en particulier pour Low, Low qui se croit plus malin que les autres, Low qui aligne magouilles sur magouilles sans même se méfier du destin qui joue souvent à déplacer les choses. Alors j’ai attrapé la bouteille de l’autre côté du feu et moi aussi j’ai bu un bon coup en regardant au fond de la bouteille, puis j’ai regardé la moustache du vieil Hadès, la face rougie du vieux de l’autre côté du feu, et j’ai dit merde Hadès, en tournant la tête vers les collines sombres, j’ai dit merde Hadès, on n’aura pas besoin de cette arme.

Le feu a craqué encore un moment puis Hadès s’est levé pour aller pisser et il est parti dans l’ombre avec sa démarche raide et il a posé le fusil contre un arbre, canon vers le ciel, pour pouvoir pisser tranquille mais même là, il tournait la tête de temps en temps afin de vérifier la présence du fusil, et j’ai pensé ça ressemble sûrement un peu au bon vieux temps avec juste des passages comme ça où on pisse et on boit de la gnôle. Et puis j’ai regardé en contrebas, la place occupée par les engins et j’ai fixé un peu la lumière unique au-dessus du portail avant de regarder de nouveau Hadès qui pissait de dos et j’ai dit il n’y a personne ici, Hadès, vrai, on sera tranquilles pour faire ce qu’on a à faire. Et j’ai encore regardé la lumière comme un havre de paix au milieu des bois gelés, et les engins derrière faisaient comme des taches jaunes qui disparaissaient par degrés en direction de la rivière et j’ai encore dit il n’y a personne ici, il n’y a vraiment personne dans ces bois tandis que Hadès revenait lentement avec son fusil. D’un geste rapide, il a sorti des cartouches de sa poche, cinq cartouches en tout, et il les a rentrées dans son fusil, une par une, comme un type qui ménage la place pour une grande idée, et il a levé le canon en direction de la pente, passant du portail aux engins, des engins à la rivière puis passant en revue chaque engin pour marquer d’une tache rouge l’acier jaune dans l’air glacé. Puis il a baissé son fusil pour se rasseoir, et, fusil sur les genoux, il a recommencé à téter sa gnôle patiemment en regardant le feu craquer et s’élever comme des étoiles dans un ciel rouge. J’ai dit tu vois, on sera tranquilles dans ces bois, et Low a dit qu’il ne passait jamais personne, la nuit, près de ces engins et His Majesty a dit qu’il avait travaillé là, aussi, et lui aussi disait qu’on peut faire ce qu’on veut ici, et que la nuit est comme une seconde vie par ici, une vie dans laquelle il n’y a plus toutes les choses à faire ou à respecter mais juste un espace abrité au milieu de la peine et du silence. J’ai dit on ne risque rien ici.

Hadès a tourné la tête d’un air mauvais et il a posé la crosse du fusil sur le sol tapissé de feuilles glacées, et il a dit je t’aime bien, Maroubi, parce que tu es jeune, un jeune gars qui écoute et qui voudrait bien faire, mais c’est vrai aussi que tu es vraiment con comme une poubelle et je crois même qu’en soixante-dix ans, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi con, et d’une certaine manière, à la fin, tu es tellement con que tu en deviendrais presque intelligent comme si on pouvait trouver une sorte de lumière, un éclat étrange, après être arrivé dans les entrailles même de la connerie. Il a dit j’ai marché dans ces bois alors que Low n’avait pas même mis un pied dans l’existence, j’ai marché et marché comme un type qui essaie de trouver la réponse à une question qu’on ne lui aurait même pas posée, j’ai même tiré sur des hommes ici, sur cette route, et le sang coulait à gros bouillons dans les ruisseaux d’eau vive qui viennent des collines. Il a tété encore un coup de gnôle avant de dire et tu voudrais, toi, me dire ce que tu sais de ces bois, comme si j’étais un enfant qu’on pardonne au retour du puits. Il a dit branle-nouille, va.

J’ai bu encore un coup de gnôle puis j’ai écouté un peu le silence qui revenait comme une sangle, au loin, avec le bruit de la rivière noire. J’ai regardé Hadès qui attrapait une braise pour allumer son cigare comme une espèce de dieu étrange au fin fond de l’hiver. J’ai regardé la fumée qui lui sortait du nez comme les nappes enfouies d’une sorte de mystère puis il a dit encore j’aurai vécu mille vies, nom de dieu, il a dit j’aurai vécu un millier de toutes ces putains de vies avant de dire chante, déesse, la colère, chante la pernicieuse colère.

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Achevé de numériser

Cet extrait est tiré de Ni ce qu’ils espèrent, ni ce qu’ils croient de Élie Treese.

L’édition originale a paru aux éditions Allia en septembre 2012.

ISBN :

978-2-84485-586-2

ISBN de la présente version électronique dont est tiré cet extrait :

978-2-84485-594-7

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