PREMIÈRE JOURNÉE
7 novembre 2010. Plus de 25 000 personnes de toutes nationalités participent au marathon de New York, qui se déroule comme chaque année le premier dimanche de novembre.
René Maupas se trouvait parmi la foule bariolée qui attendait le départ de la course, sur le pont Verrazano. Il y avait des champions, des joggers, des trottineurs du dimanche et des people pour une fois mêlés au peuple des anonymes. Parmi les professionnels, on remarquait surtout les représentants de l’Éthiopie et du Kenya, les extraterrestres du continent africain, les divins athlètes de Lalibela ou du Kilimandjaro, les petits hommes des hauts plateaux, si légers, si frêles d’apparence, mais si résistants. Leur maître à tous, le « patron », c’était Gébrésélassié, le héros mythologique de la nation éthiopienne, avec sa foulée économique qui le mènerait, s’il fallait, jusqu’au bout de la Terre. Les personnalités, les people – acteurs, chanteurs, hommes politiques, animateurs TV –, venaient au marathon de New York pour perdre leur ventre, mesurer leur forme physique et surtout se montrer : corriger, soigner, améliorer leur image et prouver qu’ils avaient l’étoffe des héros, en donnant des leçons de courage. Car l’« image » est l’obsession de notre époque… Dans la foule, perdu parmi tous ces visages, René aperçut le petit sourire triste, si doucement triste, d’une jeune championne africaine. Comme si elle savait déjà ce qu’était, ce que serait la vie.
Apprenti diplomate, sorti de l’ENA pour entrer au Quai d’Orsay, René Maupas se trouvait, pour sa part, dans la salle d’attente de sa vie, le préambule, l’antichambre de sa carrière. Il ne savait pas encore quelle serait sa première affectation. Il espérait que ce ne serait pas un de ces pays improbables, de ces pays impossibles d’Asie centrale : l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, que sais-je encore ? Il regardait beaucoup les cartes de géographie, réveillant une passion d’écolier, née sur les bancs du lycée Henri IV, dans les années 1990… Si René était venu participer à cette course, c’était pour étoffer, nourrir son CV. Il pensait que ce serait très chic d’y mettre le marathon de New York. Il était de ces jeunes gens très méticuleux et très organisés, qui calculent leur avenir et suivent très tôt une stratégie médiatique. René Maupas ne négligeait rien pour la construction de son « image » et de sa carrière. Et puis il rêvait de faire comme ses illustres prédécesseurs – Jean Giraudoux et Paul Morand – qui, dans leur jeunesse, furent à la fois écrivains, diplomates et coureurs à pied. René Maupas écrivait également. Du moins avait-il des prétentions, sinon des ambitions littéraires.
Rendez-vous des chercheurs de rêves, le marathon de New York débutait à Staten Island. Il passait ensuite par Brooklyn et par le Queens, traversait East River par le Queensboro Bridge et rejoignait Manhattan, remontait la Première Avenue, faisait un détour par le Bronx et se terminait à Central Park. Les uns – les champions – allaient mettre un peu plus de deux heures à parcourir les 42,195 kilomètres. Les autres feraient le parcours en trois ou quatre heures, voire six heures. Et quand ils arriveraient, les champions seraient déjà rhabillés, peut-être même rentrés à leur hôtel, avec leurs bouquets de fleurs. Cependant, la plupart des concurrents choisiraient de rendre l’âme plutôt que d’abandonner. Cela s’appelle « mourir pour la beauté du geste », même dans les époques les moins rêveuses et les moins romantiques. Pour ces visages creusés, parfois ravagés, écarlates ou livides, la ligne d’arrivée, sous les arbres de Central Park, aurait des prestiges de terre promise. Quand le départ fut donné, René Maupas aperçut, dans la bousculade du premier kilomètre, quelques jolies jeunes femmes qui avaient des allures de gazelle, des foulées très aériennes, alors que la sienne, malgré ses grandes jambes, était raide et parcimonieuse… comme ses sentiments. Restait à savoir si ces demoiselles tiendraient la distance.
René remarqua particulièrement une de ces jeunes femmes, parce qu’elle portait une casquette tricolore, qui enserrait sa chevelure rousse. Elle devait être française. Elle avait une beauté patriotique. Il eut envie de la suivre et de l’aborder. Mais ce futur diplomate se méfiait de ses états d’âme, de ses engouements, et contrôlait ses battements de cœur. C’était un calculateur, nous l’avons dit, et l’amour n’était pas à son programme de la saison, ni même de l’année à venir. René Maupas connaissait les vertus de la patience. Il avait remis à plus tard son éducation sentimentale. Celle-ci, en effet, n’avait rien à voir avec l’apprentissage des suavités diplomatiques. Il y avait un joli soleil de presque hiver sur Brooklyn. C’était une chance, mais la misère de ces quartiers déshérités ressortait encore davantage. René avait à ses heures des sentiments humanitaires. Cela n’arrivait pas très souvent. Il ne fallait pas abuser de la compassion. Dans les allées du pouvoir, une bonne dose de cynisme était recommandée. À Brooklyn, René crut entrevoir, dans un café-tabac, la silhouette d’Edward Hopper, le peintre de la solitude américaine, mais celui-ci était mort depuis longtemps. Tous ses personnages étaient des énigmes, les représentants de la mélancolie moderne. Toutes ses toiles étaient le début d’un roman.
Sur le Queensboro Bridge, René Maupas échangea quelques mots avec un couple de jeunes touristes français. Sous le ciel de New York, ils avaient un air très provincial et très exotique. Le marathon était leur voyage de noces. Ils venaient de la porte de Bagnolet. Ils parlaient de Paris avec émotion, comme s’ils avaient quitté leur ville depuis des années. Sans doute avaient-ils déjà le « mal du pays », lorsqu’ils s’étaient embarqués à Roissy. Ils se vantaient quand même de ne pas se perdre à Manhattan, la ville la plus géométrique du monde, « avec Éphèse », disaient-ils… mais la ville de toutes les perditions. Dans les allées de Central Park, René aperçut une dernière fois la chevelure rousse. Il pensa que c’était la vie : des visages que l’on croise, que l’on ne reverra sans doute pas et qui, pourtant, s’impriment en vous. Lorsqu’il franchit la ligne d’arrivée, sous les maigres applaudissements des derniers spectateurs, ce fut une sorte de délivrance. Le jeune homme cessa de penser à la jolie rousse et à sa casquette… Il n’avait pas flanché ni même faibli. Il était content de lui-même, de sa journée et de sa performance. Car il terminait dans un temps très honorable : quatre heures et dix minutes. Le marathon de New York pourrait légitimement figurer dans son CV.
René Maupas irait passer la soirée et dormir chez ses tantes d’Amérique, deux sœurs, deux veuves, qui vivaient sur les bords d’East River. Il aurait des insomnies. C’était la fatigue, sans doute. Et puis les pensées nocturnes et les rêves n’étaient sûrement pas les mêmes sur les bords d’East River et sur les bords de la Seine. René se demanderait si la passion, cela se programmait comme le reste. Il lirait un livre abandonné sur une étagère de la chambre d’ami. C’étaient des nouvelles de Truman Capote. Cet écrivain si sophistiqué savait inventer de vieilles dames solitaires, qui se promenaient le long d’East River, sous la neige. René s’endormirait en pensant que ses tantes étaient des héroïnes de Truman…
7 novembre 2010. « C’est une gazelle et c’est une Française », se dit Jim Anderson, essayant de suivre une jeune femme qui portait une casquette tricolore sur ses cheveux roux. Elle avait une allure très aérienne, et Jim s’essoufflait, s’épuisait à rester dans sa foulée. Pourtant, on était seulement dans la première partie du marathon. La course traversait Brooklyn, et Jim s’accrochait avec ce que vous appelez l’« énergie du désespoir ». C’est le genre de désespoir qui recèle parfois de grandes espérances et des promesses incomparables. Jim pressentait qu’il ne devait pas perdre cette jeune femme, la laisser disparaître dans la foule. La vie des gens est faite trop souvent d’occasions perdues et de rendez-vous manqués. Par bonheur, la demoiselle avait une âme charitable. Alors que la course entrait dans le Queens, elle ralentit l’allure et tourna la tête, pour voir qui la suivait depuis le départ, qui était cette personne dont elle sentait la présence et le souffle rauque depuis le pont Verrazano. Elle se mit à rire, lorsqu’elle découvrit le visage cramoisi de Jim. C’était un type immense, le sosie de Robert Mitchum, très athlétique, mais trop lourd, trop corpulent pour le marathon. Il avait davantage le physique d’un joueur de base-ball ou de football américain. La jeune femme eut envie de parler à cet inconnu. Elle-même n’aurait su dire pourquoi, ne parvenant pas à démêler ses propres sentiments, entre le désir et le rejet d’une nouvelle rencontre. C’était peut-être à cause de cette ressemblance avec Robert Mitchum, qu’elle avait adoré dans La Rivière sans retour et, surtout, dans Adieu ma jolie.
Elle mesurait 1,57 mètre. C’était ce qu’on appelle un « petit format », mais ce géant l’émouvait. Il avait quelque chose de fragile, avec un regard d’enfance. Elle se demanda quel âge il pouvait avoir. La quarantaine, sans doute… Et le rire de la jeune femme se transforma en sourire – un de ces sourires complices, remplis de commisération, comme les aimait Jim Anderson. C’était une sorte de tendresse moqueuse, et la promesse de quelque chose de bouleversant. Il se disait que cette rousse ravissante et compatissante, qui avait ralenti pour qu’il la rattrape, était une protectrice des sentiments, une Notre-Dame de la miséricorde. Il était fasciné par la douceur des gestes, de la voix et des traits de cette personne. Elle semblait être venue sur terre pour apporter à ce monde cette même douceur. C’est comme cela dans l’amour : on se reconnaît avant de se connaître. Le marathon de New York paraissait être le rendez-vous de tous les coups de foudre.
Jim et la jeune femme engagèrent la conversation. Ils firent en quelque sorte les présentations. Jim était DA (directeur artistique) du magazine Vogue, à New York. Il était américain, mais il n’avait qu’un accent très léger lorsqu’il parlait le français, car il avait passé trois ans de sa vie dans les bureaux de l’édition parisienne de Vogue, derrière l’Assemblée nationale. Il avait eu l’occasion d’admirer les insolites chassés-croisés entre les députés et les top-modèles. C’étaient les ballets de la République. La surprise de l’arrondissement…
La ravissante rousse était française, comme l’avait deviné Jim Anderson. Elle avait trente-quatre ans « déjà », comme elle le disait elle-même. Elle était professeur de lettres. Elle enseignait la littérature américaine à l’université de Caen, dans le Calvados. Les étudiants de cette ville avaient beaucoup de chance. Quand ils ne rêvaient pas de Zelda Fitzgerald, ils rêvaient sans doute de Juliette. Car c’était le prénom de cette jeune femme. Mais Jim l’appela tout de suite « 14 juillet ». Elle semblait sortir directement d’une toile de Dufy. Elle avait des airs de fête nationale française, même en novembre, même à New York. Elle aurait rendu républicaines les fêtes de Noël et la Pentecôte. Jamais Jim n’avait ressenti ce qu’il éprouvait depuis qu’il avait rencontré Juliette, depuis un quart d’heure qui ressemblait à l’éternité. Il découvrait ce mélange de ravissement et d’angoisse, et cette gratitude soudaine à l’égard de l’univers qui caractérisent l’amour-passion.
La voix de Juliette donnait à chaque mot un sens qu’il ne revêtirait jamais plus. Jim était très sensible à l’érotisme des voix féminines – cette petite musique si troublante, la petite musique de Juliette… Ils terminèrent la course comme une promenade. Ils avaient tant de choses à se dire, tellement de jours, de regards, de mots à rattraper. Ils avaient perdu tellement de temps avant de se rencontrer ce dimanche de novembre. Juliette et Jim franchirent au ralenti la ligne d’arrivée, parmi quelques attardés à l’agonie, mais ils avaient le sourire extatique des vainqueurs.
Ils passèrent toute la soirée et toute la nuit à déambuler dans Manhattan, avec le sentiment d’œuvrer pour le rapprochement de l’Amérique et de la France. La jolie rousse et le géant, le sosie de Robert Mitchum, allèrent à pied de Lenox Avenue jusqu’à Chinatown, s’arrêtant dans les bars encore ouverts. Rien de mieux que l’amour-passion pour découvrir les beautés et les secrets d’une ville. Juliette disait à Jim que le surréalisme, c’étaient les lumières nocturnes et les mystères d’une grande ville endormie. Quand l’imaginaire mangeait le réel… La jolie rousse et le grand Américain trouvèrent l’aube très belle sur Manhattan. Hélas ! il fallut regarder l’heure. Juliette devait repartir le matin même pour la France, tandis que Jim resterait à New York. Ils luttaient contre quelque chose d’inexorable et de très discret : le temps, le temps qui passe… Ils auraient voulu arrêter les dernières minutes, les placer en garde à vue, les éterniser. Mais elles filaient comme des voleuses. Jim accompagna Juliette jusqu’à JFK Airport. Dans le taxi, ils échangèrent leurs adresses mail et leurs numéros de téléphone, mais ils se quittèrent sans espérer se revoir, même si Jim promettait de venir en France avant le printemps. Lorsque la silhouette de la jeune femme disparut dans la salle d’embarquement, Jim resta avec une petite musique : le rire, la voix de Juliette et le bruit de ses talons dans l’aéroport. Il pensa que rien n’était plus érotique, plus émouvant que le bruit des talons d’une femme. Il apprit également que les séparations, les départs ressemblaient parfois à des petites morts.
7 novembre 2010. Ce dimanche-là, en France, à Villerville, dans le Calvados, un vieux type, se tournant et se retournant sur son oreiller, avait longtemps retardé le moment de se réveiller, car la nuit et le sommeil n’effacent pas les mauvaises nouvelles, ni la cruauté des choses. Le monde est rempli de gens qui répugnent et même se refusent à refaire connaissance avec la lumière matinale. Dans son sommeil, Robert Maupas savait qu’il vivrait encore une journée pluvieuse, une journée sans Rose. Et tout ce qui, naguère, avait du charme serait frappé de morosité, comme les petits déjeuners devant la mer.
Le mardi précédent, il avait trouvé la maison vide, en rentrant le soir. Il avait tout de suite compris que Rose était partie, qu’elle s’était éclipsée. Il redoutait cela depuis toujours. Le silence des maisons, la qualité de ce silence ne sont pas les mêmes lorsqu’on attend le retour de la personne absente, sortie sans doute pour acheter des cigarettes, ou lorsqu’on devine qu’elle ne reviendra pas. Robert savait qu’il n’entendrait pas le bruit de la clé dans la serrure ni cette voix si familière, à présent si lointaine – la douceur et le prestige d’une voix de femme annonçant son retour. Du reste, il avait trouvé sur son téléphone portable ce texto des plus laconiques : « Je pars. » C’était le minimum syndical de la lettre de rupture. Le style des mauvais romans de gare, des pires mélos de boulevard. Cela voulait dire quoi ? « Je pars pour quelques jours » ou « Je pars définitivement » ? Quel horrible mot, ce définitivement ! On ne finit jamais son éducation sentimentale, même à soixante-dix ans, et la rupture en fait partie. Ce mardi-là, Robert avait erré sans but dans la villa, désœuvré et désemparé. Il avait peur du silence de ces maisons désertées, où l’on entend seulement le craquement des meubles, le vent dans les arbres et le bruit de ses propres pas… Depuis lors, le vieil homme était « en manque » de Rose. L’éloignement, la désertion, l’absence sont des petites morts qui procurent un avant-goût de la vraie.
Cependant, Robert n’avait pas cessé de croire à la chance. Il avait toujours cru en celle-ci. La semaine prochaine, il recevrait peut-être une carte postale du bout du monde : de Buenos Aires, de Singapour ou de Vancouver. Car Rose était, elle aussi, passionnée de géographie. Elle voulait savoir à quoi ressemblaient toutes ces villes, tous ces pays étrangement endormis sur les cartes. Elle faisait peut-être son road-movie. Quelque chose comme ça. Fugueuse à cinquante-cinq ans, pourquoi pas ? Championne de l’évasif, récidiviste de l’évasion, c’était quelqu’un de très fantasque. Cela faisait son charme, mais rendait très précaire et très incertaine l’existence que l’on partageait avec elle.
Peut-être Rose se cachait-elle dans sa chambre de bonne de la place de l’Alma, ou se promenait-elle quelque part en Italie. Elle était de ces femmes qui ont toujours un vieil amant en train de mourir à Venise, sur le Grand Canal. Depuis qu’elle vivait avec Robert, Rose faisait régulièrement de mystérieux voyages du côté de l’Adriatique. Il ne cherchait pas à connaître le motif de ces déplacements. Elle lui savait gré de sa discrétion. Quand elle rentrait de voyage, elle semblait vous reprocher de vous être absenté, alors que c’était elle qui était partie. Elle n’était pas reposante, mais elle avait raison. Lorsque Rose n’était pas là, Robert finissait par ne plus savoir lequel des deux était absent. Il avait pensé recourir aux services d’un détective de Deauville, spécialisé dans les enquêtes sur les disparitions, mais il s’était ravisé : Rose ne lui aurait jamais pardonné cela. Il se contentait d’attendre le facteur tous les matins, pestant contre les retards du courrier et tenant des propos de café du commerce, sur le thème : « Tout va mal en France. » Ce n’était pourtant pas le genre de Robert.
7 novembre 2010. Lady Brett était assise à la terrasse du Dôme. Il était déjà midi. Comme d’habitude, elle commanda un bloody mary. C’était son petit déjeuner. Cette ancienne journaliste du magazine Vogue menait à Montparnasse une vie de noctambule. Elle pensait à son ami Jim Anderson, qui allait disputer tout à l’heure le marathon de New York. Elle aimait le courage de cet éternel jeune homme, et les défis qu’il se lançait dans l’existence. Lady Brett avait été, jadis, la maîtresse de Jim. Il avait alors vingt ans. Elle en avait quarante. Elle avait fait son éducation sentimentale et professionnelle. Il avait une âme délicate dans un corps d’athlète. Après quelle chimère courait-il à présent ?
Les traits tirés par une nuit blanche, Lady Brett ne s’était pas maquillée. Cela la rendait encore plus émouvante sous le pâle soleil de novembre. C’était une funambule de la nuit, le genre de femme qui se perd dans les jours. Elle avait les yeux bleus et fatigués. Elle approchait de la soixantaine, mais elle avait la façon de vieillir des jolies femmes de notre époque. Et les gens trouvaient qu’elle ne faisait pas son âge. « Faire son âge, quelle drôle d’expression ! » disait-elle. Même si l’on ne cessait de lui répéter qu’elle était encore dans toute sa beauté, cela ne l’empêchait pas de se souvenir de sa jeunesse : de cette époque où, dans les bars, les hommes la regardaient comme on aperçoit la « terre promise ». Elle avait fait partie de ces jeunes femmes qui vous dépaysent comme les nations éloignées. À présent, elle avait des mélancolies discrètes. Elle n’abusait pas de ses états d’âme.
Lady Brett observait les passants sur le boulevard du Montparnasse. « Ils vivent, se disait-elle, comme si la vie était pour eux une évidence ; comme si leur vie ne devait jamais finir… Mais ils vont tous mourir dans dix jours, dans dix ans, dans vingt ans, tout à l’heure peut-être, et ils seront très étonnés. » Pour cette Américaine naturalisée parisienne, les Parisiens restaient un mystère, mélange de charme et de vantardise, de suffisance et de désinvolture. Elle s’appelait Lady Brett comme l’héroïne du Soleil se lève aussi. Du reste, elle prétendait être la petite-fille de ce personnage d’Hemingway. Pour elle, Ernest était une sorte de parrain, de grand-père putatif. Il appartenait à l’espèce (très particulière) des oncles mythologiques. Elle ne l’avait pas connu, mais elle l’imaginait à l’aube de ces années 1920 qui avaient commencé comme une belle matinée d’été. Elle imaginait Ernest en août 1944, franchissant la porte d’Orléans sur un char de l’armée Leclerc, pour aller libérer le Ritz et boxer des ombres, faire du shadow-boxing sur la place Vendôme. Naturellement, le livre de chevet de Lady Brett, c’était Paris est une fête. Lorsqu’elle était déprimée, lorsqu’elle désapprouvait sa propre existence, elle traversait la Seine et se réfugiait au bar du Ritz – la fameuse « cathédrale des états d’âme », la Notre-Dame de la rive droite –, pour y réciter, devant un bloody mary, la prière de l’oncle Ernest au « nada » : « Notre nada qui êtes au nada, que votre nom soit nada… Donnez-nous aujourd’hui notre nada quotidien. »
Lady Brett ne restait pas longtemps sur la rive droite. Cette Américaine désœuvrée, retraitée de la mode et retirée du petit cercle des gens très chic, partageait son temps entre le Dôme, le Sélect et les bars du 14e arrondissement. Tout le monde la connaissait à Montparnasse, et l’appelait « Lady ». « Salut, Lady… » Lorsqu’elle était heureuse – cela arrivait –, Lady Brett avait cette discrétion qui est la courtoisie du bonheur. Et puis c’est quelque chose de si passager, les états de grâce… C’était le genre de femme qui prenait le 94 pour aller boire seule un thé brûlant chez Ladurée – le Ladurée de la Madeleine –, quand il neigeait sur Paris. Le genre qui dormait à peine et se levait à 4 heures du matin, pour aller visiter Auschwitz un dimanche d’hiver… ou pour aller aux soldes Chanel, porte de Champerret, et se mettre dans la file d’attente, parmi les femmes les plus élégantes de Paris, à peine maquillées, mais tant pis… Cette Lady était un mélange de frivolité et de tragédie.
L’après-midi de ce 7 novembre, rangeant de vieux papiers, dans son appartement de la rue Delambre, elle retrouva une photo de mai 1968. Elle n’avait pas encore vingt ans. Elle posait avec un type, sur une barricade de la rue Gay-Lussac. Ce personnage l’avait intriguée par ses manières de dandy, sa façon de se vêtir : il portait un nœud papillon pour « faire la révolution ». Lady Brett et ce type s’étaient parlé sans se connaître, comme c’était la mode durant ce printemps. Se reconnaîtraient-ils à présent, avec les rides et les années ? Ils auraient peut-être « un air de déjà-vu ». Lady Brett avait aimé cette époque légère, libre, insoucieuse comme la jeunesse. Elle se promenait en touriste dans ce Paris poétique, livré à tous les rêves, toutes les utopies. C’est là que les Français sont les meilleurs : lorsqu’ils rendent lyrique leur histoire. Lady Brett se demandait combien d’amours avaient commencé sur les barricades. Comme si Paris était redevenu, à la faveur de ce joli mois de mai, la capitale de la fièvre sociale et des coups de cœur… Curieusement, Lady Brett se souvenait du nom de l’homme au nœud papillon : celui-ci s’appelait Maupas, Robert Maupas.
7 novembre 2010. « After death, what ? » se demandait Gatsby, dans sa chambre de l’hôtel Ibis, tirant sur sa cigarette et buvant une gorgée de whisky pour éluder la réponse. À Laon, dans l’Aisne – une des villes les plus tristes de France, avec sa somptueuse cathédrale et ses carillons en retard les uns sur les autres, qui vous donnent l’heure dix fois de suite, pour ne pas vous laisser ignorer comme le temps passe et comme il passe si lentement –, Peter Howard, que ses amis appelaient « Gatsby le magnifique », à cause de son faste, de sa désinvolture et de son élégance, préparait son suicide avec la minutie, l’application, le zèle des bons élèves. Il faisait en quelque sorte ses préparatifs de voyage. Il allait partir pour le « grand nulle part », le « grand peut-être ». Il était lui-même une légende, comme le héros de Fitzgerald. SDF des sentiments, il avait poussé la légèreté et le désenchantement jusqu’au désastre. « Tout le monde cherche, personne ne trouve », disait-il sur le ton du badinage. Dans sa jeunesse, il avait cherché vainement la « lumière verte » de Fitzgerald ou la « note bleue », the blue note des jazzmen. C’était un déçu de l’existence. Un désespéré de l’absolu. Il aurait voulu avoir des rêves incorruptibles, être emporté par une de ces passions voraces et violentes, à laquelle on se dévoue. Ses dernières chances, ses dernières espérances, il les avait mises dans la guerre, dans le romantisme des combats. Après ses études à Harvard, il avait fait la guerre du Golfe, en 1991. Et, des rêves incorruptibles de Peter-Gatsby, n’était restée que l’image de camarades écrasés, défigurés, déchiquetés sous un char, dans la chaleur brûlante du désert. Il en était revenu cassé, meurtri, la mort dans l’âme, comme on rentre de toutes les guerres, avec des radotages et des amertumes d’ancien combattant.
À Laon, Gatsby le magnifique avait pris une chambre dans la ville basse, à l’hôtel Ibis – l’endroit le plus sinistre de la planète, pour ne pas éprouver des regrets. Dans les provinces françaises, les hôtels Ibis, Mercure et Novotel avaient remplacé l’Hôtel de la Gare, l’Hôtel des Voyageurs et l’Hôtel Terminus, mais ils n’étaient pas moins lugubres, même s’ils offraient le « confort moderne ». C’est là, dans cet Ibis, parmi les conversations et les plaisanteries des représentants de commerce, qu’allait se terminer la misérable aventure de ce protégé des dieux, ce brillant sujet, ce favori de la chance, que l’on appelait « Gatsby ». « Que font les autres gens pour ne pas être désespérés ? » demandait-il à la patronne de son hôtel. La bonne dame hochait la tête, impuissante. « Le pauvre jeune homme, pensait-elle. Ce n’est pas malheureux de se ronger comme cela ! »
Picard par sa mère, new-yorkais par son père, il avait la double nationalité, française et américaine. Il avait laissé de l’autre côté de l’Atlantique, non seulement une autre façon de vivre, mais une autre manière de rêver. Pour Gatsby, la double nationalité n’était pas uniquement géographique, administrative et politique. Il y avait une double nationalité des rêves et des amours. Les hommes qui vivent entre deux pays, deux langues, deux cultures, se partagent le plus souvent entre deux femmes. « C’est l’ordre des choses, la règle du jeu », disait Gatsby le magnifique, avec son étrange sourire, ajoutant que cela redoublait la mélancolie.
Héritier d’une grande marque de champagne, il avait donné des fêtes et encore des fêtes dans le château familial, près d’Épernay, sur les bords de la Marne. C’est avec le même sourire qu’il vous demandait si les fêtes suffisaient à dissiper la tristesse du monde, et si cela se trompait, la mélancolie. Lui-même avait collectionné les femmes – des Françaises, des Américaines, des Russes, des Italiennes… Beau, riche et désinvolte, brûlant son argent comme sa vie, il les avait attirées par son mystère, sa magnificence et son désarroi. Lady Brett avait naguère fréquenté les fêtes d’Épernay, comme presque tous les Américains de Montparnasse. Elle connaissait à peine Gatsby, mais il l’avait séduite par ce mélange irrésistible de charme, de magnétisme et de désespoir, et ces regards perdus, éperdus, qu’il jetait sur l’existence, sur le monde, sur les femmes. Il était sur cette planète, pour illustrer l’insoutenable légèreté de l’être… Mais, entre Lady Brett et Gatsby, rien ne s’était passé, rien ne s’était même dessiné. Cet amour-là était resté à l’état de rêverie, de promesse, de fantasme, malgré les affinités électives entre les deux personnes. Celles-ci, les affinités, ne s’étaient pas déclarées. Elles se laissaient seulement deviner dans quelques sourires complices. C’était peut-être à cause de la différence d’âge entre la belle Américaine vieillissante et l’éternel jeune homme déçu par la vie. Elle ne voulait pas tenir avec lui le rôle de marraine et de consolatrice. « Pourtant, disait Gatsby, nous nous ressemblons. Nous nous sommes trompés d’adresse et de soirée. Nous sommes des personnages de roman, égarés dans la vie réelle. Nous sommes tous les deux des héritiers, moi de l’oncle Scott, et vous de l’oncle Ernest. » À présent, ce dimanche de novembre, même les mains compatissantes des femmes ne pouvaient plus le secourir ni l’apaiser. Il était de ces êtres excessifs qui ne supportent pas les déceptions sentimentales. Il s’était éloigné de ses maîtresses par une sorte de dépit, de lassitude, qui ressemblait à de la désespérance. Du reste, il avait tout quitté, non seulement ses maîtresses, mais sa mère, sa famille, ses amis. Il s’était retiré du monde. C’était le prélude à sa disparition définitive. Il s’était exilé dans sa propre ville natale : dans cet hôtel Ibis, où les tables de la salle à manger étaient recouvertes de nappes à carreaux.