Deux bedaines ?

Jy Hong nous rejoint en sautillant lorsque nous pénétrons dans son restaurant.

— Madame ! Madame !

Il est visiblement exalté ce soir ! Il observe Sacha de haut en bas et pousse un cri typiquement asiatique :

— Ennnnnn !

Pourtant, il l’a vue il y a quelques semaines…

— Me voilà : la grosse baleine !

Il s’esclaffe généreusement et réplique du tac au tac :

— J’ai lu quelque part : « Si la natation est bonne pour la ligne, pourquoi les baleines sont-elles si grosses alors ? » Ha ! ha ! ha !

Et il est parti, complètement crampé. Hish… Les filles et moi échangeons des regards chargés de frayeur, en épiant Sacha du coin de l’œil. Elle ne dit rien. Est-elle offusquée ? Va-t-elle tenter de le frapper à la tête avec un récipient de sauce soya ? Ou optera-t-elle plutôt pour lui enfoncer une baguette dans l’œil ? Pendant quelques secondes, plein d’images troublantes (dignes d’une œuvre de Patrick Senécal) défilent dans ma tête – comme dans les films lorsque les personnages anticipent des scènes dramatiques qui ne se passent jamais en réalité.

— Ha ! ha ! Sacré Jy Hong ! Est bonne…

Elle rigole. Ouf ! Nous relâchons toutes les épaules, soulagées de ne pas devoir lui faire un contrôle articulaire léger pour l’empêcher de tuer notre restaurateur préféré.

Il s’éloigne pour travailler. Sacha nous confie en chuchotant :

— Sérieusement, hier, sa citation de « grosse baleine » n’aurait pas passé pantoute ! Je lui aurais probablement enfoncé une baguette dans chaque oreille pour l’embrocher vif ! Mais, aujourd’hui, c’est une très belle journée ! Il fait soleil dans mon cœur !

Vous voyez ? Je n’étais pas trop dans le champ avec ma baguette dans l’œil ! Je me suis juste trompée d’orifice…

En prenant place à une table, je questionne Coriande, l’air un peu innocent, comme si je ne connaissais pas la réponse.

— Mon frère revient bien demain, hein ?

— Oui.

Je le savais, ma mère me l’a dit, mais bon, je voulais juste ouvrir la porte sur le sujet. Comme elle saisit le menu et le scrute en silence, je tente de nouveau :

— Et puis ?

— Et puis quoi, Mali ? m’envoie-t-elle, les yeux toujours rivés sur le cahier de feuilles plastifiées.

— T’as hâte de le voir ?

— Oui… Je ne sais pas quoi manger. Vous prenez quoi ?

Rien à faire. Je me sens presque mal de l’interroger. Je ne suis pas la seule à ressentir le malaise, car personne d’autre ne le fait. Aucune solidarité de consœurs sur ce coup-là ! Coriande arbore toujours cet air un peu bête lorsqu’elle ne veut pas discuter d’un sujet chaud. Air qui nous fait presque regretter d’avoir abordé ledit sujet. Comme je sais qu’il ne faut pas trop la pousser, je jette l’éponge et plonge la tête la première dans le menu alléchant.

— Je vous avais dit que la chambre de bébé est jaune finalement ?

— Non ! Mais c’était prévisible étant donné la nature encore inconnue de son sexe, remarque Ge.

— Pour ma part, je savais ; Françoise me l’avait dit.

Profitant du fait que je l’ai vue en début de semaine, les filles s’informent des derniers détails concernant la femme de Westmount, et Ge se met ensuite à nous parler d’une téléréalité (probablement insipide) diffusée sur la chaîne V. Au milieu de son discours, Sacha se lève pour aller aux toilettes.

Ge poursuit sans tenir compte de son absence :

— … donc le participant ou la participante de la semaine rencontre un candidat par soir et leur donne une note…

Je la coupe brusquement au moment où je constate que la future maman est bel et bien entrée dans les toilettes.

— Excuse-moi, Ge, mais là il faut parler du shower de bébé !

Les filles s’approchent légèrement vers le milieu de la table pour comploter avec moi.

— Oui, ça fonctionne pour le gâteau de couches, la mère de Sacha connaît quelqu’un qui en fait, confirme Ge.

— Super ! Je vais reparler avec Hugo pour fixer l’heure exacte, que je spécifie à mon tour.

— OK ! Parfait !

— On lui achète ce qu’on s’était dit ? valide Coriande.

— Oui !

J’ajoute un détail technique :

— Pour la bouffe, j’ai confirmé ; tout le monde apporte un plat et on va juste boire du moût de pommes sans alcool par respect pour la maman !

— C’est correct. On devrait toutes porter un vêtement jaune pour faire référence au bébé de sexe inconnu ! propose Ge, en tapant des mains.

— Oui, c’est drôle.

— J’ai hâte !

Comme la « future » sort des toilettes, nous revenons de façon peu naturelle au sujet abordé par Geneviève quelques minutes plus tôt. Je demande, pas du tout au courant :

— Donc les participants habitent dans un loft, c’est ça ?

— Pantoute ! Tu te trompes d’émission, Mali…, se désole Ge, qui réalise que je ne l’écoutais visiblement pas (comme Bobby ?).

Sacha, qui arrive tout près de la table, propose une idée, faisant ainsi à son tour dévier le sujet :

— On va magasiner demain ?

— OUI !

— Non, pour ma part, je vais passer du temps avec mon chum, explique Cori.

Sacha nous énumère alors les trucs qu’il lui manque ainsi que ceux qu’elle a déjà en double pour mieux évaluer ses besoins. Le fils de Jy Hong, Sam Lee, sort, telle une minuscule souris, par le rideau de la cuisine. Cher petit bonhomme ! Il doit avoir environ cinq ans, mais il est vraiment tout menu. Il sourit à Sacha et s’approche en direction de notre table. Elle nous chuchote avant qu’il ne soit trop près :

— Je suis venue manger l’autre midi avec Hugo ; le petit capote raide sur ma bedaine.

Comme de raison, il trottine vers elle, l’air gêné ; sans rien demander, il approche sa main et la pose à plat sur le mystérieux bedon rond. Sacha lui passe doucement la main dans ses courts cheveux noirs et écarte un peu les bras en signe d’assentiment. Il semble visiblement très intrigué par ce qui se trouve là-dedans. Trop adorable, il appuie finalement son oreille directement sur l’abdomen.

— Honnnn ! réagit Ge, attendrie par le comportement du jeune Asiatique.

— Est-ce que je peux entendre si bébé parle ? demande Sam Lee, attentif, toujours l’oreille bien posée sur la bedaine.

Trop craquant ! Sacha lui explique avec douceur que son bébé n’est pas assez grand. Semblant un peu déçu d’apprendre que le bébé de Sacha ne parle pas encore, il nous fait une moue en révélant :

— Maman aussi a un bébé qui ne parle pas dans son ventre…

— Ah oui ?

Nous questionnons Jy Hong qui arrive justement avec nos rouleaux impériaux. Il acquiesce timidement à notre question de groupe, en bridant des yeux presque aussi loin qu’en arrière des oreilles.

— Félicitations ! Cachottier, va !

— Vous savez, madame : « En amour, à l’exception des ébats, la première qualité est la discrétion… »

Sam Lee, qui fronce les sourcils, demande d’emblée à son papa :

— C’est quoi : « ébats » ?

Nous dévisageons Jy Hong, amusées à souhait de le voir se dépêtrer publiquement avec les questions embarrassantes de son fils.

— Euh… Un autre proverbe dit : « Sam Lee est un petit garçon beaucoup trop curieux pour son âge… » Rejoins ta maman à la cuisine. Va !

Il pousse son fils délicatement dans le haut du dos en direction du rideau. Il s’incline le torse vers nous en guise de « bon appétit ». Je lui demande, avant qu’il ne tourne les talons :

— Demande à Suzy Kha de venir nous voir quand elle aura une minute, d’accord ?

— Oui, madame !

Ge nous confie un truc récurrent :

— Je commence sérieusement à être en manque de sexe rare…

— Tu pensais au sexe, maintenant, là ? souffle Cori, surprise.

— Tout le temps !

— C’est pour ça que tu nous parles de téléréalité et de gens qui n’ont pas de vie qui baisent dans les spas ! que je déconne.

— Non, Mali, tu mêles toutes les émissions.

— Je ne sais pas. La seule téléréalité que j’aime, c’est Les Chefs et, de temps en temps, Qui perd gagne ; j’adore voir les transformations à la fin !

— Peut-être que je pourrais m’inscrire à Qui perd gagne ? lance Sacha, exaltée par son idée.

— En tout cas, tu ne peux pas t’inscrire aux Chefs, c’est certain ! précise Ge, tout à fait gratuitement.

— Excusez, pardon ! Je m’améliore de jour en jour en cuisine. L’autre fois, j’ai expérimenté une recette de purée d’avocat et courgette pour le bébé et Hugo m’a dit que c’était extra bon !

— Bien oui…, répond Cori en faisant mine d’avoir un haut-le-cœur.

Un texto entre sur mon portable. C’est Bobby.

(Bonne soirée, belle femme ! Je m’ennuie de toi… Pfft ! J’ai même pas écrit ça. xxx)

Je souris aux anges et reviens à la conversation de Sacha à propos de sa purée.

— Ark ! Avocat et courgette ? Pourquoi prends-tu les deux légumes les plus dégueulasses du monde pour les mettre ensemble ?

— Toi, Mali, t’aimes rien sauf les pads thaïs et la pizza…

Notre discussion qui ne mène à rien est interrompue par Suzy Kha, qui sort à son tour par le rideau.

— HONNNN ! font les filles en l’apercevant si radieuse.

En effet, en le sachant, on peut voir pointer sa minibedaine. Elle est si mince qu’il s’avère difficile de la cacher. Elle nous confie être enceinte d’un peu plus de quatre mois. Elle et Sacha discutent de quelques trucs techniques de grossesse. Je regarde les deux femmes l’une après l’autre et tombe dans la lune…

Et moi ? Est-ce que je veux des enfants ? J’ai toujours dit non… Pourquoi ? Par peur de devoir les élever dans le cadre d’une garde partagée tumultueuse ? Par crainte de ne pas être une bonne mère ? Parce que je suis trop égoïste et instable ? Pourquoi suis-je si intriguée par le ventre des femmes enceintes, alors ? Pourquoi le cœur me fait-il quatre tours lorsque je prends un nourrisson dans mes bras ?

— Mali ? me crie Coriande en me tapotant l’épaule.

Je sors immédiatement de ma réflexion profonde.

— Mali, Suzy Kha te parle…, me rappelle à l’ordre Sacha.

— Excuse-moi, j’étais partie me promener dans ma tête !

— Vous ? C’est pour quand les enfants ? me redemande-t-elle en inclinant la tête de côté.

Vous vous souvenez que je vous disais détester ce genre de question qui survient à tout coup lorsqu’on est en couple depuis un moment. La première étant : « Quand est-ce que vous emménagez ensemble ? » Suivie de près par : « Les enfants, est-ce pour bientôt ? »

— Mali est bien trop occupée à chercher des bibittes dans son couple-qui-va-bien pour penser à avoir un enfant, rétorque Coriande à ma place, avec un léger ton de reproche dans la voix.

— Booonnnn !

Misère ! Je viens de dire un « booonnn » comme Bobby !

Je ne réponds finalement pas à la question de Suzy Kha, préférant plutôt la féliciter de nouveau.

— Plein de bonheur à vous deux, en tout cas !

Elle sourit, flatte son ventre replet et nous dit :

— Je ne veux pas parler en paraboles comme mon mari le fait si bien, mais vous savez : « L’enfant commence en nous bien avant son commencement. Il y a des grossesses qui durent des années d’espoir avant d’être, réellement… »

Nous lui sourions. On comprend toutes à cet instant que ce petit être était probablement espéré depuis bien longtemps.

Je réécris à mon homme :

(Étrangement, je pensais justement à toi… xxxxx)