Dans le dos de Ge…

« Le mental cherche continuellement à dissimuler l’instant présent derrière le passé et le futur 14. »

C’est vrai qu’on fait tous ça : « J’ai de la peine pour hier… j’ai si hâte à demain ! » Et le « maintenant », lui ? On rêve à nos vacances d’été, à nos futures rénovations, à la nouvelle voiture qu’on va s’acheter, au futur chum qu’on aura et à ce moment-là, seulement, nous serons heureux ? C’est n’importe quoi ! On peut mettre la vie en plan de la sorte pendant combien de temps ? On va tous se réveiller dans un CHSLD pour réaliser (entre deux repas en purée) que notre foutu dentier est encore mal ajusté et que… la vie nous a malencontreusement glissé entre les doigts sans qu’on s’en aperçoive.

Le seul moment où je suis capable d’être réellement « présente », c’est en voyage. Je me souviens qu’un de mes cousins (voyageur comme moi) m’avait écrit un super beau courriel lors d’un de mes premiers voyages en Amérique du Sud. Une phrase disait quelque chose du genre : « Savoure chaque instant doucement, ne songe pas à demain, vis tes journées une à la fois… » Et je m’étais rendu compte que ce n’était pas ce que je faisais du tout. Je visitais des ruines incas en me disant que j’avais hâte au lendemain de vivre mon excursion en bateau. Une fois sur ledit bateau, je songeais à la ville suivante sur mon itinéraire. Je ne profitais donc de rien ! Depuis, c’est beaucoup mieux. Mais bon, je suis encore loin d’être une sommité en matière de « vivre pleinement l’instant présent », car dès que je remets les pieds au Québec après mes escapades, je perds tous mes bons réflexes. D’un seul coup, pouf !

Ge cogne à ma porte de chambre et entre.

— Salut. Écoute, j’ai une sortie ce soir. Cori semblait très moche ce matin. Je me sens mal de la laisser toute seule…

— OK. Mais moi aussi, j’ai quelque chose…

— Mais tsé, en même temps, on ne peut pas toujours être ici avec elle.

— Je sais, Ge… Je vais demander à Sacha quels sont ses plans. Qu’est-ce que tu fais ce soir ?

— Rien…

— T’es ben niaiseuse. Tu viens de me dire que tu avais un truc de prévu.

Elle sourit comme une garce et sort sans mot dire. Je la pourchasse dans le corridor, presque sur ses talons.

— Ah ben ! Tu vois le gars que t’as rencontré durant le tournage de la téléréalité ?

Elle expose ses dents de nouveau au grand jour tout en fouillant dans sa garde-robe. Elle saisit une robe grise assez sexy, qu’elle lance agilement sur son lit.

— Cette robe-là, en plus ? C’est clair que tu rencontres un mec !

Silence éloquent. Je la suis des yeux. Juste pour me faire suer encore plus, elle sort de son tiroir un soutien-gorge affriolant rose bonbon, assorti à une petite culotte tout aussi aguichante. Elle dépose le tout près de sa robe grise.

— Parce que tu prévois te déshabiller en plus ? Coudonc, as-tu participé à l’émission Marions-nous ou à Opération séduction ?

Aucune réponse de sa part.

— Tu m’énarves avec ton petit air autosuffisant de je-ne-te-dirai-rien !

Je quitte sa chambre presque en furie. Outrage au tribunal consœurial ! Ça devrait être illégal ! On avait plein de règlements là-dessus avant ! Des briques interminables de règles sévères à respecter ! Décidément, la législation de l’organisation se ramollit. Je décide de mettre la consœurie (pancanadienne au grand complet) dans le coup. Avec mon téléphone intelligent, je crée une conversation de groupe par texto en incluant Sacha et Coriande, mais en excluant Geneviève, naturellement.

Je largue la bombe :

(Chères consœurs, Geneviève date un gars ce soir. Elle ne veut rien me dire. L’heure est grave. On doit absolument découvrir qui c’est, et ce, contre son gré !)

Sacha me réécrit :

(Hein, ce soir ? On doit le découvrir certain ! Stratégie ?)

Coriande texte :

(C’est qui ?)

(On ne sait pas, c’est ça le problème… Je vais tenter de l’espionner aujourd’hui.)

Sacha ordonne :

(Fouille dans son cell !)

(Bonne idée !)

Oh que oui, je ne vais pas me gêner ! Avec un gars, on ne peut pas faire cela, mais avec une consœur qui refuse de coopérer en dérogeant aux règles : oui, madame !

Je flâne une partie de la journée dans les pièces centrales du condo. Ge semble se préparer tranquillement. Je la suis du regard à tout moment. Colombo Allison, porteuse d’une mission d’envergure nationale. Je me dissimule le visage derrière une revue (un beau classique à la Mr. Bean), je fais semblant de fouiller dans le frigo (en déplaçant seulement le ketchup d’étagère), je monte à l’étage pour rien (en sifflant pour paraître décontractée), j’actionne la chasse d’eau pour feindre d’être allée à la toilette (brillant)… Une mauvaise comédie d’enquête, vous direz ? Exactement ! Étant donné que je suis subtile comme un orignal dans un jeu de quilles, elle traîne son téléphone partout avec elle, telle une guenon avec son bébé naissant (flatteur ?). Elle se doute assurément de mes intentions malsaines.

Coriande, qui revient du boulot, entre dans la pièce. Elle m’adresse un haussement d’épaules voulant dire : « Et puis ? » Je lui renvoie une expression impuissante et un signe du menton lui signifiant que le téléphone si convoité se trouve près de Ge, sur le divan. Peu subtile, Cori prend place près de la fautive (pour ne pas dire de la traîtresse) sur le canapé et lui demande sans préambule :

— Qu’est-ce que tu fais ce soir ?

— Rien !

— T’as pas une soirée avec un gars ? dit Cori, surprise, en me regardant comme si je lui avais menti.

Bravo, Cori ! Pas un orignal, mais bien un tyrannosaure dans une allée de quilles. Mon Dieu qu’elle est cérébrale ! Un plus un égalent…

Ge rit ENCORE. Je n’en peux plus de son petit air.

— T’as mis rapidement tout le monde au courant ma belle Mali, me lance-t-elle, arrogante.

— Au courant de quoi ? Je ne sais rien.

— T’as une date ou pas ? questionne Coriande, confuse.

— Oui, elle a un rancard. Et madame ne veut pas en parler.

Ge fait diversion en parlant au chat qui saute sur elle.

— C’est le bébé-gars de sa maman. LUI, il le sait le bébé-gars, parce que sa maman lui a dit dans le creux de son oreille de chat…

Baveuse ! Elle utilise notre enfant en plus ! Il va se sentir divisé, comme s’il avait un choix à faire. Aliénation parentale ! Elle exagère !

— Tu nous casses les oreilles avec ton abstinence, ton manque de sexe et tes dates poches depuis déjà trente quelques semaines… Juste à cause de ça, t’es obligée de nous le dire !

— Quarante-cinq semaines. Ça fait quarante-cinq semaines.

— On s’en SACRE comme de l’an quarante du nombre de semaines !

— Ha ! ha ! Quarante-cinq semaines ; l’an quarante… T’as de la suite dans les idées ! s’amuse-t-elle.

Elle se lève et passe devant moi, tout sourire, en poursuivant son stratagème malicieux :

— Bon ! Je vais aller me préparer pour ce soir… Je suis si excitée !

Elle tient encore son portable bien solidement dans ses mains. Grrr…

14 Eckhart Tolle, Mettre en pratique le pouvoir du moment présent, Ariane Éditions, Outremont, 2002, p. 29.