You Go Savard

Lorsqu’Hugo arrive, quelques heures plus tard, je suis presque encore là, debout dans la cuisine, stoïque, la bouche ouverte, le beurre dans une main, la laitue dans l’autre, à digérer tranquillement l’information de Françoise… plutôt, la piste potentielle qu’elle n’a pas tout à fait confirmée (compliqué comme genre de révélation). Un peu ce que l’on appelle un ouï-dire ! « Il paraît que… »

Je parie que vous vous dites actuellement : « Elle va finalement ranger ses provisions et tout raconter à Hugo ! » Non ! Premièrement, la verdure et le beurre sont dans le frigo depuis longtemps (c’était une image) et, deuxièmement, je n’en soufflerai pas un mot à You Go. Si mon frère voit une fille, Cori ne doit en aucun cas le découvrir maintenant. Un coup de mort assuré pour elle.

Notre cercle d’amis est une vraie passoire. Un tamis industriel ! Un peu moins depuis que le couple Coriande et Chad est dissous et que Sacha est enceinte, car on fait moins de soupers, mais tout de même. L’information circule toujours à la vitesse grand V, en s’égarant même de temps à autre vers des oreilles inconnues (surtout dans le cas de mes histoires avec Bobby).

Parlant de nouvelles, vous saviez que Sacha a eu des crampes après avoir fait l’amour avec Hugo dimanche soir passé ? Moi oui ! Françoise m’a livré cette information plus que cruciale avant de partir tout à l’heure. Des nouvelles de la femme de Westmount (vous commencez à être accro, vous aussi…) ? Non, malheureusement, rien de nouveau à se mettre sous la dent cette semaine. Elle voit son amant tous les lundis et jeudis en après-midi, comme d’habitude. Oui, oui, elle atteint toujours son orgasme vaginal chaque fois.

— T’as quelque chose de bizarre, toi, me lance mon fidèle compagnon, qui me regarde curieusement en s’approchant de moi.

— Non… euh… oui !

Même si je ne parle pas des soupçons pesant sur Chad, je peux tout de même parler de ma propre situation désastreuse.

— Bobby et moi, on s’est chicanés…

— Encore ?

— Ben voyons ? On ne se chicane presque jamais !

— Pfft ! Vous devez avoir une bonne dispute régulièrement, digne d’un soap américain, pour être heureux vous deux. Ah les artistes !

— Je ne suis pas une artiste pantoute ! que je lui balance, fière de mon coup.

— Non. T’es un Poisson du mois de mars, c’est pire !

Comment ça un Poisson du mois de mars ? Il se la joue astrologue, maintenant ?

— T’aimes ça vivre ta vie en montagnes russes, avec trois cent mille émotions à la fois. Quand rien ne se passe, soit tu crées du trouble pour enfin ressentir une émotion, peu importe laquelle, soit tu en vis par procuration à travers les joies et les peines des autres. T’es un beau modèle classique, quoi !

WHAT ? De quoi tu parles, You Go Savard ?

— Ce que je viens de te résumer s’applique à beaucoup de femmes en général. Mais toi, vu que t’es Poisson, c’est mille fois pire, parce que ta vie entière est une émotion géante. T’es une boule d’émotions et, dans ton cas, en particulier, tu les gères mal, donc ouf…

Je lève ma main en l’air. J’en ai assez entendu. Je vous jure, j’aurais dû rester couchée ce matin. Je ressasse vaguement l’idée de commettre un attentat-terroriste-sur-ma-propre-personne… J’en ai assez d’être madame Culpabilité qui se tape sur la tête en se disant (s’écrivant) ses quatre vérités. Il n’est pas nécessaire que vous vous y mettiez à plusieurs, en plus. C’est vrai que je vais y rester, ma foi !

— Pourquoi tu fais une tête d’enterrement, Mali ? Je t’apprends des choses, là ? Maintenant ?

— Attendez que je sois morte de honte avant de m’enterrer, quand même…

— OK ! On recommence. Pauvre Mali, c’est la faute à Bobby. Il aurait dû « mieux » t’attirer chez lui et rien de tout ça ne serait arrivé. T’es tellement équilibrée, tellement en contrôle de tout ton univers affectif, que tout aurait été merveilleux… De toute façon, c’est quoi l’idée de préparer des surprises géniales à la femme qu’on aime ?

— Ta yeule !

— Non mais, je peux te faire accroire ce que tu veux, sérieusement. C’est le même prix. Il me semble juste qu’on s’est toujours dit les vraies affaires, c’est tout, clame Hugo, désinvolte, en ouvrant le sac de livraison contenant des mets asiatiques.

— Tout est super ! Mais si ça ne te dérange pas, j’aimerais bien qu’on parle un peu de la température dehors finalement…

Fuck non ! Moi aussi, il faut que je me confie…

— Quoi ? que je bredouille, un peu affolée étant donné que mon, heu… « notre », heu… leur bébé est peut-être impliqué.

— Le bébé est top shape. C’est la maman qui…

Il termine sa phrase en étirant la commissure gauche de ses lèvres vers son lobe d’oreille et en agrandissant les yeux. Sacha ?

Il me raconte que celle-ci a différentes sautes d’humeur selon les heures, mais que ce volet-là (depuis le temps) il le gère pas si mal. Il parvient toujours à transformer ses irritations, car il sait comment s’y prendre avec elle. Il dit marcher sur des nids (c’est pire que des œufs) depuis trente-sept semaines, mais là encore, il arrive à s’en sortir assez élégamment. Le pire, selon lui, c’est son angoisse perpétuelle. Concernant tout : l’accouchement, la santé du bébé, l’allaitement, trouver une place dans un CPE. Elle a peur de ne pas aimer son enfant ou encore que lui (ou elle) ne l’aime pas…

— Je ne sais plus quoi dire pour lui faire comprendre que l’on ne peut pas être demain. On ne peut pas savoir c’est quoi la suite.

— Rassure-la.

— Eille, je suis à la veille de lâcher ma job et de me mettre sur le BS pour rester à la maison et rassurer ma blonde à temps plein. Je lui confirme sans arrêt que, quoi qu’il arrive, on est là-dedans ensemble, qu’on va traverser le criss de pont rendu au criss de pont ! Rien à faire !

— Une autre qui devrait apprendre à vivre dans le moment présent. Décidément…

— Oui, mets-en ! Je ne sais pas ce que vous avez les filles à angoisser en pensant à demain tout le temps. C’est poison, cette maudite habitude-là.

Un autre Cromo néandertalien mâle qui regarde l’oiseau en réfléchissant : « Ah, un oiseau »…, mais sans penser à rien. À vous, les femmes du monde entier, je vous dis ceci : on a enjambé des rivières et escaladé des montagnes pour être reconnues comme étant égales à l’homme, et ce, depuis le temps des Mille et une nuits (peut-être même avant ?). Ce n’est pas vrai qu’on ne va pas réussir, nous aussi, à ne penser à rien en regardant un simonaque d’oiseau ! M’entendez-vous ? Il faut juste calmer notre mental, réduire la fréquence à laquelle on consulte des voyantes (même si dans notre cas on l’engage à l’année) et respirer par le nez en se disant que demain importe peu dans notre nouvelle façon d’envisager la vie.

Je me demande : qu’est-ce que je dirai à Bobby ce soir ?

You-Go Savard me tire de ma réflexion pro-moment-présent :

— Voilà ! Pas toujours évident de tenter de la ramener à vivre sa grossesse de façon zen. Moi, honnêtement, je ne pense pas à la possibilité que mon enfant ne m’aime pas. Je ne fais pas d’ulcères d’estomac en me disant que le CPE le plus près n’aura peut-être pas de place avant le retour au travail de Sacha, dans plus d’un an. On verra à ce moment-là, et sinon, on s’ajustera. Par exemple, toi, tu ne travailles jamais ; tu vas nous aider si on n’a pas de place en CPE !

Allons donc ! Je ne travaille pas, en plus ! Mauvaise blonde, pas travaillante ; ma vie est un échec total.

Il poursuit avec le même élan :

— Cibole, on n’est pas les premiers à avoir un enfant sur terre, il me semble !

— Oui, mais Hugo, c’est différent. T’es le père…

— Ouais, pis ? Parce que je ne porte pas le bébé, je ne suis pas concerné ? Parce que je ne vais pas allaiter, je ne suis rien ? C’est tough en criss de prendre sa place de père, justement. Je comprends les gars qui deviennent gros pour ressembler à leur blonde enceinte. Peut-être que, de cette façon-là, on se sent au moins impliqués dans une chose commune : la prise de poids !

Grosse crise de paternalisme ici. Je ne sais pas trop quoi lui dire. Dossier plus qu’inconnu pour moi. Surtout du point de vue du père. J’ai beau avoir joué avec brio le « poupa » pendant le cours prénatal de Sacha, ça ne fait pas de moi une référence en la matière.

— T’es impuissant et tu gères mal ça…, que j’ose lui lancer, étant donné que notre relation veut que l’on se dise toujours ce que l’on pense.

— Ben non, pantoute. Je suis juste tanné de la rassurer tout le temps.

— Non, tu te sens impuissant parce que, dans le fond, tu dois éprouver aussi des angoisses refoulées. Tu te trouves devant l’inconnu, ta blonde change, votre vie va changer bientôt et tu ne sais pas trop où te garrocher. Je pense que les gars en général, quand vous regardez un oiseau en supposant ne penser à rien, c’est que vous refoulez vos émotions dans le fond. C’est un pur exercice de concentration pour favoriser le refoulement. L’oiseau devient juste un élément de focalisation.

— Ayoye ? T’es de plus en plus perturbée, Mali. Qui parle d’oiseau ici ?

Ouin, j’avoue avoir mêlé mes pensées avec la conversation, mais mon exemple reste bon.

Me voyant perplexe, il enchaîne :

— À part ça, je ne me sens pas impuissant ; je n’angoisse pas comme elle justement, c’est ce que je te dis…

— Parce que tu focalises sur l’oiseau !

— OK ! Super ! T’es officiellement schizophrène. On va manger en faisant comme si de rien n’était…

Il me tapote le dessus de la main, avant de commencer son repas, en m’adressant des sourires niais comme si j’étais réellement une patiente en phase avancée de démence sénile et qu’il me rendait visite à l’hôpital psychiatrique. Ma prédiction : il va méditer mon hypothèse pendant environ deux à trois minutes et il reviendra à la charge pour valider ma supposition… Je ne dis rien, mangeant avec mes baguettes dans mon petit casseau en carton. Je vis le moment présent en lui souriant gaiement. Je savoure mon pad thaï. Est-ce ça, penser tout simplement à l’oiseau ? À court terme, je suis assez bonne, c’est à long terme mon problème.

— Tu penses que je me sens impuissant ?

Bingo ! Pas pire, hein ? En moins de deux minutes. Je vous impressionne ? Non, je connais You Go comme si je l’avais tricoté en macramé 15.

— C’est normal. Avoir un enfant, ce n’est pas rien.

— Je suis super content. J’ai hâte au maximum, mais des fois, je me dis : j’espère tellement que Sacha ne restera pas sur les nerfs de même pour le reste de sa vie. Je m’ennuie de ma blonde, de sa légèreté, de sa folie… Tsé, avec une joke banale de pet, on peut faire tous les deux un bon bout de chemin habituellement !

— Votre vie va changer pour toujours, mais vous resterez les mêmes. Communique avec elle, en lui expliquant tes angoisses… en parlant au « je », toujours.

— Hein ?

— Du genre : J’ai peur des fois qu’on change, qu’on s’éloigne. JE m’inquiète plus qu’avant, JE ne veux pas angoisser comme ça toute ma vie, JE crains qu’on se perde.

— OK ! JE reprends ses comportements et JE me les attribue ?

— Tu peux, quand la situation le permet, mais sois vigilant et agis avec tact. Le principe, c’est juste de ne pas faire de reproches à l’autre.

— Oui, mais là, en disant « je crains ceci et cela », j’ai l’air d’un méchant « fif » qui a peur de sa mère.

— Non, Hugo, tu t’intéresses à ton couple, à son évolution, à votre façon de franchir des étapes ensemble, à la façon dont vous avancez dans la vie…

— Ah oui ? Je m’intéresse à tout ça ?

— C’est ce que tu viens de me dire.

Il semble un peu confus en ce qui a trait à mes analyses de Vénusienne.

— Moi, je ne veux juste pas que ma blonde change trop, c’est tout.

Bon, vous voyez, j’ai peut-être un peu trop décortiqué ses pensées. Je viens de le perdre.

— Dis-lui : « J’ai peur qu’on change trop ! »

— Oui, mais je suis la force entre nous deux. Si je me mets à avoir peur, imagine elle !

C’est ça les gars ! Ils veulent toujours conserver le titre du mâle et dégager la force tranquille de la brute ! Des invincibles ?

— Alors ne pleure pas trop en lui disant, mettons !

— Ouin… T’as peut-être moins besoin d’une camisole de force que je le pensais… mais ton histoire d’oiseau ? Sérieusement douteux, Mali !

15 Encore le macramé… Nouvelle fixation ?