Hum… Louis !

Lorsque nous pénétrons dans la salle du DIX30, Ge balaie le lobby du regard, la tête bien haute. Naturellement, le public que l’humoriste attire reste une clientèle assez jeune. Il y a beaucoup de couples, mais quand même certains groupes de jeunes hommes.

— Calme-toi le catapultage de carottes ! Ce soir, c’est moi qui en lance, envoie Cori à Ge, visiblement trop excitée de voir sur scène « l’homme de sa vie ».

— J’espère que tes carottes vont vite. À parler comme il le fait, faut que ça roule !

— Oui, madame, elles vont vite ! Des carottes « Speedy Gonzales » !

Dès que je m’annonce au comptoir, la femme qui est de service me fait un grand sourire (pour accueillir dignement celle qui doit être la blonde du chanteur populaire), puis elle appelle quelqu’un au téléphone. Un homme se présente et nous escorte jusqu’à la salle. Il nous montre les chaises qui ont été ajoutées au bout de la première rangée. Wow ! Des places VIP de choix. Merci, Bobby ! Les gens nous regardent et semblent se demander pourquoi on jouit d’un tel privilège, en plus d’être escortées par un employé.

Comme prévu, le spectacle s’avère excellent. On a à peine terminé de rire de la blague précédente qu’on éclate de nouveau pour la suivante, manquant ainsi presque le début de cette dernière. Louis-José a une touche unique et sa façon de raconter les moments anodins de la vie est véritablement crampante. Je l’adore. Pas autant que Coriande, bien sûr, mais tout de même. Celle-ci semble littéralement en transe. Les yeux brillants, elle le regarde amoureusement.

Inévitablement, le moment où le spectacle prendra fin approche. Inévitablement aussi, on s’attend tous à ce que Coriande veuille rencontrer « son » humoriste. Habituellement, les artistes sortent par l’entrée de la salle pour une séance de photos ou d’autographes. J’ai songé à une meilleure idée ; comme je connais bien ceux qui travaillent en coulisses, je vais tenter de repérer un visage connu pour être autorisée à circuler derrière la scène.

Je fais part de mon plan aux filles :

— Restez assises, on va essayer de passer par les coulisses quand tout le monde sera sorti…

— Oh mon Dieu ! crie Coriande en mettant la main devant sa bouche.

Trois choses me préoccupent en même temps. Ça tourne vite dans ma tête. Premièrement, il faut que le technicien accepte ma proposition (ce n’est quand même pas moi qui fais des shows ici régulièrement). Deuxièmement, j’espère ne pas déranger ou offusquer le beau Louis-José (il ne nous a quand même pas invitées). Troisièmement (point crucial), j’espère ne pas ressentir de malaise en raison du « groupisme » extrême de notre amie, qui souffle maintenant bruyamment par la bouche en songeant qu’elle va enfin rencontrer son idole. Non pas que je doute de sa capacité à se contrôler, mais elle est surexcitée rare, pâmée d’admiration, je vous jure !

Après avoir patienté pendant plusieurs minutes, je reconnais enfin le visage d’un homme qui s’affaire sur la scène. Je m’approche de lui et lui dis en préambule :

— Allô ! Tu te souviens de moi, la blonde de… (celui dont on ne nomme pas le vrai nom) ?

Eh oui, je m’en sers encore !

— Oui, oui, allô !

— Tu crois qu’on pourrait passer par-derrière pour dire bonjour à Louis-José ?

— Bien oui, pas de problème ! On n’autorise pas ce genre de chose habituellement, mais comme je te connais…

— Merci beaucoup !

Facile ! Super. Je dirige les filles vers le lieu de prédilection. Coriande ventile encore bruyamment, émoustillée comme une adolescente s’en allant rencontrer Justin Bieber. Lorsque nous arrivons près des loges, Louis-José se trouve dans celle que Bobby occupe habituellement. Je suis vraiment gênée. On n’a quand même AUCUNE raison de s’inviter de la sorte. Mais bon, vu que mon amie est encore en détresse, il faut ce qu’il faut. La porte est entrouverte. Je m’approche la première, à pas feutrés. Les filles restent derrière moi. Il est là, au milieu de la loge, tout seul, debout, une bière à la main. Il regarde LCN. On s’imagine toujours que, pour un artiste, un après-show c’est une partouze dans la loge et que tout le monde festoie en buvant un coup. Non, les artistes sont souvent seuls, attendant que leur équipe termine de démonter le décor pour repartir à la maison. C’est ce que Louis-José semble faire en ce moment.

— Salut ! que je lance en restant dans l’embrasure de la porte.

— Salut ! fait-il avec son petit ton expressif bien à lui.

— Excuse-moi de me pointer ici comme ça, mais on voulait juste te dire que c’était super bon ! On était assises juste en face, sur les chaises à droite.

Les filles avancent et il les salue. Il ne semble pas trop importuné par notre présence.

— Ouais, j’ai remarqué que vous étiez là, sur des chaises ajoutées. Pourquoi donc ?

— Mon chum… (celui qu’on ne nomme toujours pas) nous avait arrangé ça avec le gars de la salle parce qu’on était un peu à la dernière minute.

— Ah ouin ! T’es la blonde de… (vous connaissez la chanson). Content de te rencontrer ! J’ai vraiment aimé son dernier album ; et sa carrière en Europe, c’est hot, hein !

— Ouais, mais on ne voulait pas te déranger. Juste te dire que ton show est vraiment bon ! que je précise pour signifier qu’on s’en allait sans tarder.

— Mais non, venez prendre une bière ! J’attends les boys, anyway !

— Hi ! hi ! hi ! hi ! fait Coriande pour toute réponse.

Elle ne peut s’arrêter de glousser… Louis-José la regarde même d’un air curieux. Nous acceptons son invitation. Coriande suit le groupe, en riant toujours nerveusement. Complètement gaga, elle le dévisage comme une apparition divine. Pour faire diversion, les filles saisissent la bière qu’il nous tend et commentent futilement les lieux.

— Est grande la loge, comme dans les films…

On se remémore des parties hilarantes de son spectacle, on discute de sa carrière, toujours en restant dans le très général. On ne le connaît pas, quand même. Il est super gentil et, bien entendu, très drôle ; il parle aussi vite dans la réalité qu’en spectacle. Et la quantité d’onomatopées qu’il peut défiler en dix secondes est impressionnante. Un chic type. Coriande se tapit entre le mur et la peinture, elle ne prononce pas un traître mot et l’observe, toujours aussi ébahie. Misère !

Quelques instants plus tard, un gars entre dans la loge, nous salue et annonce à l’humoriste :

— Cinq minutes, boy, et on a fini !

Yes !

— On va y aller de toute façon. Bien, merci beaucoup ! que j’annonce en déposant ma bière à moitié pleine sur le comptoir.

Il nous embrasse (sauf Sacha, pour cause d’herpès) et nous remercie également. Quant à Coriande, il l’embrasse aussi sur les joues. Elle lui serre les épaules, et reste immobile après avoir échangé les deux becs classiques. Un petit malaise s’installe. Bien que les becs soient terminés depuis au moins dix secondes, elle lui tient toujours les épaules. Euh… Elle retire finalement une de ses mains – l’autre restant toujours en place sur la clavicule de l’artiste. Dix autres secondes s’écoulent. Je crois vraiment qu’il faut intervenir. Il la regarde d’un air curieux ; il se tourne vers moi avec ce regard interrogateur, qui semble me dire : « Qu’est-ce qu’elle a votre amie bizarre qui n’a pas dit un mot depuis vingt minutes ? »

— On va y allez ! que je répète joyeusement, pour l’encourager à lâcher l’épaule du pauvre humoriste.

Elle balbutie :

— Louis…, en souriant sottement.

Il me dévisage de nouveau, en fronçant les sourcils, l’air de me dire maintenant : « OK, votre amie est handicapée mentale. Vous êtes probablement venues me voir après une levée de fonds en lien avec sa déficience intellectuelle… » Simonaque, Coriande ! Décroche ! Les filles, impuissantes également, restent passives. J’encourage Cori, et lui parle comme si elle était vraiment déficiente, en lui tirant légèrement le bras.

— On y va maintenant, allez…

Elle lâche prise, gémit un dernier « Louis… » et me suit en le regardant par-dessus son épaule. Cibole, la chaîne a vraiment débarquée ! Elle ne s’en remettra jamais. Atteinte de la Louis-José-Houdite aiguë !

En sortant avec un regard béat de la salle de spectacle, elle commente leur rencontre :

— Ç’a vraiment cliqué, nous deux !

— Eille ! que je fais pour tout commentaire.

— Ç’aurait été le fun que tu ne lui arraches pas le bras !

— J’ai craint que tu t’évanouisses…, ajoute Sacha.

— J’t’en amour !

Est-ce que notre sortie aura été positive ou négative pour elle ? Je ne sais pas…