Procès criminel dans la garde-robe

Après être passée saluer mon chum en après-midi, j’arrive finalement chez mes parents, à Danville. Mon frère s’y trouve déjà. Bon, quelle attitude adopter ? Froide et distante ? Non, je ne peux pas. Enjouée et joviale ? Non plus, je suis tout de même déçue de sa performance générale depuis le début de cette saga. Neutre, Mali. Neutre !

Lorsque je mets les pieds dans la maison, mon père semble visiblement trop content de voir sa famille ainsi réunie. Il gambade de joie et gesticule dans tous les sens ; il parle vite. Il peut vraiment ressembler à Louis-José Houde, des fois. J’embrasse mon frère en le regardant à peine. Bon. Méchant air neutre ! J’ai plutôt l’air d’une fille en beau maudit. Bien quoi ? Je suis en beau maudit (et, tout compte fait, pas très douée pour faire semblant). Il le sait. Ça paraît. On se connaît depuis quand même un bout de temps ! Mon frère est un gars solide, il peut encaisser le coup durant tout un souper. Ma mère fait comme si de rien n’était. Un malaise ? Quel malaise ?

Après le repas, mes parents devinent aisément que nous devons nous parler ; ils débarrassent la table et font la vaisselle en discutant, comme si nous n’y étions pas. Je me saisis de mon verre de vin et monte à l’étage. Il me suit docilement. Quand on se connaît depuis tout ce temps, on a moins besoin de se parler pour se comprendre.

Sans trop réfléchir, je me dirige vers notre repaire secret : la garde-robe de sa chambre. Je m’accroupis pour y pénétrer et m’assois en lotus. Je semblerai plus zen lorsque je lui balancerai les reproches qui me brûlent les lèvres. Il prend docilement place devant moi.

— Si je me fie à ton appel de l’autre fois, tu commences par les insultes ou par les coups portés au visage ?

— Les deux en même temps, ça te va ?

Il soupire. J’enchaîne en douceur (pfft…) :

— C’est quoi ton maudit problème, Chad ?

— D’accord, tu as eu sa version des faits depuis plus d’un mois… Veux-tu la mienne, maintenant ?

— Je t’écoute avec plaisir !

Il me raconte passablement la même histoire que Coriande. Dès qu’il a commencé à travailler là-bas, il n’avait qu’une semaine pour voir tout le monde à son retour. Coriande aurait aimé monopoliser toute son attention, mais c’était impossible. Elle a commencé à se montrer sur la défensive. Elle se plaignait, lui faisait des reproches sans arrêt.

— Je retournais là-bas et le premier coup de fil échangé était déjà truffé de reproches concernant mes vacances à venir ! Les bons moments étaient rares, je te jure. J’essayais de lui dire : « Coriande, comment veux-tu qu’on passe du bon temps ensemble quand t’es toujours enragée ? »

— Oui, mais tu ne peux pas avoir une vie de couple satisfaisante si tu vois ton chum deux fois par mois à la sauvette !

— Mali, c’est ça ma réalité pour un certain temps ; travailler là-bas comme un malade pendant trois semaines et revenir ici pour une semaine. Quand je reviens, j’ai le goût que ce soit le fun, de faire plein de choses ! Est-ce anormal ?

— T’as jamais été capable d’accorder une place prépondérante à tes blondes dans ta vie, de toute façon…

Notez que quand je parle à mon frère, je ne m’efforce pas à faire des phrases au « je ». Au diable la politesse !

— Bon, les grands sermons !

— C’est vrai ! C’est l’histoire de ta vie, Chad !

— Tu l’as dit, petite sœur ; de MA vie, pas de la tienne !

Ça s’envenime dangereusement…

— C’est que, moi, je ramasse ma chum de fille complètement à terre depuis des semaines…

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

En effet, je n’ai pas de réponse à cette question.

— Et c’est quoi ton attitude de : « Cori, la vie continue, la vie est belle… » ?

— J’ai pas dit ça de même pantoute. Quelle attitude tu voulais que j’adopte ? Que je pleure ?

— Que tu sois un peu plus compréhensif ; elle a beaucoup de peine.

— Tu voulais que je lui fasse croire que je souffre le martyre ? Que je pleure tous les soirs ? Ben, ce n’est pas vrai. Oui, j’ai de la peine, je suis déçu que ce soit terminé, je pense souvent à elle, mais non, je ne pleure pas. Je me suis même senti un peu libéré quand ç’a été officiellement terminé…

Grrr… Maudit homme !

Il poursuit :

— Quand elle est venue chez moi, j’ai tenté de la comprendre, j’ai pris le temps de l’écouter, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire de plus.

— C’est sûr que si tu vois déjà quelqu’un, c’est plus facile…

Voilà ! La bombe est larguée ! Dans une si petite garde-robe, c’est risqué. Il me dévisage en sourcillant. Il ne nie pas. Shit ! Il voit une autre fille ; c’est confirmé.

— Comment tu le sais ?

Ah ben ! Re-maudit homme ! Est-ce que je voulais vraiment le savoir ? Là est la question…

— C’est qui ?

— Une fille, là-bas. Elle a obtenu un contrat d’enseignement dans le mur de Fermont.

Ce n’est pas une fille d’ici, donc…

— Ostie ! T’as trompé Coriande !

— Non, Mali, je ne l’ai pas trompée…

— Et c’est à moi que tu veux faire avaler ce mensonge ?

— Je connaissais la fille depuis mon arrivée là-bas, mais il ne s’était rien passé avant tout récemment…

Je verbalise mes pensées précédentes :

— Maudit gars à marde !

— Quoi ? T’es en colère après moi ou tu vis des frustrations générales contre la race mâle au grand complet ? Désolé, mais je n’ai pas à payer pour ta mauvaise foi…

— Pfft !

Je suis vraiment en furie. Je respire trois bons coups. Silence dans la garde-robe. Je sape en prenant une bonne gorgée de vin rouge. Je regrette illico de lui avoir posé la question. Comprenez-vous la situation délicate ? Je ne voulais vraiment pas le savoir, dans le fond.

— Et moi ? Je suis censée faire quoi, maintenant que je suis prise entre l’arbre et l’écorce ? que je demande, les bras ouverts.

— Tu veux me renier ? Changer ton nom de famille pour ne plus être ma sœur ? Vas-y !

— Non, je parle du fait que je sais maintenant officiellement que tu vois quelqu’un d’autre…

— Coriande n’est pas obligée de l’apprendre.

— Eille ! C’est une de mes meilleures chums de fille ! Tu penses que je peux tout bonnement ne rien lui dire et faire semblant que je ne sais rien ?

— Tu crois que ça lui ferait du bien d’apprendre ce détail maintenant ?

« Ce détail » ? Vive la minimisation !

— Et toi ? Tu crois que je peux mentir comme ça à mon amie, portée par le vent ?

— Écoute, Mali, TU m’as posé une question, et j’y ai répondu. T’avais juste à ne rien me demander si tu ne voulais pas savoir !

En effet… Je fais quoi, moi, maintenant ? Je ne peux pas le dire à Cori ? Voyons donc ! Elle mourrait devant moi ! Impasse titanesque.

— T’as fini, là ? À t’entendre, je suis un monstre qui aime faire mal aux gens. Je pense que j’en ai assez pour ce soir ! En plus de Coriande qui a officiellement statué que je suis un trou de cul… disons que j’en ai ma claque !

— De quoi tu parles ?

— Les textos me traitant de tous les pires noms entrent à profusion sur mon cell depuis hier.

Oh boy ! OK ! Coriande est passée à la phase suivante sans nous en parler.

Phase 4 : La vache enragée

Durant cette étape difficile, mais nécessaire, paraît-il, la personne endeuillée transformera sa peine en colère et portera des attaques à l’objet de sa souffrance (alias l’ex). Que ce soit sous forme de messages texte fielleux, de coups de téléphone haineux ou de lettres cinglantes, le message transmis sera généralement le même : « T’es un trou de cul de connard qui ne mérite pas de vivre ! » Cette étape envenime souvent de façon irréversible les rapports entre les ex-conjoints. Bien triste lorsque le couple a des enfants. On estime par contre que cette phase s’avère incontournable pour effectuer une coupure définitive. Je n’en suis pas convaincue, mais bon… Certaines personnes vivront à peine cette étape, tandis que d’autres offriront une performance impressionnante en s’y lovant pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. C’est en fait une réaction défensive orchestrée par le sentiment de rejet (si difficile à gérer). À ce niveau de cheminement dans le processus de deuil, la personne peut régressée dans toutes les phases précédentes de façon plus ou moins aléatoire. J’espère que Cori ne stagnera pas en phase 4 trop longtemps.

— Donc, voilà, je suis un trou de cul, il paraît ! Est-ce que l’on peut passer à autre chose maintenant ?

Vraiment, c’est de famille de se sentir minable de ce temps-là ! Il se redresse pour sortir. Je ne le retiens pas. J’en ai plein mes bottes aussi. La coupe est pleine (même si la mienne est vide). Je reste là un moment, toute seule, accroupie avec mon malheur. Je devrai mentir à Coriande. Je ne peux pas le croire. Mais il est impensable que je lui dise maintenant. Que feriez-vous à ma place ? J’aimerais que ma vie soit un roman interactif : « Donc Mme Allison, que répondez-vous à la question ? Hum… Je vais prendre “l’appel à un lecteur” pour choisir. À moins que j’utilise mon “ ricochet à un autre auteur ”… »

Je n’ai pas le choix ; je dois faire du déni. Je n’ai rien entendu… Chad ne m’a rien dit… La discussion précédente n’a pas eu lieu… Pourquoi Françoise m’a-t-elle mis la puce à l’oreille, aussi ? Je n’aurais jamais ouvert cette porte sinon.