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RENCONTRE D’ESPRITS

OWEN TRAQUEMORT, ce héros remarquable et rebelle malgré lui, se tenait à l’entrée de la cité hadénienne, au fonddes entrailles du monde des Garous, et tapait impatiemment du pied. Il attendait Hazel d’Ark depuis un moment déjà et il était prêt à l’attendre encore longtemps s’il le fallait : Hazel avait tendance à se faire beaucoup désirer ces derniers temps. Pour quelqu’un qui se montrait toujours pressé, la jeune femme avait une notion étonnamment vague du temps qui passe et de la ponctualité, surtout en ce qui la concernait ; elle serait sans doute en retard à ses propres funérailles si cela devait lui permettre d’avoir le dernier mot. Il était prévu qu’elle se joigne à Owen pour se téléporter à bord du Dernier Bastion qui gravitait toujours autour du monde des Garous, mais pour l’instant elle vaquait dans la cité hadénienne à une occupation dont elle ne voulait rien dire ; il ne restait plus au jeune homme qu’à rester planté, aussi inutile qu’un bouquet en trop à un mariage, et à l’attendre. Il savait qu’elle se trouvait dans la cité ; il percevait sa présence grâce au lien mental qui les unissait. Toutefois, depuis peu, ce lien était devenu flou, comme brouillé par un écran placé entre eux, et Owen était convaincu que ce phénomène était en relation avec les excursions qu’elle effectuait de temps à autre dans la cité hadénienne. Peut-être découvrirait-il le pot aux roses cette fois-ci.

Il regarda d’un air sombre la montre implantée dans son poignet et soupira. Là-haut, en orbite, dans la grand-salle du Dernier Bastion, à la fois antique forteresse de pierre et vaisseau stellaire extrêmement puissant, les représentants des rebelles et des combattants de la liberté venus des quatre coins de l’Empire se réunissaient en conseil pour décider de la forme et de l’avenir de la révolution qui se préparait ; et lui, pendant ce temps, restait coincé dans une pénombre sinistre parce qu’il devait attendre Hazel ! Il aurait pu partir sans elle – elle le lui avait même conseillé avec insistance – mais il n’en était pas question : elle mijotait quelque chose et il tenait à savoir quoi. Il l’aimait, certes, mais il n’avait aucune confiance en elle : elle avait pratiqué la piraterie et le trafic de clones bien avant d’endosser la respectabilité douteuse de la rébellion. Et puis elle ne se comportait pas comme d’habitude : elle était imprévisible, elle passait d’une seconde à l’autre de l’exaltation à la dépression, et elle se montrait distraite et le regard vague quand elle n’était pas d’humeur massacrante. Ces sautes d’humeur n’étaient pas inusitées chez elle, mais elles s’étaient nettement aggravées depuis peu, au point d’inquiéter Owen. Peut-être fallait-il y voir la réaction à une existence de rebelle, à une vie où l’on se tient toujours sur ses gardes, ou bien un effet des nombreuses modifications que le Labyrinthe de la folie avait opérées chez elle. Quoi qu’il en fût, s’il voulait l’aider, il devait savoir de quoi il s’agissait, et voilà pourquoi il était prêt à l’attendre, jusqu’à la fin des temps si nécessaire, pour découvrir ce qu’elle manigançait.

La cité hadénienne s’étendait devant lui, agglomérat luisant de métal et de verre miroitant au cœur d’une gigantesque caverne ; Owen distinguait des tours, des passerelles suspendues et des bâtiments trapus aux angles nets irradiant une vive clarté qui repoussait les ombres inquiétantes de l’immense cavité. La ville avait été bâtie par les premiers Hadéniens, des siècles plus tôt, et dans son berceau dépourvu d’humanité ils avaient crû et s’étaient multipliés, innombrables et magnifiques. Ils l’avaient quittée pour mener leur guerre contre l’homme et la plupart n’y étaient jamais revenus. Les rares qui étaient rentrés, défaits et désorientés, avaient décidé de chercher le sommeil dans le Tombeau des Hadéniens en attendant le jour où ils reprendraient leur ascension vers la gloire ; et, pendant qu’ils dormaient, la cité s’était entretenue elle-même, jusqu’à sa destruction récente sous les coups rugissants des canons à énergie du groupe d’assaut du capitaine Silence. Il n’en était plus resté que ruines et décombres, débris à l’éclat éteint d’une majesté disparue.

À présent réveillés, les Hadéniens s’occupaient de la réparer et de la reconstruire, et la cité revenait lentement à la vie, lumineuse et scintillante. Un des hommes renforcés avait emmené Owen et Hazel en faire une courte visite, et, rien qu’à voir de près les structures énigmatiques aux formes anormales, le jeune Traquemort avait eu la chair de poule. Les édifices avaient été conçus sans égards pour le confort ni la logique des humains, et leur fonction demeurait hermétique et mystérieuse. Il y régnait un silence contre nature, inquiétant, que ne troublait ni conversation ni bruit de machine en marche. Aucun bâtiment n’était exactement semblable aux autres, et partout on ne voyait que des structures inintelligibles et des angles déconcertants, comme dans les cités menaçantes qu’on entraperçoit dans les cauchemars aux heures les plus noires de la nuit. Le seul fait de se promener dans la ville avait donné à Owen et Hazel une migraine de tous les diables, et ils étaient ressortis dès que la politesse le leur avait permis. Owen n’y avait plus jamais remis les pieds ; mais Hazel y était retournée, elle.

Un brusque frisson d’angoisse parcourut Owen alors qu’il regardait la cité : à un niveau primitif, il avait la conviction qu’elle le savait là et qu’elle l’observait elle aussi par mille yeux invisibles. Les Hadéniens étaient partout, occupés à des tâches dont nul ne connaissait la nature, allant et venant comme des fourmis dans leur nid pour remplir des missions inconnues, et toujours, toujours en silence ; ils travaillaient à l’unisson, reliés entre eux par une communication inaccessible aux humains, et formaient un Gestalt, un esprit unique plus grand que la somme de ses parties, qui œuvrait à un but indiscernable par la pensée humaine. Gilles Traquemort, l’ancêtre révéré d’Owen, postulait que la cité pouvait représenter l’expression physique de cet esprit de groupe et qu’une fois sa reconstruction terminée ses habitants aussi seraient achevés.

Owen n’avait connu qu’un seul Hadénien auparavant, Tobias Lune, qui avait vécu si longtemps parmi les hommes qu’il en était presque devenu un lui-même, à son grand dégoût. Il avait péri en voulant libérer les siens de leur Tombeau et n’avait pas assisté à leur grand réveil ; c’était Owen qui les avait finalement tirés du sommeil, et il ne se passait pas une journée sans qu’il se demande s’il avait bien fait. Les Hadéniens avaient réparé Lune mais, bien que son organisme fonctionnât désormais à la perfection, il n’avait jamais récupéré l’esprit ni les souvenirs de Tobias Lune ; ils étaient perdus pour toujours, et Owen ne parvenait pas à s’en attrister. Les morts doivent rester morts.

« Si Hazel s’attarde encore là-dedans, il va falloir envoyer une patrouille à sa recherche, murmura l’IA Ozymandias à son oreille.

— Il me semble te l’avoir déjà dit, répondit le jeune homme : je ne te parle pas. J’ignore qui tu es ou ce que tu es, mais tu n’es pas mon Oz. Je l’ai détruit.

— Tu n’en es pas passé loin, fit Oz d’un ton calme, mais c’est raté : je suis toujours là. Je regrette vivement que tu refuses de m’écouter. C’est ton bien qui me tient à cœur.

— Tu n’as pas de cœur.

— Qu’il est tatillon ! Ne prends pas tes grands airs avec moi, Owen. Tu es peut-être un héros et le nouvel espoir de la rébellion aujourd’hui, mais je t’ai connu à l’époque où tu ne pensais qu’à faire la grasse matinée et à choisir le vin qui accompagnerait ton dîner. Je n’ai pas l’intention de laisser ta réussite actuelle te monter à la tête.

— Si tu es vraiment Oz, dit Owen malgré lui, comment se fait-il que je sois le seul à t’entendre ? Si tu passes par mon canal com, d’autres que moi devraient te capter.

— Je ne sais pas. Je ne suis qu’un ordinateur. C’est vrai, il m’est arrivé un événement bizarre, mais je suis revenu. Tu as le droit d’applaudir.

— Tu étais un mouchard de l’Empire. Je te faisais confiance, je comptais sur toi depuis mon enfance, et toi tu m’as trahi. Tu as introduit des ordres post-hypnotiques dans ma tête et tu as essayé de m’obliger à tuer mes amis.

— J’étais programmé ainsi ; je n’avais pas le choix. Mais c’est du passé, tout ça, et, si je connaissais des mots-clés pour déclencher tes ordres, je les ai oubliés. Ils faisaient peut-être partie d’une surcouche logicielle que m’avait greffée l’Empire et que tu as détruite avec tes nouvelles capacités mentales. Personnellement, je suis ravi que tu sois devenu un rebelle : tu n’étais pas très doué comme aristocrate ; en outre, j’aimerais bien voir l’Empire prendre une raclée ; il s’est servi de moi pour te faire du mal et je ne veux pas que ça se reproduise. »

Owen ne répondit pas. Une partie de lui-même avait envie de croire qu’il avait bel et bien affaire à Oz, à son ami ressuscité, mais il l’avait senti mourir dans son esprit, s’évanouir dans une obscurité sans fin. Alors, si cette voix n’était pas la sienne, à qui appartenait-elle ? À une autre IA branchée sur lui par les anciennes connexions d’Oz ? À une entité inconnue qu’il avait récoltée en traversant le Labyrinthe de la folie ? Ou bien sombrait-il simplement dans la démence sous la pression de son rôle de chef de la nouvelle rébellion ? Et, dans ce cas, devait-il en faire part aux autres ?

« Je ne sais pas qui tu es, mais tais-toi, dit-il enfin. J’ai bien assez de soucis comme ça.

— C’est toi qui vois, répondit Oz d’un ton serein. Fais-moi signe si tu changes d’avis ; en attendant, je vais me tourner les pouces en comptant les électrons. »

Owen resta un moment attentif, mais le silence régnait dans sa tête. Le seul bruit qu’il entendait provenait de derrière lui, où des Hadéniens s’activaient à réparer des dommages sans gravité sur le vaisseau d’or qui l’avait ramené de Golgotha ; apparemment, il s’agissait simplement de taper comme des sourds sur l’aileron arrière avec de gros marteaux et beaucoup d’enthousiasme. Pour sa part, Owen aurait été bien en peine de repérer le moindre accroc dans la coque ou à l’intérieur du bâtiment, mais les hommes renforcés étaient ainsi : il fallait toujours qu’ils travaillent, qu’ils réparent et qu’ils améliorent, sans cesse en quête de perfection. Owen parcourut du regard le navire et vit deux femmes, sosies parfaits, sortir de la soute ouverte dans le ventre du vaisseau. Il les salua poliment de la tête quand elles se dirigèrent vers lui : c’étaient les Stevie Blue, clones espsis et représentantes de la résistance de Golgotha. Chaque fois qu’il les regardait, il ne pouvait s’empêcher de songer à la troisième Stevie Blue qui avait péri pendant leur évasion de l’administration des Impôts malgré ses efforts pour la sauver. Tous ses nouveaux pouvoirs, ses nouvelles facultés, ne lui permettaient pas de préserver une vie quand il le fallait. Les Blue étaient à la fois épouses, sœurs et clones les unes des autres ; elles partageaient une relation plus forte et plus intime qu’Owen n’était en mesure d’imaginer. Que ressent-on quand meurt un tiers de soi-même ? Elles s’arrêtèrent devant lui et inclinèrent la tête avec respect.

« Salut, dit celle de gauche. Je suis Stevie Une ; elle, c’est Stevie Trois. Ne nous confondez pas, ça nous énerve.

— Mes condoléances pour… Stevie Deux, répondit Owen. J’aurais voulu pouvoir la sauver.

— Vous avez risqué votre vie pour elle, fit Stevie Une, pour une espsi et une clone que vous connaissiez à peine. La plupart des gens n’en auraient pas fait la moitié.

— Sa mort sera vengée, dit le jeune homme, si ça peut vous consoler.

— C’est mieux que rien », répondit Stevie Une, et sa sœur acquiesça de la tête. La première jeta un coup d’œil par-dessus son épaule aux Hadéniens en train de travailler. « Ces types sont horribles, vous ne trouvez pas ? J’ai connu des distributeurs automatiques plus humains et des ascenseurs parlants qui avaient plus de personnalité. Ils me flanquent les foies.

— Exact, dit Stevie Trois. En plus, on a l’air de les passionner. Je n’ai jamais vu personne s’intéresser autant à moi sans chercher à me grimper dans le falzar. Si j’ai bien compris, les clones espsis n’existaient pas de leur temps ; ils nous proposent sans arrêt, très poliment, de visiter leurs laboratoires, mais j’ai la nette impression qu’ils aimeraient bien nous démonter pour voir comment on fonctionne – littéralement.

— Vous avez sans doute raison, fit Owen. Ils se sont emparés de plusieurs wampyres de la force impériale qui a débarqué ici et on ne les a plus jamais revus.

— Et merde ! dit Stevie Une. En voilà un qui s’amène. »

En effet, un Hadénien se dirigeait vers eux à grandes enjambées. Owen avait-il déjà eu affaire à lui ? Il n’en savait rien ; à ses yeux, ils se ressemblaient tous. Grand, doté d’une musculature parfaite, l’homme renforcé se déplaçait avec une grâce exquise, et ses yeux brillaient comme le soleil. À la fois humain et machine, il était plus que la somme des deux, et, à l’instar de tous ses semblables, quand il avait une idée dans la tête, il ne l’avait pas ailleurs. Les Blue échangèrent un regard, puis Stevie Une sortit une pièce de monnaie et la jeta en l’air.

« Face », dit Stevie Trois. Sa sœur rattrapa la pièce et la plaqua sur le dos de sa main. Stevie Trois regarda le résultat et se renfrogna. « Zut !

— C’est toi qui t’y colles », fit sa jumelle, et elles se tournèrent vers le Hadénien avec la même expression glacée.

L’homme renforcé s’arrêta devant elles, parfaitement campé sur ses jambes, et, quand il parla, sa voix bourdonnante était calme et posée. « Vous devez vous soumettre à des examens. Il est nécessaire que nous comprenions les changements qui se sont opérés dans l’humanité pendant notre absence.

— On n’est pas des cobayes, répondit Stevie Une.

— Exact », renchérit Stevie Trois. Des flammes bleues jaillirent d’elle soudain et dansèrent sur toute sa personne sans l’affecter. Owen et Stevie Une s’écartèrent d’un pas, les mains levées pour protéger leur visage de la chaleur qui faisait ondoyer l’air. Le Hadénien ne bougea pas, apparemment insensible à la température. Avec un sourire féroce, Stevie Trois accrut la puissance des flammes, et des gouttes de sueur se mirent à perler sur le visage impassible du Hadénien.

« Je suis ravie que nous ayons pu bavarder, dit Stevie Trois. Maintenant, dégagez ou je vous soude les jambes. »

L’homme renforcé réfléchit. Des marques noires de brûlure commençaient à s’étendre sur le tissu de sa robe. Soudain, il fit un pas en avant et regarda Stevie Trois sans ciller. De près, la lumière de ses yeux était presque aveuglante. « Nous en reparlerons à une date ultérieure.

— C’est ça, répliqua la jeune clone en se retenant de reculer. Plus tard. »

Sans hâte, le Hadénien fit demi-tour et repartit vers la cité de verre et de métal luisant. Owen et les deux Stevie Blue le suivirent du regard sans rien dire tant qu’ils ne furent pas certains de n’être pas entendus. Le jeune homme se tourna vers Stevie Trois en agitant la main pour dissiper l’air brûlant.

« Vous ne pourriez pas baisser le chauffage ? demanda-t-il. Il commence à faire étouffant dans le coin.

— Pardon », fit la clone, et les flammes bondissantes qui la nimbaient disparurent aussi brusquement qu’elles s’étaient allumées. « Quand je pense que nous sommes alliés avec les renforcés ! Ils ne sont même pas humains !

— Il y en a qui en disent autant de nous, observa Stevie Une.

— Pas devant moi, en tout cas, rétorqua Stevie Trois. Il n’y a pas de comparaison entre eux et nous : malgré toutes nos différences, nous, on a été enfantées, pas fabriquées.

— Allons à la réunion, dit sa sœur avec diplomatie. Nous sommes déjà en retard. Vous venez aussi, Traquemort ?

— Un peu plus tard. Ne m’attendez pas. »

Les deux clones espsis acquiescèrent à l’unisson du même mouvement de la tête, puis toute expression s’effaça de leur visage tandis qu’elles contactaient le Dernier Bastion par le biais de leurs implants com. Elles disparurent et l’air se rua dans l’espace soudain vide avec un claquement de tonnerre. Owen battit des paupières, impressionné. Ce genre de téléportation exigeait une énergie considérable, ce qui expliquait en partie que l’usage n’en fût pas plus répandu dans l’Empire ; il revenait moins cher d’employer des espsis, qu’il était en outre plus facile de contrôler. De plus, il aurait été inacceptable qu’une commodité aussi utile fût accessible à la roture ; à quoi bon appartenir à l’aristocratie si l’on n’avait aucun privilège ? Owen plissa le front. Le Dernier Bastion consommait de grandes quantités d’énergie ces temps-ci, et ses ressources, certes énormes, n’en étaient pas inépuisables pour autant. Cependant, cela ne le regardait pas ; ce qui le regardait se trouvait encore quelque part dans la cité hadénienne et prenait tout son temps pour en ressortir. Il parcourut des yeux la ville luisante, consulta de nouveau sa montre et jura tout bas. Il ne pouvait plus attendre ; il devait aller chercher Hazel.

Bien sûr, elle pouvait avoir eu un accident, mais c’était peu probable : il l’aurait su. Tous ceux qui avaient traversé la mystérieuse structure extraterrestre connue sous le nom de Labyrinthe de la folie en étaient ressortis changés tant au plan physique que mental ; ils partageaient désormais, à un niveau obscur et fondamental de leur être, un lien que rien ne pouvait rompre et surtout pas l’éloignement. Owen se concentra et se laissa sombrer dans son cerveau primitif, dans le sous-esprit, et il y trouva ses compagnons. Jack Hasard, Rubis Voyage et son ancêtre Gilles s’étaient déjà téléportés dans le Dernier Bastion ; Hazel se trouvait toujours dans la cité, à peu de distance de lui. Il focalisa son attention sur elle et détermina sa position précise. Oui, elle était tout près ; il pouvait la rejoindre à pied. Il lui suffisait de pénétrer dans la ville la plus incompréhensible et la plus inquiétante qu’il connût. Et merde ! songea-t-il avec calme. Il redressa les épaules, vérifia que ses armes étaient bien à leur place et s’avança dans la cité luisante.

Les constructions aux formes étranges se dressaient tout autour de lui, irradiant une lueur argentée qui ne vacillait pas et le perturbait d’une façon qu’il ne s’expliquait pas. Il finit par s’apercevoir que, malgré la débauche de lumière, il n’y avait d’ombre nulle part, rien que cette luminosité sans fin qui ne dissimulait rien. Il sentait des mouvements d’air froid sur sa peau, comme la caresse de spectres de passage, et l’éclat implacable de la lumière commençait à faire poindre une migraine derrière ses yeux, à moins que ce ne fussent les bâtiments qui l’entouraient. Leurs dimensions étaient anormales, déformées, et donnaient l’impression d’aller à l’encontre de la nature, comme un triangle dont la somme des angles eût dépassé les cent quatre-vingts degrés. Nouvelle preuve, s’il en fallait, que les Hadéniens n’étaient pas humains ; aucun homme ne pouvait survivre longtemps dans cette cité en conservant toute sa santé mentale. Que pouvait-elle donc receler de si important pour qu’Hazel s’enfonce dans ses monstrueuses entrailles et s’y attarde alors que tous ses instincts devaient lui hurler de s’enfuir ?

Plus Owen s’avançait dans la ville, plus il faisait froid et plus l’air se raréfiait, comme s’il gravissait une montagne élevée. Il percevait une odeur d’ozone et d’autres substances chimiques qu’il n’arrivait pas à identifier, et un battement sourd et constant, si bas et si peu audible qu’il le sentait par ses os autant qu’il l’entendait par ses oreilles, comme les lentes pulsations d’un cœur gigantesque. Il y avait des Hadéniens partout qui travaillaient, pilotaient des machines étranges ou marchaient sans hâte dans les larges avenues ; certains ne faisaient rien, immobiles, le regard fixe, comme s’ils attendaient des instructions. Aucun ne parlait ; ils étaient reliés entre eux à un niveau qui se situait au-delà de la parole. Aucun non plus ne se retournait sur le passage d’Owen, mais il se savait surveillé ; tant qu’il ne touchait à rien et ne gênait pas le travail des Hadéniens, il ne risquait sans doute pas grand-chose : ils manifestaient le plus grand respect à l’homme qui les avait tirés de leur Tombeau, ils l’appelaient le Rédempteur et lui rendaient grâces, mais lui se gardait bien de profiter de la situation. Ils devaient simplement lui passer de la pommade. Il était humain, eux ne l’étaient pas, et, s’il les dérangeait ou furetait là où il n’aurait pas dû, les hommes renforcés se débarrasseraient de lui sans plus de scrupules qu’on en ressent à écraser un moucheron agaçant. Il avançait donc d’un air neutre au milieu des rues en regardant droit devant lui, le dos parcouru d’un picotement né de la pression d’innombrables yeux aux aguets, la main posée sur sa ceinture juste à côté de son disrupteur. Hazel avait intérêt à lui fournir un motif en béton pour s’attarder dans ce bled…

Il la découvrit dans une rue secondaire ; elle ne se dissimulait pas, mais elle n’était pas non plus immédiatement visible. Elle parlait avec un Hadénien et ne réagit pas à l’approche d’Owen. L’homme renforcé lui remit une petite bouteille métallique qu’elle fit promptement disparaître dans une poche ; alors seulement elle daigna se retourner vers Owen, l’air mauvais. Le Hadénien s’éloigna sans un regard au jeune homme.

« Qu’est-ce que vous foutez ici, l’aristo ? demanda Hazel d’une voix glaciale qu’Owen ne lui connaissait pas.

— Je pourrais vous retourner la question, répondit-il d’un ton désinvolte. Vous n’avez pas oublié qu’on nous attend à une réunion du conseil à bord du Dernier Bastion ? Ça ne fera pas bonne impression si nous ne nous y présentons pas ; nous faisons partie des invités d’honneur. »

Hazel haussa les épaules. « Allez-y seul. On n’a pas besoin de moi là-haut. La planification, ce n’est pas mon fort.

— J’avais remarqué. Mais on nous a demandés instamment tous les deux ; question de relations publiques surtout : on veut montrer nos têtes à ceux qui envisagent de nous accorder leur soutien et leur appui financier. De quoi parliez-vous, le Hadénien et vous ?

— Vous ne l’avez pas reconnu ? C’était Lune. »

Owen chercha vivement des yeux la silhouette de l’homme renforcé, mais il avait déjà disparu, perdu parmi la masse anonyme de ses semblables. Le jeune homme ramena son regard sur Hazel.

« Non, je ne l’ai pas reconnu. Comment avez-vous fait pour le retrouver ? Il ressemble aux autres maintenant.

— C’est lui qui m’a retrouvée.

— Est-ce que… est-ce qu’il se souvenait de vous ?

— Pas vraiment. Il m’a reconnue parce que vous et moi sommes inclus dans la programmation des Hadéniens. Mais Tobias Lune n’existe plus. Il ne reste rien de celui que nous avons connu. » Elle eut un petit haussement d’épaules. « Ce n’est pas grave ; on n’était pas intimes, de toute façon. »

Owen hocha la tête sans répondre. Il ne ferait qu’embarrasser Hazel s’il l’obligeait à avouer que c’était son affection pour Lune qui l’avait poussée à le chercher dans une cité où la plupart des gens refuseraient d’entrer sans un canon : elle aimait à se croire au-dessus de telles faiblesses. « Que contient la flasque qu’il vous a remise ? demanda-t-il pour changer de sujet.

— Arrêtez de me poser des questions, l’aristo. Mes affaires, ce sont mes affaires. Allez, on y va ; on nous attend à une réunion, non ? »

Ah, les femmes ! se dit Owen en gardant prudemment cette exclamation pour lui. Tout ça parce qu’elle s’était laissée aller un instant à exprimer une émotion ! Le ciel préserve Hazel d’Ark d’être surprise autrement que dans son rôle de pirate inflexible au cœur de pierre ! Il lui fit signe de passer devant et ils se mirent en route dans la cité hadénienne. Aucun des hommes renforcés ne leva les yeux de son travail sur leur passage.

« Ils vont avoir du boulot pour attirer le touriste, fit Hazel. Pas de bar, pas de point de vue et une ambiance à chier.

— Ouais, répondit Owen. Peut-être qu’en installant un zoo qui servirait de lieu de rendez-vous pour les amoureux…

— Marcherait pas. À tous les coups, ils enfermeraient des humains dans les cages. » Hazel s’interrompit et jeta un regard oblique à son compagnon. « Ça ne vous titille pas quelque part de les voir tous bien polis et fréquentables ? Quand même, ces gens-là – et j’emploie ce mot dans son sens le plus large – étaient les ennemis officiels de l’humanité ; on disait que, quand on rencontrait un Hadénien, c’était la dernière chose qu’on voyait. Pourquoi contribuent-ils à notre rébellion ? Qu’espèrent-ils y gagner ?

— Des conflits entre humains, je suppose ; toujours la même vieille méthode : diviser pour vaincre. Non seulement ils participent à la chute de l’Empire, mais ils en profitent aussi pour affiner leurs techniques de combat. Il faudra surveiller nos arrières et nous assurer que Haden n’acquiert pas trop de pouvoir, parce que nous n’y arriverons jamais sans eux, Hazel. Nous n’avons qu’eux à opposer aux armées impériales.

— Et s’ils s’étaient alliés à nous simplement pour repérer nos points faibles et nous tomber dessus une fois l’Empire abattu ?

— Dans ce cas, nous devrons nous interposer, vous et moi, pour les remettre à leur place, répondit Owen avec calme. C’est notre boulot, vous le savez bien. C’est nous les héros.

— Les héros, ouais, c’est ça », fit Hazel.

 

 

*

 

 

Quand ils se furent téléportés dans la grand-salle du Dernier Bastion, ils constatèrent que tous les autres participants étaient déjà arrivés. La pièce était immense, plus vaste encore que celle du Bastion d’Owen sur Virimonde, et pourtant elle était bourrée à craquer d’holos de gens qui bavardaient poliment. Tous ceux qui avaient un intérêt dans la rébellion avaient envoyé des représentants holographiques, ne serait-ce que pour s’assurer de ne rien manquer d’important. Owen et Hazel se retrouvèrent coincés à la lisière de la foule, ce qui convenait parfaitement au jeune homme ; avant d’ouvrir la bouche, il tenait à se faire une idée de la fosse aux lions où il allait entrer. Il parcourut discrètement du regard les innombrables visages qui l’entouraient, mais la plupart lui étaient inconnus ; malgré tous leurs efforts, certains laissaient transparaître une expression d’effarement, voire d’inquiétude, devant les dimensions de la salle. Owen eut un léger sourire. Ils auraient dû se réjouir que la réunion y eût lieu : les Hadéniens voulaient qu’elle se tienne dans leur cité, mais les humains avaient promptement rejeté leur demande en arguant que leur ville fichait la frousse à tout le monde. Il n’y avait guère de sujets sur lesquels les cinq rebelles fussent d’accord, mais celui-là en était un ; Gilles, en particulier, s’était montré extrêmement ferme : il en avait la conviction, les Hadéniens ne se contentaient pas de reconstruire leur ville, ils travaillaient à des projets étrangers à l’intelligence humaine. Quoi qu’il en fût, ils avaient tous convenu qu’il valait mieux maintenir les hommes renforcés à l’écart des éventuels bailleurs de fonds ; les Hadéniens avaient néanmoins exigé d’envoyer un représentant en chair et en os, dont chacun restait à bonne distance, ce qui ne paraissait pas le déranger. Il tenait un verre de vin mais ne le portait jamais à sa bouche, et il souriait poliment à ceux qui passaient près de lui ; ce n’était pas un sourire très réussi mais, pour un Hadénien, ce n’était pas mal. Il s’était peut-être exercé devant un miroir.

Des centaines d’holos étaient présents, transmis des quatre coins de l’Empire par des successions de relais destinées à empêcher de remonter jusqu’à la source des signaux et mises en place par les cyber-rats de Golgotha. Celui qui tenterait de s’infiltrer dans le réseau perdrait rapidement la raison à essayer de suivre les émissions de relais en relais sans jamais parvenir à les rattraper. De nombreux représentants s’étaient laissé attirer par le nom de Jack Hasard ; le légendaire rebelle professionnel demeurait un puissant symbole, même si ses défaites l’emportaient largement sur ses victoires. Il tenait cour au milieu de la grand-salle, un sourire radieux aux lèvres, un mot aimable pour chacun ; Rubis Voyage ne le quittait pas d’une semelle, prête à montrer les dents si quelqu’un le serrait d’un peu trop près.

Pourtant, il faut avouer que bien des gens restaient choqués devant l’aspect de Jack. Les années et les revers de fortune ne lui avaient pas fait de cadeau, sans compter son séjour entre les mains des mentechs et des bourreaux impériaux qui avaient aussi laissé leurs marques sur lui. La légende de Jack Hasard s’était répandue dans tout l’Empire, mais elle s’appuyait surtout sur les holos de propagande qu’il avait fait circuler à une époque antérieure, en un temps où il accumulait les victoires. Il y avait avant, il y avait après, et Jack n’avait plus l’air d’un héros.

C’était un petit homme fluet qui approchait de la cinquantaine et paraissait vingt ans de plus. Son visage maigre et creusé de rides était surmonté par une tignasse grise et hirsute qui donnait l’impression qu’il l’avait taillée lui-même. Il avait été musclé autrefois, mais aujourd’hui, dans le meilleur des cas, on pouvait seulement le décrire comme sec et nerveux. Ses mains étaient couvertes de tavelures et elles tremblaient constamment. Il ne ressemblait plus à un guerrier de légende mais à un vieillard qu’on aurait dû mettre au lit depuis longtemps.

En revanche, Rubis Voyage évoquait un fauve mortellement dangereux, et son regard ne démentait pas cette impression. Elle était naguère la meilleure chasseuse de primes de Brumonde, ce qui n’était pas peu dire, et la plupart des gens l’évitaient encore davantage que le Hadénien ; ils ne craignaient pourtant rien en tant qu’holos, mais il leur suffisait d’un coup d’œil à Rubis pour se découvrir des motifs urgents de se trouver ailleurs. De taille moyenne, à la fois souple et musclée, elle portait une tenue de cuir luisant sous des fourrures d’un blanc douteux, et il ne faisait aucun doute qu’elle savait se servir du disrupteur et de l’épée qui pendaient à ses hanches. Elle avait le visage pâle et pointu, avec un regard noir qui ne vacillait jamais et un sourire farouche, le tout encadré par un casque de cheveux sombres et courts. On ne pouvait pas la dire jolie, mais il émanait d’elle une séduction obscure et dangereuse. Jack Hasard gagnait des points dans l’estime de ses interlocuteurs rien que parce qu’il parvenait à rester détendu en sa compagnie.

Owen et Hazel fendaient la foule sans hâte avec force sourires, salutations et exclamations de plaisir à la vue d’Untel ou d’Untel, en s’efforçant d’avoir l’air sincères. Ils faisaient aussi tout leur possible pour ne pas traverser les holos, mais la place manquait souvent. Owen possédait quelque expérience de la diplomatie et du mensonge, ce qui lui permettait de faire meilleure impression qu’Hazel, mais il devait reconnaître qu’elle s’appliquait. Au meilleur de sa forme, ce n’était pas la femme la plus sociable du monde, et, depuis peu, elle faisait montre d’une réserve et d’un caractère revêche pires que d’habitude. Avec précaution, Owen avait essayé de savoir ce qui n’allait pas, mais il avait battu en retraite devant son regard glacé et conservait depuis ses distances avec elle, comme tous ses compagnons, en la supposant simplement exaspérée de se trouver coincée sur une planète sinistre perdue à des années-lumière de toute civilisation. Hazel aimait les plaisirs de la vie et ne s’intéressait pas spécialement à la politique : elle se fichait royalement de ce qui ne se buvait pas, ne se mangeait pas ou ne donnait pas lieu à une bonne bagarre. Les deux jeunes gens achevèrent enfin de saluer les uns et les autres et se rendirent au bar que Gilles, prévenant, avait fait établir dans un coin de la salle. Owen posa un coude sur le comptoir et poussa un soupir, les joues douloureuses : il n’avait plus souri autant depuis des années. Hazel se laissa servir un verre bien tassé puis parcourut la foule du regard, la mine renfrognée.

« Vous reconnaissez des gens de la haute, là-dedans ? demanda-t-elle à mi-voix. Je l’aurais vraiment mauvaise d’avoir joué les chiens savants pour une bande de péquenots.

— Certains me sont familiers », répondit Owen avant de s’interrompre, les sourcils levés : le cru qu’il buvait était excellent. Le Bastion devait abriter une cave superbe. Hazel avala son verre d’un trait comme s’il s’agissait d’un rouge ordinaire. Owen fit une grimace puis reprit : « J’ai repéré une poignée de nobles mineurs, des délégués de plusieurs clans et groupes d’intérêts commerciaux, et quelques héros au petit pied. Aucun n’appartient à la catégorie de Jack, mais leur présence est bon signe ; ça veut dire qu’on nous prend au sérieux. Tiens, regardez là-bas ; vous savez qui c’est, n’est-ce pas ?

— Un peu, mon neveu, répondit Hazel : Topaze, de Brumonde, la seule espsi de première classe à devenir investigatrice, la Sirène la plus puissante qu’ait jamais connue l’Empire. Quand elle s’est révoltée et qu’elle s’est enfuie sur Brumonde, on a lancé une compagnie entière de fusiliers à ses trousses, et elle l’a mise en pièces. Elle a pratiquement sauvé la planète à elle toute seule quand des agents impériaux ont réussi à introduire Marie Typhoïde. Je ne la connais pas personnellement, et ça ne me manque pas vraiment. On la dit froide comme une banquise et deux fois plus dangereuse ; je ne me sens pas de taille contre elle.

— Pas de panique, dit Owen : elle est venue se joindre à notre camp.

— C’est vrai. Mais il vaudrait mieux éviter de la présenter à Rubis, si possible. »

Ils tournèrent tous deux la tête en entendant quelqu’un appeler Owen, et ils virent un personnage holographique s’approcher d’eux, un grand sourire aux lèvres. Vêtu de soieries aux couleurs si éclatantes qu’elles en paraissaient presque vivantes, il avait la silhouette rebondie, l’air prospère et très satisfait de lui-même. Il s’arrêta devant les deux jeunes gens, salua Owen d’une inclination du buste, puis Hazel d’un sourire et d’un hochement de tête. « Owen, mon cher petit ! Quel plaisir de vous retrouver !

— J’aurais dû m’attendre à vous voir ici, répondit l’intéressé. Vous n’êtes pas du genre à laisser filer une occasion, hein, Élias ? Hazel d’Ark, permettez-moi de vous présenter Élias Gutman, aventurier et profiteur, branche pourrie d’un arbre distingué. Sa famille lui verse régulièrement de l’argent contre la promesse de ne jamais rentrer chez lui. Il a collaboré avec mon père dans ses affaires les plus louches destinées à lever des fonds pour financer ses intrigues.

— Des affaires très louches mais très lucratives, précisa Gutman sans cesser de sourire. Je me réjouis de vous voir suivre les traces de votre père. Mes collègues et moi fondons de grands espoirs sur vous.

— Mon père n’a rien à voir avec ma présence ici, répliqua Owen, et Hazel lui jeta un coup d’œil, étonnée par son ton glacé. Je combats pour mes propres raisons, et je choisis moi-même mes amis et mes alliés. Apprenez ceci sur Élias Gutman, Hazel : il est impliqué dans tous les coups tordus et toutes les escroqueries de la moitié des planètes de l’Empire. Aucun marché ne le rebute au point de l’empêcher d’y prélever sa part, et les seules lois qu’il n’a pas enfreintes sont celles auxquelles il n’a pas encore été confronté. Il fait son beurre sur la souffrance d’autrui et il a sans doute autant de sang sur les mains que Lionnepierre elle-même. »

Gutman éclata d’un rire sonore. « Vous me flattez, mon cher petit ! Mais je ne suis qu’un homme d’affaires à l’affût du profit. Votre père n’a jamais trouvé à y redire.

— Je ne suis pas mon père.

— Je suis heureux de l’entendre. Ce cher homme a toujours été trop idéaliste pour son propre bien – beaucoup trop. Il n’a jamais pu se fourrer dans le crâne la première règle des affaires : ne jamais laisser les principes faire obstacle au profit. Il y a toujours beaucoup d’argent à ramasser en temps de guerre, et j’ai bien l’intention d’en prendre plus que ma part. Tâchez de ne pas vous faire couper l’herbe sous le pied, Owen ; vous risquez de vous apercevoir que les gens comme moi sont plus intéressants que vous pour une rébellion. Trouver des soutiens financiers n’est pas chose facile, tandis qu’il ne manque pas de nigauds pour jouer les héros. »

Il sourit, s’inclina et s’éloigna sans laisser à Owen le temps de lui renvoyer sa nasarde. Le jeune homme resta un moment immobile, bouillant de rage, puis il poussa un grand soupir. Il avait l’esprit de l’escalier et les réponses cinglantes lui venaient toujours trop tard. Mais il ne servait à rien de s’énerver si tôt ; il aurait sans doute des sujets d’exaspération beaucoup plus importants une fois ouverts le conseil et les véritables négociations.

Il prit congé d’Hazel en prétextant avoir reconnu quelqu’un et s’enfonça dans la foule. Il avait besoin d’un moment de solitude. Des visages familiers allaient et venaient autour de lui alors qu’il croisait les projections holos qui bavardaient entre elles, comme s’il était le seul hôte vivant d’une soirée de fantômes. On le saluait de la tête, on lui souriait, mais il feignait de ne rien voir ; il n’était pas d’humeur à jouer aux petits jeux de la politique. Soudain, des traits connus mais inattendus retinrent son attention, et il s’arrêta un instant pour observer l’homme au visage tatoué qui parlait avec Gilles. Apparemment, l’investigatrice Topaze n’était pas la seule représentante de Brumonde présente à la réunion. Owen avait rencontré l’homme du nom de Risque au Bureau d’information Abraxas de Brumonde, où de jeunes espsis captaient tout ce qui se disait ou se pensait sur la planète et le répétaient à qui payait le juste prix. L’un d’entre eux avait prétendu voir l’avenir d’Owen.

Tu abattras un empire et tout ce à quoi tu crois disparaîtra, pour un amour que tu ne connaîtras jamais. À la fin des fins, tu mourras seul, loin de tout secours, loin de tes amis.

Un froid soudain envahit le jeune homme, comme si on avait marché sur sa tombe. Verrait-il l’achèvement de la rébellion qu’il déclenchait ? Pouvait-il fuir pour échapper à son destin ? Il haussa les épaules, mal à l’aise. C’étaient son sens de l’honneur et ses convictions qui l’avaient mené au point où il en était et qui le conduiraient plus loin encore ; il appartenait à la rébellion désormais, quel qu’en soit le prix. Et puis Risque avait reconnu que les prédictions des espsis se révélaient aussi souvent fausses qu’exactes. Néanmoins, même si on lui avait présenté la preuve irréfutable qu’il allait mourir, Owen n’aurait rien modifié à ses actes passés ou à venir ; il avait vu les dessous corrompus de l’Empire et la souffrance des innombrables sur laquelle reposait l’opulence de quelques privilégiés, et il ne pouvait plus feindre l’ignorance. Il était devenu, à sa propre surprise, un homme d’honneur. Et qui savait s’il n’était pas un héros, en plus ? Mais peu importait : quoi qu’il dût en coûter, il assisterait à la chute de Lionnepierre avant de mourir.

Hazel d’Ark regarda Owen s’enfoncer dans la foule et serra les dents pour empêcher ses lèvres de trembler ; elle appuya durement ses bras croisés sur sa poitrine, les poings crispés. Le manque devenait difficilement supportable et sa maîtrise d’elle-même commençait à s’effriter. Heureusement qu’Owen l’avait laissée seule ! Combien de temps encore aurait-elle réussi à lui cacher son état ? D’un air aussi dégagé que possible, elle parcourut la salle des yeux : nul ne paraissait faire attention à elle. Par un effort de volonté, elle décroisa les bras et brida le tremblement de ses mains pendant qu’elle se servait un verre de vin ; rien de plus simple ensuite que de sortir la flasque de métal que le Hadénien lui avait remise, d’en dévisser le bouchon et de verser une goutte de sang dans la boisson.

Elle referma le flacon et le remit dans sa poche. Personne n’avait rien vu et, même si quelqu’un avait remarqué son manège, il ne l’aurait pas compris. Elle ne craignait rien, du moins pour le moment. Elle observa le vin dans son verre : il paraissait tout à fait normal, sans trace qui révélât que la goutte de sang se diffusait dans l’alcool. Elle fit tourner le liquide pour accélérer le processus puis, incapable d’attendre plus longtemps, elle avala une grande lampée et s’épanouit en sentant la chaleur du produit se répandre dans sa poitrine. Le sang était une substance puissante et une infime quantité suffisait à calmer le manque qui la consumait. Elle but le reste du vin plus lentement, et une douce radiance de bien-être l’envahit tout entière. Son sourire s’élargit encore. Elle se sentait solide, sûre d’elle, prête à se ruer toute seule à l’assaut de l’Empire ; plus important, elle se sentait redevenue humaine – du moins, autant qu’on peut l’être quand on est accro au sang de wampyre.

Les wampyres, hommes ajustés, devaient normalement former les nouvelles troupes de choc de l’Empire, destinées à remplacer celles des Hadéniens qui s’étaient révoltés. Pour fabriquer un wampyre, on prenait un homme ordinaire, on le tuait en le vidant de son sang et on le ressuscitait en lui injectant ensuite du sang artificiel. La créature qui en résultait était beaucoup plus puissante et rapide qu’un homme normal, et nettement plus difficile à abattre ; elle se montrait aussi très indocile et posait plus de problèmes qu’elle n’en valait la peine. Le projet avait donc été abandonné, quoique à regret. Mais certains avaient découvert entre-temps un usage inattendu du sang : il permettait un bien meilleur trip accompagné d’une sensation orgasmique bien plus forte qu’aucune autre drogue connue. Pendant un bref laps de temps, on devenait surhumain à l’instar d’un wampyre, et, avant que l’effet ne s’estompe tout à fait, on était prêt à tout pour le ressentir à nouveau. Le sang créait une dépendance immédiate.

Hazel l’avait découvert sur Brumonde, la planète rebelle, et elle s’était retrouvée prise au piège d’une relation qu’elle préférait oublier, avec un wampyre déserteur du nom d’Abbott qui l’avait initiée aux sombres délices du sang. Elle avait rompu le lien qui les unissait, mais il lui avait fallu plus longtemps pour se libérer de son intoxication ; elle avait même failli en mourir. Elle avait fini par s’en sortir, peut-être parce qu’elle refusait d’être l’esclave de quiconque, pas même de soi. Mais voici qu’elle avait repiqué au truc, et c’était la faute d’Owen : il l’avait entraînée dans la rébellion et n’avait pas remarqué qu’elle craquait peu à peu sous le stress de cette existence de fuyards en danger perpétuel et la pression des espoirs excessifs qui pesaient sur eux. Pour finir, elle avait dépassé le point de rupture et elle avait cédé. Elle n’avait jamais été quelqu’un de solide ; elle avait toujours eu besoin d’une béquille, même s’il fallait pour cela se rabattre sur l’alcool, la drogue ou une relation tordue.

Sur le monde des Garous, sans rien pour l’apaiser, elle avait cru devenir folle jusqu’au moment où elle s’était rappelé que les Hadéniens avaient récupéré la poignée de wampyres abandonnée sur place par les forces impériales. Passionnés par ces êtres conçus pour les remplacer, ils les avaient emmenés dans leur cité pour les étudier, et on n’en avait plus jamais revu un seul.

Hazel s’était donc rendue chez les Hadéniens et leur avait carrément exposé son problème. Les hommes renforcés s’étaient montrés extrêmement compréhensifs et ils lui fournissaient désormais tout le sang qu’elle désirait sous forme de petites doses, sans jamais évoquer aucun paiement. Ils finiraient par y venir, Hazel n’en doutait pas, mais, pour le présent, elle ne se sentait pas le courage de s’en inquiéter ni même de demander d’où provenait le sang : il levait le poids qui l’écrasait, et rien d’autre ne comptait. Un moment, elle avait songé que le turbo qu’elle tenait d’Owen pourrait servir de substitut, mais il ne durait pas assez longtemps et il n’était pas sans danger. C’était typique d’Owen : jamais là quand on avait vraiment besoin de lui ! Alors même qu’elle se faisait cette réflexion, elle la savait injuste, mais cela lui était égal : il lui fallait un bouc émissaire. Pour l’instant, nul n’était au courant de son problème à part les Hadéniens, lesquels avaient promis de garder bouche close. La vérité éclaterait un jour, inévitablement, mais plus tard, dans l’avenir, et Hazel avait déjà bien assez à faire pour affronter le présent.

La réunion finit par s’ouvrir sous la présidence de Jack Hasard. Debout sur une petite estrade afin que tous pussent le voir, il prit la parole. Peu impressionnant d’aspect, il était toutefois doté d’une voix forte et claire qui claquait comme un fouet et se combinait à une autorité naturelle et un don pour manier les mots. Peu à peu, un silence attentif se fit dans la salle tandis que Hasard remerciait ses auditeurs de leur venue, déclinait sa propre identité, présentait certaines des figures importantes de la rébellion naissante puis déclarait la discussion ouverte. Le premier à parler fut Élias Gutman, ce qui n’étonna pas grand monde.

« Avant tout, mes chers amis, j’aimerais profiter de l’occasion pour signaler que l’attaque de la rébellion contre l’administration centrale des Impôts et des Dîmes a été un fiasco total. À cause de nous, les défenses de Golgotha ne fonctionnaient plus quand le vaisseau extraterrestre est arrivé, et on nous fait porter la responsabilité des dégâts et des pertes en vies humaines qu’il a provoqués. Il sera d’autant plus difficile aujourd’hui d’obtenir le soutien du peuple à notre cause.

— Ce n’est pas juste ! s’exclama Hazel. On n’avait aucun moyen de savoir que ce vaisseau allait se pointer ! On a suivi le plan à la lettre, au péril de nos vies, ne l’oublions pas, et on a rempli toutes les missions qu’on nous avait confiées ! Si ça ne vous suffit pas, ne vous gênez pas pour mener vous-même la prochaine opération !

— Elle a raison, dit Owen. Voyez le bon côté de la situation : le système des impôts n’est plus qu’une pagaille inextricable, sans doute pour plusieurs années, et nous disposons désormais de milliards de crédits sur nos comptes secrets qui serviront à financer notre rébellion. Si elle se poursuit, ce sera grâce à nous, mettez-vous bien ça dans le crâne, espèce de petit crapaud ingrat !

— Évitons les échanges de noms d’oiseaux, s’il vous plaît, intervint Hasard ; autrement, les débats ne commenceront jamais. Nous pouvons tous convenir, je pense, que la mission sur Golgotha est tout de même une réussite relative parce que nous avons atteint les buts fixés. Il faudra seulement peaufiner un peu plus les prochaines afin de tenir compte de certaines… complications inattendues. En attendant, on se sert déjà des crédits que notre raid a rapportés pour monter des bases rebelles et des réseaux de résistance dans tout l’Empire ; cet argent nous permettra aussi d’acheter des vaisseaux, des armes et, si nécessaire, des compagnies de mercenaires. Certains d’entre vous ont sans doute du mal à avaler ce dernier point, mais il n’en est pas moins vrai que nous allons avoir besoin d’une force considérable d’hommes expérimentés à opposer aux régiments de Lionnepierre. Les Hadéniens nous ont promis très aimablement leur soutien inconditionnel sur le terrain, mais nous préférerions tous, je pense, ne pas dépendre de leur bon vouloir. N’oublions pas qu’il faut du temps pour transformer de simples combattants en soldats entraînés ; j’en sais quelque chose pour m’y être frotté moi-même à plusieurs reprises.

 »Quant aux extraterrestres… ils constituent un facteur inconnu ; nous nous occuperons d’eux quand ils s’occuperont de nous. Il faut nous concentrer sur l’ennemi que nous connaissons, et nous ne sommes pas dépourvus d’armes propres : deux clones espsis sont venus comme représentants de la résistance de Golgotha. Ils s’expriment au nom d’une armée de clones et d’espsis formés au combat, toujours sur le pied de guerre. L’investigatrice Topaze est ici comme porte-parole de Brumonde ; je n’ai pas besoin, naturellement, de vous la présenter ni de vous rappeler la valeur de la planète rebelle ; ses habitants forment une armée en eux-mêmes, prêts à servir pour peu qu’on parvienne à les faire tous marcher dans la même direction. »

Ces derniers mots déclenchèrent quelques rires étouffés. Les habitants de Brumonde étaient connus pour passer autant de temps à se battre entre eux que contre l’Empire ; mais qu’attendre d’autre d’une planète colonisée presque exclusivement par des escrocs, des rebelles et des agitateurs politiques ? Toutefois, les rires s’éteignirent promptement quand Topaze parcourut la foule d’un regard glacial. Hasard s’éclaircit la gorge, et Owen remarqua avec plaisir que l’assistance était suspendue à ses lèvres. À mesure qu’il s’échauffait, il retrouvait son assurance d’autrefois et, à l’entendre comme à le regarder, il se rapprochait davantage de l’image du révolutionnaire de légende qu’on se faisait de lui. Son vieil ami Alexandre Tempête se tenait à ses côtés et acquiesçait de la tête à chacun de ses propos. Les deux vieux frères d’armes étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, bouleversés de bonheur, lorsqu’ils s’étaient retrouvés, et, depuis, Tempête ne quittait plus Hasard d’une semelle, manifestant ainsi ostensiblement que son ami bénéficiait du soutien tacite de la résistance de Golgotha. Curieusement, malgré tout le charme du vieux rebelle, Rubis Voyage restait distante avec Tempête ; peut-être était-elle simplement jalouse de le voir détourner d’elle l’attention et l’affection de Hasard ? Owen ne put s’empêcher de sourire. Il avait encore du mal à comprendre ce que Rubis et Jack pouvaient bien se trouver, mais le fait était qu’ils paraissaient assez heureux ensemble. En tout cas, ils entretenaient de meilleures relations qu’Hazel et lui-même. Owen préféra chasser ce sujet de ses réflexions. On pouvait espérer pour Tempête qu’il finirait par conclure une trêve avec Rubis, sans quoi il avait des chances de se retrouver avec un poignard planté entre les omoplates – ou dans le sternum ; Rubis avait parfois une manière très directe d’exprimer ses sentiments.

« Tout cela est bien beau, dit Élias Gutman en s’avançant dans la foule pour lever vers Hasard un regard inflexible, mais nous n’avons toujours pas décidé qui allait diriger la rébellion. Chacun de nous ici a des désirs et des projets particuliers, et, même si notre but ultime reste le même, il va bien falloir que quelqu’un décide par quel moyen y parvenir. Mes associés et moi travaillons à la trahison et à la sédition depuis des dizaines d’années, et nous n’avons aucune envie de nous retrouver relégués en queue d’un convoi mené par des blancs-becs et des parvenus sous prétexte qu’ils ont quelques coups d’éclat à leur actif. Surtout, nous refusons de nous soumettre à un vieillard dont les meilleures années sont derrière lui. Vous êtes un homme du passé, Hasard, or c’est vers l’avenir que nous devons tourner nos regards. Malgré l’aura de gloire dont vous bénéficiez, on ne peut nier que toutes vos tentatives pour abattre l’Empire se sont soldées par des échecs. Il faut à la nouvelle rébellion mieux qu’un chef décati au charisme défaillant. »

Hasard regarda sereinement le corpulent personnage, apparemment insensible à ses insultes. « Bonjour, Élias ; moi aussi, je suis content de vous revoir. Et vos hémorroïdes, ça va ? Vous avez passé presque autant de temps à conspirer dans l’ombre que moi à commander des armées sur le terrain, mais vous n’avez pas eu plus de succès que moi, me semble-t-il : en dépit de vos grands complots et de vos intrigues retorses, Lionnepierre occupe toujours le Trône de Fer. Je vous revois encore quand vous étiez enfant, Élias ; que vous est-il arrivé ? Vous aviez pourtant tout pour réussir. Je me rappelle votre père aussi, un homme brave et honorable. Je me réjouis qu’il soit mort avant de voir ce que son fils est devenu.

— Bien sûr qu’il est mort, rétorqua Élias. Je l’ai tué. C’est la façon traditionnelle d’accéder à la fortune et au pouvoir : les vieux doivent céder la place aux jeunes. Alors descendez de cette estrade et laissez-y monter quelqu’un qui vaille mieux que vous.

— Mais certainement, dit Hasard. Vous connaissez des candidats ? »

Des rires fusèrent dans la foule et Gutman rougit légèrement. « Vous ne vous en tirerez pas avec des pirouettes verbales cette fois, Hasard. Je représente un nombre considérable de personnes qui ont un point de vue précis sur la façon de mener cette rébellion. Nous avons investi des années de nos existences à nous libérer du joug de la tyrannie et nous refusons de perdre davantage de temps à écouter une relique du passé agiter des idées surannées. »

Il s’interrompit : Rubis Voyage s’était approchée du bord de l’estrade pour le regarder dans les yeux, l’air mauvais. « Vous, faites attention à ce que vous déblatérez ou je vous fous dehors.

— Et comment compteriez-vous vous y prendre ? répliqua Élias avec un sourire suffisant. Je ne suis qu’une projection holo. Votre propension bien connue à la violence ne vous sert à rien. J’ai encore beaucoup à dire, et ni vous ni ce vieux débris ne pouvez m’empêcher de m’exprimer.

— On parie ? » Rubis tira un petit appareil de sa poche, le pointa sur Gutman et regarda avec un sourire malveillant son image se décomposer et disparaître. Elle balaya ensuite l’assistance d’un œil noir, et tous s’agitèrent nerveusement. « Pratique, ce petit gadget ; les Hadéniens l’ont fabriqué exprès pour moi. Alors surveillez votre langue, tous autant que vous êtes, et restez courtois si vous voulez qu’on vous entende.

— Considérez Rubis comme mon maréchal des logis, dit Hasard, et réjouissez-vous tous de ne pas être présents en chair et en os. Rubis a une manière très efficace de se débarrasser des importuns, après quoi il faut un temps fou pour nettoyer le sang. Bien, où en étais-je ?

— Vous parliez de la façon de mener la rébellion », dit David Traquemort en s’avançant en même temps que son ami Kit Estivîle. Nul n’avait éprouvé un grand étonnement de les voir présents. « La réponse me paraît évidente. Selon vous, mon ancêtre le premier Traquemort est revenu avec le Négateur du Noirvide ; il nous suffit donc de faire la démonstration de la puissance de cet appareil pour prouver à Lionnepierre que nous le détenons puis de lui intimer l’ordre d’abdiquer sans quoi nous emploierons le Négateur contre Golgotha. Ainsi, nul besoin d’une véritable guerre.

— Malheureusement, ce n’est pas aussi simple, répondit Hasard. Gilles, voulez-vous fournir les explications nécessaires ? »

Le Traquemort originel monta sur l’estrade pour se placer à côté du vieux rebelle, et la foule s’agita et se mit à murmurer en découvrant l’homme dont la légende dépassait même celle de Hasard. Il était grand et dégingandé, mais ses bras nus étaient puissamment musclés. On lui aurait donné la cinquantaine, avec son visage massif creusé de rides et son bouc argenté ; il portait une longue mèche de cheveux sur son crâne par ailleurs complètement rasé, et il était vêtu de fourrures usées et informes retenues à sa taille par une large ceinture de cuir. Ses biceps étaient ornés d’épais bracelets d’or et ses doigts de grosses bagues de métal. Une longue épée pendait sur son dos dans un fourreau de cuir et un pistolet d’un modèle inconnu était accroché à sa hanche. Pour résumer, il avait l’air d’un barbare très aguerri et très dangereux venu d’un monde frontière où la loi et la civilisation ne subsistaient qu’à l’état de souvenirs. En tout cas, il n’évoquait pas du tout le légendaire Premier Guerrier du Premier Empire. Les murmures de l’assistance devinrent plus sonores et ne s’éteignirent pas tout à fait quand il prit la parole.

« La dernière fois que je me suis servi du Négateur, un millier de soleils se sont éteints en un clin d’œil ; leurs planètes et les peuples qui y vivaient sont morts dans le froid des ténèbres et de la solitude. On ne peut pas régler cette arme sur une cible précise en évitant tout ce qui se trouve autour. Si je la déclenche contre le cœur de l’Empire, la plus grande partie de l’Empire disparaîtra en même temps que Golgotha. »

Le silence s’abattit sur la grand-salle. David fronça les sourcils. « Nous ne sommes pas obligés de nous en servir ; nous n’avons qu’à en agiter la menace.

— Une menace n’est efficace que si l’on est prêt à la mettre à exécution, dit Hasard. Lionnepierre comprendrait aussitôt que nous bluffons : nous cherchons à libérer l’Empire, pas à l’anéantir. En outre, proférer une telle menace nous aliénerait pratiquement tous les habitants de l’Empire ; au lieu de soutenir la rébellion, ils exigeraient à cor et à cri que l’impératrice les débarrasse de notre bande de terroristes et de forcenés. Non, le mieux reste d’empêcher Lionnepierre de mettre la main sur le Négateur : elle n’hésiterait pas à en faire usage si la situation lui échappait. »

De nouveaux murmures montèrent de la foule, d’acquiescement cette fois-ci. Gilles quitta l’estrade afin de ne pas détourner de Hasard l’attention du public. La mine sombre, David le regarda s’éloigner. « Si on doit s’inquiéter de ce que la populace va penser de nous, il vaudrait peut-être mieux laisser certains personnages en coulisses, dit-il. En admettant que ce type soit vraiment le premier Traquemort, il est mal parti pour le prix du meilleur leader charismatique : les gens qui le verront sur leur holo-écran vont nous prendre pour une bande de sauvages. Il faut qu’on regarde notre mouvement comme une alternative viable et civilisée au règne de Lionnepierre.

— C’est vrai, fit l’Estivîle. Nous devons présenter une bonne image, et certains ici ne peuvent que la détériorer, je suis bien placé pour le savoir. Si j’ai bien entendu, Rubis Voyage était tueuse à gages et la d’Ark trafiquante de clones.

— Bah, ce n’est pas grave, intervint Owen avec entrain. J’étais bien seigneur, moi. Il y a de la place pour tout le monde dans la rébellion, Estivîle, pour les clones, les espsis, et même pour des aristos privilégiés comme nous.

— Oui, mais au moins nous sommes humains, nous, répondit David. Mais ce… cette créature ? » Il désigna d’un geste agacé l’unique représentant hadénien qui se tenait tranquillement dans son coin, muet mais le regard vif. Un rictus de dégoût et de colère déforma les traits du jeune homme. « Quand je pense que nous envisageons une alliance avec les Hadéniens ! Ce sont des machines, pas des hommes ! Comment savoir s’ils n’ont pas partie liée avec les IA rebelles de Shub ? Ce ne sont pas les points communs qui manquent entre eux ; après tous, ils ont tous deux été proclamés Ennemis de l’Humanité.

— Il faudrait peut-être songer à une alliance avec Shub, fit le Hadénien calmement. Nous avons tous entendu les déclarations du Guerrier Fantôme à la cour ; les IA sont prêtes à combattre avec nous contre les extraterrestres.

— Il n’y a qu’un être aussi peu humain que vous pour oser suggérer un tel rapprochement, dit Hazel d’un ton glacé ; elles rejettent tout ce qui fait de nous des hommes. Elles ne veulent pas se battre à nos côtés : elles veulent nous dominer et nous transformer en soldats à leur service.

— Exact, fit Owen. Shub est trop extrémiste ; comment pourrait-on lui faire confiance ?

— Comment peut-on faire confiance aux Hadéniens ? » dit David d’un ton grinçant.

Owen regarda son cousin, les sourcils froncés, et Hasard intervint rapidement avant que le silence ne devînt trop tendu. « Nous avons deux raisons pour cela. D’abord, ils sont à notre merci : ils sont tous réunis dans une même cité sur une même planète dont nous connaissons les coordonnées, ils sont réveillés depuis peu, ils sont vulnérables et ils le savent. Ensuite, il existe une différence entre les hommes renforcés et les IA rebelles : les Hadéniens désirent seulement nous transformer en créatures semblables à eux, tandis que Shub veut nous détruire, nous éliminer sans qu’il reste la plus petite trace de notre existence. Pour le moment, nous avons plus à gagner d’une alliance que d’un conflit avec les Hadéniens. Essayez de les considérer comme un mal nécessaire, à l’instar des dentistes.

— Je ne suis pas convaincu, déclara David avec entêtement. Si nous devons accepter les Hadéniens, nous devrons aussi accepter les clones et les espsis. Or l’Empire doit rester humain ; à quoi bon renverser Lionnepierre si c’est pour laisser les rebuts et les monstres de la génétique s’exprimer dans nos conseils ?

— Nous demandons plus qu’un droit d’expression, dit Stevie Une d’un ton sec. Nous exigeons la citoyenneté pleine et entière pour les clones et les espsis comme prix de notre aide, sinon nous partons de notre côté, nous menons notre propre rébellion, et notre guerre ne s’arrêtera qu’avec votre extinction ou la nôtre.

— Exact », fit Stevie Trois. Elle leva un poing nimbé de flammes bleues qui crépitaient de façon inquiétante.

« Éteignez-moi ça ou je déclenche les extincteurs », dit calmement Hasard. Stevie Trois hésita, puis les flammes s’évanouirent et elle baissa le bras. « Franchement, vous n’êtes pas sortable, reprit Hasard. Bon ; ne nous dispersons pas, mes amis. Si nous laissons les vieilles peurs et les vieilles haines nous diviser, nous sommes battus d’avance. Ce qui nous unit est plus important que ce qui nous sépare. Il est dans notre intérêt à tous d’obliger Lionnepierre à quitter le trône ; nous déciderons plus tard par quoi nous voulons la remplacer, et c’est cette discussion-là qui marquera le début de notre nouvelle démocratie. »

Des applaudissements éclatèrent spontanément dans la foule, mais beaucoup ne s’y joignirent pas ; ils étaient prêts à écouter toutes les propositions mais, pour le moment, ils restaient sur leur quant-à-soi et aucun sujet ne faisait l’unanimité parmi eux.

« Pour ma part, la question des extraterrestres continue à m’inquiéter, déclara Évangéline Shreck. Leur existence ne relève plus de la rumeur à présent : un de leurs vaisseaux a ravagé l’astroport principal de Golgotha. Et il ne s’agissait là que du fait d’une seule espèce ; on suppose qu’il y en a deux. Imaginez qu’elles se liguent contre l’humanité ; on risquerait alors de se rendre compte qu’elles représentent un péril beaucoup plus grand pour nous que ne le sera jamais Lionnepierre.

— Dans ce cas, nous avons intérêt à mener la rébellion à terme avant qu’elles parviennent jusqu’à nous, intervint Gilles. Divisé comme il l’est actuellement, l’Empire n’a aucune chance de résister à l’assaut concerté de deux espèces extraterrestres dont on ignore les forces et l’origine. Il est indispensable que nous nous unissions en un front commun ; or, comme Lionnepierre ne l’acceptera jamais, il faut absolument lui retirer le pouvoir pendant qu’il en est encore temps.

— Tout le monde connaît votre légende, intervint Finlay Campbell en étudiant Gilles d’un œil pensif. On nous l’enseigne à l’école et il ne se passe pas une année sans qu’on produise une dramatique tirée d’un épisode de vos aventures. Vous étiez le Premier Guerrier – il n’y en avait jamais eu d’autre avant vous – il y a neuf cents ans, et vous incarniez tout ce qu’il y avait de meilleur et de plus noble dans l’ancien Empire ; dans ces conditions, comment être sûr que vous appartenez à notre camp et non, tout au fond de vous, que vous êtes resté fidèle au Trône de Fer pour lequel vous avez si souvent risqué votre vie ?

— L’Empire que je connaissais et dans lequel je croyais a disparu depuis longtemps, répondit Gilles Traquemort ; en outre, malgré ce qu’on peut raconter à l’holovision, la corruption commençait déjà à s’y installer. J’ai essayé d’y faire barrage, mais, bien que Premier Guerrier, je n’étais qu’un homme, et j’ai fini par devoir m’enfuir pour sauver ma peau. Quand je regarde l’Empire tel qu’il est devenu, j’ai du mal à le reconnaître. Lionnepierre a détourné ses principes fondateurs et en a fait une parodie ; le rêve a viré au cauchemar. Et nous jouons le rôle du réveille-matin ; il n’est pas trop tard. Nous pouvons changer la situation si nous travaillons main dans la main.

— Émouvantes paroles, reprit Finlay Campbell, mais de quels changements parlons-nous précisément ? À quoi bon renverser Lionnepierre si c’est pour la remplacer par quelqu’un d’aussi néfaste ? C’est le système tout entier qui est pourri ; à mon avis, il faut le mettre à bas et tout recommencer à zéro. J’ai vu des choses… qui ne doivent pas perdurer. Je parle au nom de la résistance de Golgotha, et nous exigeons le suffrage universel, un parlement qui représente tout le monde, clones et espsis compris, et un souverain tenu d’obéir strictement à la Constitution. Et aussi le pardon pour tous les prisonniers politiques.

— Exact, fit Stevie Trois. Il faut détruire le Silo 9 et mettre un terme aux expériences pratiquées sur nos semblables.

— Et briser la puissance des familles, ajouta Jack Hasard. Ensemble, elles contrôlent tous les moyens de production. Le nouveau gouvernement doit dissoudre les clans et prendre la direction de leurs affaires ; jetons-les hors de leurs palais, qu’ils travaillent pour gagner leur vie comme nous autres.

— Une seconde ! s’exclama Owen. Je reste fidèle au Trône de Fer, même si son occupante actuelle n’est pas digne de régner. Il faut y placer quelqu’un de sain d’esprit et de plus responsable ; nous pourrons ensuite collaborer avec ce souverain pour introduire des réformes démocratiques raisonnables à mesure que le besoin s’en fera sentir. Ce n’est pas parce que le système est gouverné par une clique corrompue qu’il est mauvais en lui-même.

— Si, dit Hazel ; c’est le système qui produit les pourris. Jack a raison, il faut l’abattre pour que chacun ait sa chance. »

Owen lui jeta un regard noir. « C’est la pagaille que vous voulez ? Comment une société tournerait-elle efficacement si personne ne sait quelle est sa place ?

— Vous, c’est retrouver votre vie passée que vous voulez, riposta Hazel. Vous n’avez qu’une envie : remonter dans votre tour d’ivoire, bien au chaud, bien à l’abri, bien protégé de la réalité par une petite armée de larbins prêts à satisfaire vos moindres désirs quand vous claquez des doigts ! Aux chiottes, tout ça ! Si cette rébellion a un but, c’est de donner à tout le monde la possibilité de vivre dignement !

— Et l’égalité des droits pour les clones et les espsis, renchérit Stevie Une.

— De nouvelles ouvertures commerciales, ajouta Grégor Shreck.

— Et l’occasion de piller et de récupérer de gros butins au passage, fit Rubis Voyage.

— Ne recommençons pas à nous disperser, intervint Hasard d’un ton ferme. Il faut d’abord jeter Lionnepierre à bas de son trône ; à ce moment-là seulement nous pourrons débattre du système à mettre en place. Toutes les voix ont le droit de s’exprimer dans la rébellion. Pour l’instant, l’ennemi de mon ennemi est mon ami, ou du moins mon allié. L’objectif suprême de notre révolution est de créer un empire unifié capable d’employer toutes ses ressources contre la menace extraterrestre au lieu de les dilapider en conflits intestins. Nous pourrons nous lancer dans les discussions politiques une fois assurés que nous avons un avenir. Et maintenant passons à la suite, s’il vous plaît ; il reste à régler la question du soutien financier de la rébellion. Les conflits armés sont onéreux, très onéreux. Notre raid contre l’administration des Impôts de Golgotha nous a rapporté des milliards de crédits que nous avons soigneusement blanchis et répartis sur des milliers de comptes secrets, mais cet argent suffira tout juste à mettre la machine en route. Il faut établir des bases rebelles et les équiper d’armes, de vaisseaux et de matériel informatique ; il faut former des réseaux de résistance et les entretenir ; il faut entraîner des troupes, infiltrer des taupes, soudoyer des politiciens pour qu’ils ferment les yeux sur nos activités – ne négligeons jamais l’importance d’un pot-de-vin bien placé. Pour tout cela, nous avons besoin de rentrées de fonds régulières sur une longue période ; c’est la raison pour laquelle certains d’entre vous ont été invités. Veuillez vous présenter, messieurs.

— Enfin on en arrive à nous ! fit Grégor Shreck avec un sourire satisfait sur sa large figure. La rhétorique politique, c’est bien beau, mais ce n’est pas avec ça qu’on peut se payer des armes. Ce sont des gens comme moi qui décideront si cette rébellion décollera ou non. Je suis prêt à vous offrir le plein soutien de mon clan, de façon discrète naturellement, en échange de concessions futures.

— De quel genre ? » demanda Owen d’un air méfiant.

Le Shreck écarta ses grosses mains. « Nous sommes ici pour en discuter.

— Je croyais que votre famille et vous partagiez la couche de l’Église établie en ce moment ? dit Finlay Campbell.

— C’est exact, reconnut Grégor, du moins officiellement ; mais elle ne se révèle pas l’alliée que j’espérais. Elle aime beaucoup trop donner des ordres et les restrictions qu’elle impose sur ma vie privée commencent à virer à l’indiscrétion injurieuse. J’attends de plus grandes rétributions de la part de la rébellion. Et puis je ne fais que suivre l’exemple de ma chère fille, après tout. Comment se passe la vie dans la résistance, ma petite Évie ? Tu n’envoies jamais de tes nouvelles.

— Très agréablement, papa, répondit Évangéline d’un ton uni. Je suis beaucoup plus heureuse à présent que je me suis débarrassée de certaines pressions sur mon existence.

— Pourtant, tu serais encore plus heureuse si tu rentrais à la maison, dit Grégor. Tu pourrais jouir de toute l’affection de ton père. Et puis tu manques à tes amies. Tu te rappelles la petite Penny ? Vous étiez inséparables avant qu’on ne l’enferme au Silo 9 : elle n’était pas aussi douée que toi pour garder les secrets, malheureusement. Tu as tenté de la secourir et tu as échoué, mais moi je l’ai fait sortir. J’ai des relations, vois-tu, des connaissances qui peuvent m’obtenir ce que je veux. Aujourd’hui Penny vit chez moi et elle m’aime comme tu m’aimais naguère. Rentre à la maison, Évie ; sans ton aide, j’ignore combien de temps encore je pourrai protéger Penny. Ce serait trop triste s’il lui arrivait malheur, tu ne crois pas ?

— Foutez-lui la paix ! s’exclama Finlay en s’interposant entre Évangéline et son père. J’ai compris votre manège : vous cherchez à forcer Évie à retourner chez vous pour mieux nous séparer. Je sais que vous l’avez maltraitée ; elle refuse d’en parler, mais je sais que vous lui avez fait du mal. Alors laissez-la tranquille, espèce de salaud, ou je vous fais la peau ! La rébellion peut se passer du soutien d’une pourriture comme vous !

— Vraiment ? fit Grégor. À mon avis, vous allez vous apercevoir que vos supérieurs de la résistance ne partagent pas exactement ce point de vue. Que pèse une seule personne face à toute la fortune d’un clan ? Je récupérerai mon Évie, et s’il faut pour ça vous passer sur le corps, Campbell, tant mieux !

— Vous êtes un homme mort, Shreck ! répondit Finlay d’une voix rauque et atone.

— Tu devrais tenir ton chien en laisse, Évie, dit Grégor avec calme, sinon je vais être obligé de le faire museler. N’oublie pas que la rébellion a besoin de moi.

— Il faut en convenir, intervint Jack Hasard. Nous sommes réunis pour discuter de l’avenir de l’humanité, pas de vos problèmes personnels. Réglez-les entre vous. Mais la cause passe avant tout, Finlay, toujours. Ne l’oubliez pas.

— Épargnez-moi les sermons, répliqua Finlay. J’ai prêté un serment de mort, celui de renverser Lionnepierre, sur mon nom et mon honneur ; je me battrai et je mourrai s’il le faut pour la cause. Mais tôt ou tard l’heure viendra où la rébellion n’aura plus besoin du Shreck. Alors je le tuerai.

— Vous aurez toujours besoin de moi, dit Grégor. Vous n’avez donc rien écouté ? Éliminer Lionnepierre n’est que la première étape ; c’est à partir de là que commencera le vrai combat pour le pouvoir et l’influence. Les gens comme moi sont toujours nécessaires. Et puis qui sait si je ne demanderai pas comme prix de mon soutien le retour d’Évie chez moi et la présentation de votre tête au bout d’une pique ?

— Vous pouvez toujours rêver, sinistre nabot. Si nous lançons cette rébellion, c’est précisément pour nous débarrasser de gens comme vous. N’est-ce pas, Hasard ?

— Fermez-la, tous les deux ! » Hasard engloba Finlay et Grégor dans un regard noir. « Si vous voulez jouer les mâles dominants, faites-le ailleurs et à un autre moment ! Plus cette réunion se prolonge, plus le risque s’accroît que l’Empire nous repère. Et maintenant quelqu’un d’autre veut-il offrir son appui à la cause ?

— J’apporte le soutien du clan Traquemort, dit David en adressant un sourire froid à Owen. En tant que seigneur de Virimonde, je peux mettre à la disposition de la rébellion les ressources de ma planète ; elle est très excentrée et il faudra du temps avant que la capitale s’avise d’une anomalie.

— Virimonde t’appartient tant que je n’en reprends pas possession, fit Owen. Ne t’installe pas trop confortablement, David ; tu n’y resteras pas longtemps.

— Tu n’as aucun droit sur ce monde, quel que soit ton statut dans la rébellion, rétorqua David. C’est moi le Traquemort à présent, et toi tu n’es personne. Je défendrai ce qui est à moi contre n’importe quel agresseur.

— À ta place, je ne serais pas si péremptoire, déclara Owen avec un sourire glacé. Si j’ai bonne mémoire, la suzeraineté de Virimonde est incluse dans la récompense pour ma capture. Si quelqu’un me tue, Lionnepierre le fera seigneur de la planète. Ton Bastion est bâti sur du sable, David, et la marée monte.

— Si la rébellion tient à l’approvisionnement continu en denrées alimentaires et autres ravitaillements que Virimonde est en mesure de fournir, elle m’en reconnaîtra comme le seigneur légitime, aujourd’hui comme plus tard. Aucun individu n’est plus grand que la cause, n’est-ce pas, Hasard ?

— Oui, dit Jack. Je regrette, Owen. »

David sourit à son cousin d’un air suffisant. « Toute trace de ton bref règne a été effacée ; bientôt, plus personne ne se rappellera que tu as été seigneur de la planète. Il faut dire que tu n’as pas eu grand impact sur elle, planqué dans ton Bastion à écrire des documents historiques que nul n’a jamais lus. Moi, en revanche, j’ai de grands projets pour Virimonde ; je rendrai son éclat au nom de Traquemort. »

Owen bouillait de rage. L’idée que ce jeune usurpateur occupait son Bastion, dormait dans son lit et dégustait les meilleurs crus de sa cave le menait au bord de l’apoplexie ; pourtant, par miracle, il réussit à conserver son calme. L’aveu lui en coûtait, mais Hasard avait raison : la rébellion devait passer avant les querelles personnelles. Il cherchait une réponse diplomatique quand Gilles s’avança et cloua David sous son regard implacable.

« Le nom de Traquemort a toujours été grand, gamin ; contente-toi de ne pas démériter aux yeux de tes ancêtres. Si tu veux prouver ta valeur, fais-le sur le champ de bataille comme tous les Traquemort. En attendant, Owen et toi allez faire la paix. Vous êtes de la même famille, vous êtes liés par le sang, l’honneur et neuf siècles de tradition. Pour l’essentiel, vous êtes tous les deux mes enfants, et je ne veux pas vous voir à couteaux tirés. Allons, faites la paix ou je vous assomme. »

Owen ne put s’empêcher de sourire. Le premier Traquemort ne s’embarrassait pas de précautions oratoires. La famille passait avant la politique et il en serait toujours ainsi. Les causes à défendre vont et viennent, la politique change, évolue, mais la famille demeure. Il hocha la tête à l’adresse de son cousin.

« Je ne veux pas ta mort, David. Ça m’étonnerait que nous éprouvions un jour beaucoup d’affection l’un pour l’autre, mais tu es de la famille. Garde seulement à l’esprit que, même si tu possèdes aujourd’hui tout ce qui m’appartenait, la Garce de Fer peut te le confisquer en un clin d’œil comme elle l’a fait pour moi. Surveille tes arrières et aussi tes propres employés de la sécurité : ils ont été les premiers à se retourner contre moi quand j’ai été mis hors la loi. Viens me voir plus tard, je t’indiquerai une issue dont ils n’ont pas connaissance.

— Merci du conseil, répondit David. Je ne l’oublierai pas. » Il se retourna vers Jack Hasard. « Kit Estivîle et moi-même représentons un large courant de notre génération, celle des fils cadets qui n’hériteront jamais et que cette situation rend… impatients. Beaucoup d’entre eux ont fait carrière dans l’armée et la Spatiale, et ils pourraient bien apporter leur écot à la rébellion si on les encourage de façon appropriée.

— Parlez-leur, dit Hasard, mais soyez prudents quant à ce que vous leur promettez. Prendre des engagements à long terme est impossible pour le moment. »

Il s’interrompit : un groupe de six hommes se dirigeait vers lui en fendant la foule d’un pas décidé ; leurs signaux holographiques étaient si puissants qu’ils repoussaient de côté les autres représentations virtuelles. Lesquelles juraient et proféraient des menaces, mais les six hommes n’en avaient cure. C’étaient des albinos grands et minces, à la peau et à la chevelure blanches comme le lait et aux yeux rouge sang ; ils portaient de longues robes aux couleurs chatoyantes, et d’affreuses scarifications rituelles les défiguraient. Tout le monde les avait reconnus, naturellement : les hauts faits et les légendes des Passeurs de sang étaient tristement célèbres. Ils occupaient les systèmes d’Obéah, petit groupe de planètes situées sur la Frange et unies par une sinistre et antique religion fondée sur le sang, la douleur et la possession par l’esprit des ancêtres ; c’étaient des fanatiques meurtriers et ils en étaient fiers. L’Église officielle les avait estampillés comme hérétiques depuis longtemps, mais nul ne se dressait contre eux : ils trempaient dans les trafics les plus vils et les plus illégaux de l’Empire, et ils avaient le bras très long. Ils faisaient commerce de n’importe quoi, sang de wampyre, clones, esclaves, et ne se reconnaissaient d’autres maîtres qu’eux-mêmes. Ils s’arrêtèrent devant Hasard, qui les contempla d’un air consterné.

« Parfait, dit-il enfin ; encore des complications. Que venez-vous faire ici ? Vous n’étiez pas sur la liste des invités – d’ailleurs, vous n’êtes invités nulle part. Si vous vous pointiez à un enterrement, le mort lui-même se lèverait pour vous foutre dehors. Bref, pour clarifier mon propos, débarrassez le plancher avant qu’on ne soit obligés de désinfecter la salle. Jamais la rébellion ne tombera assez bas pour avoir besoin de vos services.

— De bien dures paroles dans la bouche d’un vieillard, dit le chef de la délégation d’Obéah. Je m’appelle Récur et je parle au nom des Passeurs de sang. Notre peuple est formé d’une seule espèce, il croit en une seule religion, et nos racines sont bien plus anciennes que celles des grandes familles de votre Empire révéré. Nous sommes fiers et honorables selon nos traditions, et nous n’avons jamais plié le genou devant Lionnepierre ni aucun de ses prédécesseurs. Nous venons offrir notre soutien à votre rébellion. Nous sommes riches ; nous vous invitons à vous servir selon vos besoins. »

Hasard se passa la langue sur les lèvres ; il avait la bouche très sèche. La voix de Récur n’était qu’un chuchotement rauque, empreint de vieillesse et de souffrance, qui évoquait le souffle obscur d’une momie desséchée. Hasard se rappela certaines histoires sinistres qu’il avait entendues à propos des Passeurs de sang, et elles ne lui parurent plus aussi invraisemblables qu’il l’avait cru. Il ne voulait pas de l’aide de ces gens, il ne voulait rien leur devoir, mais la rébellion avait besoin d’appuis financiers.

« Je suppose que votre soutien a un coût, dit-il enfin. Que désirez-vous ?

— Qu’on ne s’occupe pas de nous. Nous suivons nos propres lois qui perdurent depuis d’innombrables siècles, et nous ne souhaitons pas en changer. Les nouvelles mesures de Lionnepierre menacent notre indépendance. En échange de nos apports, nous demandons seulement qu’on nous laisse en paix. Désapprouvez notre façon de vivre si vous y tenez, mais de loin.

— Et où est le piège ? fit Hasard.

— Il y a une autre question à régler, dit Récur ; il s’agit d’une affaire d’honneur. Un de vos compagnons a une dette envers nous. » Et tous les Passeurs de sang tournèrent leur visage cadavérique vers Hazel d’Ark. Récur fit un pas dans sa direction. « Vous êtes la seule survivante du vaisseau stellaire L’Écharde. Le capitaine de ce navire avait conclu un pacte avec nous ; nous avions échangé des promesses et nous avions fourni de l’aide en échange d’un paiement ultérieur. Le capitaine et tout l’équipage sont morts. En tant qu’unique rescapée, vous portez désormais la responsabilité de cette dette, Hazel d’Ark, et l’échéance du remboursement est passée. » Il regarda Hasard. « Nous exigeons que vous nous remettiez cette femme.

— Vous perdez votre temps, fit Hazel. Je ne sais pas quel prix le capitaine Markee avait accepté de payer, mais il ne m’a pas consultée et je n’ai donné mon accord à rien du tout. En plus, je serais bien incapable de vous verser un fifrelin : je suis fauchée comme les blés.

— Nous ne demandons pas d’argent, répondit Récur. Votre capitaine avait passé un accord avec nous : L’Écharde devait nous fournir un certain pourcentage des cadavres frais qu’il acquérait en pratiquant son activité de trafiquant de clones. Nous avons constamment besoin de nouveaux corps : nos coutumes et nos recherches épuisent très vite nos réserves. Il nous est impossible d’effacer cette dette, ce serait déshonorant ; il nous faut donc notre dû. Vous allez nous accompagner, Hazel d’Ark, et nous ferons bon usage de vous – le temps que vous durerez.

— Vous pouvez toujours courir ! s’exclama Owen, et sa voix claqua dans le silence, sèche, froide, effrayante. Hazel est mon amie et personne ne la menacera en ma présence !

— Merci, Owen, dit la jeune femme, mais je suis assez grande pour répondre seule. » Elle se tourna vers les Passeurs de sang, l’air mauvais. « C’est avec Markee que vous aviez conclu ce marché, et il est mort. Vous n’avez pas traité avec moi, donc je ne vous dois que dalle, et il n’est pas question que vous m’enleviez. J’ai entendu parler de ceux qui atterrissent dans vos laboratoires : ils finissent par supplier qu’on les tue pour faire cesser leurs souffrances.

— Qu’est-ce qu’un peu de douleur, fit Récur, quand la connaissance est au bout du chemin ? Nous sommes en train de découvrir les secrets de la vie et de la mort. Vous devriez vous sentir honorée de participer à cette œuvre.

— Votre honneur, vous vous le taillez en pointe et vous vous le mettez bien profond, répliqua Hazel. Pas question que vous me découpiez centimètre par centimètre.

— Si. C’est le marché. C’est définitif, inévitable, immuable.

— Aussi tarés que moches ! fit Owen. Allez, du vent ! Vous n’avez rien à faire ici.

— Une minute, intervint Grégor Shreck. Ces gens nous proposent un soutien financier illimité. Quelle est la valeur d’une seule vie à côté de ça ?

— Je suis d’accord, dit Kit Estivîle. Après tout, ce n’est qu’une trafiquante de clones ; chaque fois qu’un de ses semblables crève, l’Empire empeste un peu moins. »

Un murmure général d’approbation monta de la foule. Owen se retourna vers Jack Hasard dans l’espoir de trouver un appui, mais le vieux rebelle se mordillait la lèvre en fronçant les sourcils, l’air perdu dans ses pensées. Owen approcha la main de la crosse de son pistolet, puis il se détendit : les Passeurs de sang n’étaient que des projections holo. La jeune pirate ne risquait rien.

« Hazel n’ira nulle part, déclara-t-il d’un ton catégorique en parcourant l’assistance d’un regard assassin. Ceux qui sont d’un avis différent peuvent venir en personne me trouver et je me ferai un plaisir de les envoyer rejoindre leurs ancêtres. Faites la queue, s’il vous plaît, et pas de bousculade.

— Je dois me ranger à l’avis d’Owen, dit Hasard. Nous ne sommes pas l’Empire ; nous ne sacrifions pas l’un pour le bien de l’autre. »

Récur s’avança, ses yeux rubis braqués sur Hazel. « Dans ce cas, nous allons l’emmener de force. Vous ne pouvez pas nous échapper, d’Ark : nous avons un téléporteur verrouillé sur vous. Vous allez nous accompagner, et nous tirerons de grands plaisirs des mystères de votre chair. »

Un chatoiement apparut soudain tout autour d’Hazel avec un crachotement de statique. La jeune femme voulut s’enfuir, mais le champ d’énergie la retint comme un insecte dans un bocal. Rubis Voyage tenta d’employer son dissipateur d’holos sur les Passeurs de sang, mais sans succès. Hazel jeta des regards désespérés à Owen qui essaya de se saisir d’elle, en vain aussi. Il martela l’air chatoyant à coups de poing sans prêter attention aux brûlures douloureuses que le champ de force infligeait à ses mains, mais rien n’y fit. Il persévéra pourtant jusqu’à ce que l’énergie atteigne une telle intensité qu’elle le projeta en arrière ; il se tourna d’un air furieux vers les Passeurs de sang qui ne lui prêtèrent aucun intérêt, les yeux rivés sur Hazel. Ils avaient eu tout le temps de la faire disparaître, c’était évident ; s’ils restaient, c’était pour enfoncer le clou : ils disposaient d’un pouvoir auquel nul ne pouvait s’opposer.

Owen se savait impuissant à le contrer, et pourtant il fallait absolument qu’il réagisse d’une façon ou d’une autre. Il se tourna de nouveau vers Hazel, déjà presque invisible dans les moirures du champ, et tout à coup volonté et nécessité s’unirent dans sa tête en éveillant une noirceur terrifiante tout au fond de son sous-esprit, dans le cerveau primitif, dans cette partie de lui-même que le Labyrinthe de la folie avait changée et renforcée. L’énergie flamboya en lui et le nimba en crépitant comme un halo d’éclairs enchaînés, esclaves de sa volonté, et, sous cet aspect, il devint plus qu’un homme. Sa présence se fit écrasante, sa réalité même se magnifia et se concentra en un être d’une perfection presque inhumaine. Il irradiait une lumière insoutenable et pourtant tous le regardaient, incapables de détourner les yeux, hypnotisés par cette apparition comme un papillon par une flamme.

Il fit un pas en avant, enfonça les mains dans le champ du téléporteur et le déchira. Le chatoiement s’éteignit aussitôt, et Hazel le rejoignit d’un pas chancelant. Il la serra dans ses bras un instant, puis l’écarta de lui avec douceur et la remit à Hasard. Il n’en avait pas encore terminé. Il porta les yeux vers les Passeurs de sang, les traits durs et froids, et ils lui rendirent son regard d’un air méprisant et plein de défi.

« Vous vous croyez à l’abri, n’est-ce pas ? fit Owen à mi-voix. Vous vous trouvez à des années-lumière d’ici, à l’autre bout de la Frange. Mais je peux vous atteindre partout. »

Il tendit son esprit d’une manière nouvelle pour lui mais parfaitement évidente pour la force à présent éveillée en lui, et son courroux s’abattit sur Récur. Le Passeur poussa un cri aigu quand le sang jaillit de sa bouche, de ses narines, de ses yeux et de ses oreilles, puis il explosa en éclaboussant ses voisins d’hémoglobine et de lambeaux de chair. Owen Traquemort sourit devant leur expression d’horreur et leurs visages aux dégoulinures rouge vif puis, la mine sinistre, il se tourna vers ceux qui s’étaient apprêtés à sacrifier Hazel par pur égoïsme. Ils frémirent sous son regard mais ne purent baisser les yeux. Owen sentait la puissance qui jaillissait en lui, exigeant qu’il la déchaîne, mais il la brida durement : il en ignorait encore la nature et il pressentait qu’elle avait peut-être des projets qui n’avaient rien à voir avec les siens. Il se concentra, la refoula dans le sous-esprit et redevint un simple humain. Hazel se dégagea de l’étreinte de Hasard et se dirigea d’un pas hésitant vers lui. Son visage était calme mais ses mains tremblaient légèrement.

« Merci, Owen. J’ai une dette envers vous. Je ne vous savais pas capable de ça.

— Moi non plus, répondit-il. J’ai l’impression que le Labyrinthe nous a changés davantage que nous ne voulons bien le reconnaître. Vous aussi, vous disposez de ce pouvoir ; vous auriez pu vous sauver toute seule.

— La prochaine fois, promis. Nous allons devoir étudier ce qui nous arrive, Owen, et apprendre quelles sont nos nouvelles facultés.

— On en discutera plus tard, intervint Hasard. Je ne tiens pas à faire fuir nos nouveaux amis potentiels. Mieux vaut qu’ils découvrent ce que nous sommes petit à petit. » Il se tourna vers les Passeurs de sang survivants. « Quant à vous, je le répète, vous pouvez foutre le camp ; si nous déclenchons une rébellion, c’est justement pour mettre un terme à des pratiques comme les vôtres.

— Nous nous emparerons d’elle, dit un des Passeurs. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera plus tard.

— Non, rétorqua Owen. Si jamais vous croisez à nouveau ma route, je vous efface de l’univers. Maintenant, replongez dans le cloaque d’où vous êtes sortis et n’essayez pas de reprendre contact avec nous tant que vous n’aurez pas appris à vous conduire comme des êtres civilisés. »

Les Passeurs de sang le considérèrent un long moment puis ils disparurent. Un soupir général de soulagement accompagna leur départ, suivi d’un sourd brouhaha de conversations : se trouver en présence de Passeurs de sang était déjà une rareté, mais les voir se faire moucher aussi efficacement, c’était une primeur, et bon nombre de personnes regardaient Owen avec admiration ; toutefois, il remarqua que beaucoup d’autres paraissaient troublées, voire effrayées, par la puissance qu’il avait démontrée. Il les comprenait : il partageait leur effroi. À mesure que ce pouvoir grandirait en lui, deviendrait-il plus humain ou moins ? Il se retourna quand Jack Hasard rappela fermement l’attention générale sur lui-même, et la foule se tut.

« Je pense que nous avons eu notre content d’émotions pour la journée, dit Jack d’un ton sec. Nous pourrons poursuivre cette prise de contact par les canaux habituels au cours des jours à venir, et nous conviendrons d’une nouvelle réunion quand nous disposerons d’éléments plus concrets – à moins qu’il ne reste des points urgents à régler dès maintenant…

— Il y en a un », déclara une voix grave et pleine d’autorité qui monta de la foule, et, encore une fois, les gens s’écartèrent pour laisser passer un personnage de haute taille, d’allure imposante, qui s’arrêta devant Hasard. Il dépassait tout le monde d’une bonne tête, il était superbement musclé et d’une beauté exceptionnelle. Ses longs cheveux noirs tombaient sur ses larges épaules, et on aurait dit qu’il était né avec l’armure de combat argentée et ciselée d’or qu’il portait. Il irradiait la force et l’assurance, et la sagesse et la compassion se lisaient clairement sur ses traits magnifiques. Il avait le port d’un guerrier et il dégageait un charisme si lumineux qu’il en éclipsait l’éclat des lampes de la grand-salle.

Owen éprouva une méfiance instinctive dès qu’il le vit : personne n’avait le droit d’être aussi séduisant. « Et vous êtes qui, vous ? demanda-t-il sans se préoccuper du ton grossier de sa question.

— Je suis Jack Hasard, répondit le nouveau venu. Le vrai Jack Hasard. »

Un tonnerre d’exclamations éclata dans la foule et tous se mirent à parler en même temps. Hasard resta bouche bée, abasourdi, et l’espace d’un instant il eut l’air d’un vieil homme fatigué qui vient de recevoir un choc de trop ; il se reprit aussitôt, mais son trouble n’était pas passé inaperçu. Rubis Voyage se rapprocha de lui dans une attitude protectrice, mais son ami de toujours, Alexandre Tempête, ne bougea pas, l’air hébété. Le responsable du coup de théâtre demeura planté devant son homonyme, les bras croisés sur sa vaste poitrine, avec une expression calme et empreinte de défi. Owen et Hazel échangèrent un coup d’œil, mais les mots leur manquaient. Rubis Voyage planta un regard assassin sur l’homme en posant instinctivement une main sur la crosse de son disrupteur.

« Vous ne pouvez pas être Jack, déclara-t-elle sans ambages ; pour commencer, vous n’êtes pas assez vieux et de loin.

— J’ai subi plusieurs régénérations lourdes, répondit son interlocuteur, ce qui explique que je ne me sois pas manifesté plus tôt. L’Empire a bien failli m’avoir, mais je suis de retour aujourd’hui, en meilleure forme que jamais, et je viens prendre la tête de votre rébellion. » Il sourit à Tempête qui continuait à cligner des yeux d’un air égaré. « Je suis content de te revoir, Alex ; ça fait une paye qu’on ne s’est pas vus ; depuis la bataille de Froideroche, à vrai dire. »

Tempête s’aperçut qu’il avait la bouche ouverte et la referma brusquement.

« Vous lui ressemblez de façon étonnante, dit-il d’une voix lente. En plus jeune, mais…

— Alors ? coupa Finlay Campbell. Est-ce le vrai Jack Hasard ou non ?

— Je l’ignore ! fit Tempête. Je ne sais que penser. » Il regarda le vieil homme près de lui. « Toi aussi, tu lui ressembles. Tu parais plus âgé, mais… Non, je ne peux pas me prononcer.

— Moi si, déclara Rubis. J’ai combattu auprès du véritable Jack Hasard, et il se trouve juste à côté de moi. Si quelqu’un veut me contredire, il n’a qu’à s’avancer, je prendrai les mesures pour son cercueil. » Et elle jeta un regard noir au jeune Hasard qui lui répondit par un sourire.

« Ah, le sens de la fidélité ! C’est un trait que j’apprécie chez un guerrier, dit-il.

— Il y a vraiment de quoi vomir, fit Owen sans se donner la peine de baisser le ton. Personne ici ne trouve bizarre de voir débarquer d’on ne sait où ce blanc chevalier à l’armure étincelante et de l’entendre affirmer qu’il est le légendaire Jack Hasard, pile au moment où la rébellion commence à prendre forme ? Au mieux, c’est un dingue en plein délire, au pire, une taupe qu’on envoie semer la zizanie parmi nous ! Il faut le virer à grands coups de pompe dans le train, voilà ce que je pense. En ce qui me concerne, nous avons déjà le vrai Jack Hasard et nous n’avons aucun besoin d’un imposteur aux allures de superstar. D’accord, Jack ?

— Je n’en sais rien, répondit l’intéressé. Et s’il disait la vérité ? Si c’était lui le véritable Jack Hasard et que je sois une simple copie ? Pour l’allure et le discours, il remplit le rôle bien mieux que moi. L’Empire m’a gardé longtemps dans ses geôles ; peut-être m’a-t-on cloné, et peut-être est-ce moi le clone. Ça expliquerait les lacunes dans mes souvenirs.

— Non, ça c’est l’œuvre des mentechs impériaux, intervint Rubis. Ils sont capables de mettre le bazar dans l’esprit de n’importe qui, tout le monde le sait bien. Il est plus vraisemblable que, le clone, ce soit ce type et qu’on nous l’ait envoyé pour flanquer la pagaille, comme l’a dit le Traquemort.

— Si c’est le cas, il fait de l’excellent boulot », remarqua Hazel.

Le Hasard âgé se tourna vers Tempête. « Tu affirmes que nous étions ensemble à Froideroche, mais je ne me le rappelle absolument pas. Tu es sûr de toi ?

— Oui, répondit Tempête ; je ne vois pas comment tu aurais pu l’oublier. Nous avons combattu côte à côte et nous avons failli mourir ensemble. Toi, tu as été fait prisonnier et, moi, j’ai évité la capture d’un cheveu. Je ne t’ai plus jamais revu ensuite ; et aujourd’hui je ne sais plus que penser.

— Il nous faut un espsi, dit Hazel. On colle les deux Hasard devant un télépathe et il fait le tri.

— Ce ne serait pas obligatoirement concluant, objecta Gilles ; tous deux peuvent être sincèrement persuadés de leur identité de Jack Hasard. De mon temps déjà, les mentechs impériaux pouvaient convaincre n’importe qui de n’importe quoi. Non, c’est un génétest qu’il nous faut ; il nous révélera qui est le clone.

— Pas de problème, fit le jeune Hasard. Je suis actuellement en route pour le monde des Garous afin de me joindre à vous ; je serai bientôt parmi vous. Vous pourrez alors prélever sur moi les échantillons nécessaires. Ensuite je prendrai la tête d’une rébellion qui jettera enfin la Garce de Fer à bas de son trône ! »

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces mots et des acclamations fusèrent. À l’évidence, l’assistance éprouvait plus de penchant à se laisser convaincre par un héros jeune et charismatique que par l’homme vieillissant, maigre et fatigué qui s’était présenté jusque-là sous le nom du rebelle de légende. Il lui en coûtait de l’admettre, mais Owen les comprenait ; la première fois qu’il avait vu Hasard sur Brumonde, lui aussi avait refusé de croire : il voulait un personnage d’épopée, quelqu’un qui eût la superbe de l’homme qui se dressait devant l’estrade.

« Je serai bientôt parmi vous, répéta le jeune Hasard alors que les applaudissements se calmaient. Ce sera à vous alors de décider qui est qui et comment m’employer au mieux dans la rébellion à venir. L’heure est venue pour les héros de monter sur le devant de la scène, mes amis, et pour les hommes de bonne volonté et d’honneur de serrer les rangs pour affronter un mal auquel il faut mettre un terme ! »

De nouvelles acclamations le forcèrent à s’interrompre. Il sourit, s’inclina, puis son hologramme disparut ; les cris et les applaudissements s’éteignirent peu à peu. Le silence retomba lentement dans l’immense salle tandis que tous les regards se tournaient peu à peu vers le Hasard vieillissant. Il se mordait la lèvre, les yeux baissés ; Rubis le poussa du coude.

« Dites quelque chose !

— Je ne sais pas quoi, répondit-il à mi-voix sans relever les yeux. Je ne sais plus qui je suis. Je suis fatigué. Je vais aller me reposer un moment. »

Il descendit de l’estrade, quitta la grand-salle, et personne, pas même Owen, ne tenta de le retenir.

La discussion qui suivit fut animée et très confuse, mais il en ressortit clairement que l’apparition du jeune Hasard avait galvanisé la foule comme le vieux révolutionnaire n’avait pas su y parvenir. Les rebelles avaient besoin d’une figure de ralliement qui déclenche leur enthousiasme, leur envie d’action, et ils étaient prêts désormais à se battre. Gilles, Owen et Hazel dirigèrent la réunion tant bien que mal mais, du point de vue des participants, aucun d’entre eux ne disposait de l’autorité nécessaire pour prendre des décisions définitives. Les invités étaient venus au Dernier Bastion sur la foi du nom de Jack Hasard et ils n’étaient pas prêts à obéir à des inconnus. Pour finir, Alexandre Tempête et les deux Stevie Blue prirent la relève en tant que délégués de la résistance de Golgotha : depuis des années, ils planifiaient une rébellion à l’échelle de l’Empire et seul le manque de fonds et de partisans les avaient empêchés jusque-là de mettre leurs projets à exécution.

La réunion reprit lentement son cours et quelques décisions furent adoptées : chacun savait que, dans une guerre de front contre les forces de Lionnepierre, les rebelles seraient inévitablement vaincus, car ils ne possédaient ni le nombre, ni la discipline, ni les moyens de l’armée et de la Spatiale impériales. La résistance de Golgotha proposa donc des soulèvements simultanés sur toutes les planètes de l’Empire, accompagnés d’actes de sabotage et de mouvements d’agitation dans les populations civiles, qui obligeraient les troupes impériales à s’éparpiller ; il serait alors possible de les attaquer et de les battre par petits groupes.

Quatre planètes en particulier revêtaient une importance cruciale. Le parti qui les contrôlerait ou au moins s’en emparerait remporterait la victoire finale, et c’est seulement une fois assurés de leur possession que les rebelles pourraient déclencher la phase finale : l’assaut contre Golgotha elle-même et le palais impérial, car qui tenait Golgotha tenait l’Empire. Les quatre mondes en question étaient Technos III, base du clan Wolfe pour la production de l’hyperpropulsion, Brumonde, la planète rebelle, le monde de Shannon, connu aussi sous l’appellation de « planète du plaisir », et Virimonde, plaque tournante des denrées alimentaires et d’autres produits de première nécessité dont dépendait la plus grande partie de l’Empire. Il fut décidé à la quasi-unanimité qu’Owen et Hazel retourneraient sur Brumonde, car ils avaient l’expérience de la planète et y avaient conservé des contacts.

« Ah, génial ! s’exclama le jeune homme. La dernière fois que j’y ai posé le pied, je suis passé à deux doigts d’y laisser ma peau, et ça fait de moi un spécialiste ?

— Si vous avez survécu à un séjour à Port-Brume, ça vous catalogue automatiquement dans les experts, répondit Hazel. Et je connais effectivement quelques personnes là-bas qui pourraient nous être utiles. À nous deux, dans ce domaine, nous sommes largement en tête sur tout le monde ici présent. Haut les cœurs, camarade ! Ce ne sera peut-être pas aussi terrible cette fois-ci.

— De toute façon, ça ne peut pas être pire, fit Owen avec accablement.

— Ça, je n’en mettrais pas ma tête à couper, intervint Rubis Voyage.

— Je vais revenir dans une urne funéraire, dit Owen, j’en suis sûr. Brumonde est la seule planète que je connaisse dont les habitants font passer la faune de la cour impériale pour des nonnes timorées. On ne peut pas parler de civilisation à Port-Brume : c’est l’évolution en marche qui y règne. Si l’existence y était à peine plus violente, on pourrait vendre des cartes d’abonnement aux habitués des Arènes de Golgotha ; ils se marcheraient dessus pour assister au spectacle, et ça ferait un malheur à l’holovision. Il y a plus de putes, de sang et de tractations sordides à Port-Brume que dans le pire feuilleton à quatre sous ; on pourrait peut-être s’arranger pour acheter les droits…

— Owen, fit Hazel, vous pédalez dans la semoule. Si on a survécu aux jungles de Shandrakor, on peut survivre à Port-Brume.

— Ça va mal finir, je le sens », dit le jeune homme.

Il se rendit compte soudain que tout le monde le regardait et sa tirade s’acheva en marmonnement incompréhensible. La réunion se poursuivit sur d’autres sujets, mais Hazel n’y prêta plus attention ; derrière la façade intrépide qu’elle présentait, du moins elle l’espérait, elle tremblait comme une feuille : quitter le monde des Garous pour Brumonde, c’était se couper de son approvisionnement en sang. Certes, elle pouvait toujours constituer une réserve avant son départ, et elle arriverait sans doute à trouver une nouvelle source à Port-Brume (on pouvait tout y trouver), mais les risques qu’on perce à jour son secret en seraient accrus d’autant. Ce que le conseil pensait d’elle la laissait indifférente – on la réprouvait déjà pour son ancienne activité de trafiquante de clones –, mais elle redoutait la réaction d’Owen. Il ne se mettrait pas en colère ; cela, elle aurait pu le supporter ; non, il prendrait son air triste de chien battu et elle saurait qu’elle l’avait affreusement déçu. Or, pour une raison qu’elle ignorait ou ne voulait pas reconnaître, l’idée de lui infliger une telle désillusion lui était intolérable. Il ne devait donc jamais se douter de rien.

Elle serra ses bras sur sa poitrine. Elle sentait le poids de la flasque de sang qui tirait sur sa poche comme un enfant impatient. Le besoin recommençait à monter, mais elle le réprima impitoyablement. Elle se maîtrisait encore pour le moment. Et peut-être… oui, peut-être pourrait-elle profiter de son séjour sur Brumonde pour se désintoxiquer. Elle se trouverait dans une ville connue, au milieu de vieux amis, et le stress serait moindre. Oui, elle en était capable ; elle était plus forte que la drogue. Mais, pendant que ces réflexions traversaient son esprit, elle devait crisper les muscles de ses bras croisés pour contenir le tremblement que l’envie du sang dans sa poche faisait naître en elle.

Elle prit sur elle-même pour s’intéresser à la discussion et découvrit que Jack Hasard l’aîné, Rubis Voyage et Alexandre Tempête avaient été désignés pour représenter la rébellion sur Technos III. Chez beaucoup, l’incertitude demeurait quant à l’identité de Hasard, mais nul ne tenait à le mettre tout de suite à l’écart, et l’envoyer sur Technos III paraissait la meilleure façon de l’employer. La planète servait de centre de production industrielle depuis des générations ; la plus grande partie de sa surface disparaissait sous d’immenses étendues d’usines, de sites de constructions et d’équipements miniers ; l’atmosphère était si polluée qu’on aurait pu s’y déplacer à la nage, et tout le système écologique avait été détruit depuis longtemps par les effluents toxiques. Personne ne s’en souciait ; l’important demeurait : les usines continuaient à fonctionner, et la production avait même connu un léger accroissement une fois qu’on n’avait plus eu à se préoccuper de ses effets sur l’environnement.

Pour le présent, ce monde appartenait au clan Wolfe et n’œuvrait que dans un seul but : la fabrication de la propulsion stellaire. Le processus, long et complexe, faisait appel à presque toutes les ressources de la planète, mais, comme les Wolfe jouissaient de l’appui de l’impératrice, nul ne se plaignait, du moins dans les hautes sphères. La main-d’œuvre était constituée de clones et d’ouvriers obligés de travailler pour rembourser des dettes familiales qui pouvaient remonter à plusieurs générations : étant donné les taux d’intérêt en vigueur sur les emprunts contractés dans le passé, on pouvait naître et mourir endetté sans rien changer à la somme due. On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’une armée de rebelles et de mécontents, petite mais active, avait réussi à instaurer une communauté qui vivait de façon précaire de la récupération du matériel high-tech et des produits d’expériences abandonnées, abondants sur les vastes terrains vagues de la planète industrielle.

Ces gens étaient des combattants féroces et acharnés, saboteurs par la force des choses : ils n’avaient aucun moyen de quitter Technos III tant que le clan Wolfe en restait propriétaire.

Ils avaient fini par rendre la vie tellement impossible aux autorités que Valentin Wolfe avait dû demander de l’aide afin d’éviter toute interruption de la production ; l’impératrice, d’humeur espiègle, avait envoyé sur place cinq compagnies de troupes ecclésiastiques accompagnées de commandos jésuites triés sur le volet, sous l’autorité du cardinal James Kassar. L’entente cordiale n’étant pas le maître mot entre le Wolfe et Kassar, Valentin avait profité de l’occasion pour s’écarter encore davantage du devant de la scène et laisser Stéphanie et Daniel affronter la situation comme bon leur semblait. Pour le moment, l’Église combattait les rebelles locaux avec une fureur tout évangélique, mais n’essuyait que des revers ; Kassar était hors de lui, d’autant plus que Lionnepierre refusait de lui envoyer des renforts : s’il y avait des problèmes sur Technos III, c’était lui que cela regardait et lui qui devait se débrouiller.

Hasard, Voyage et Tempête devaient atterrir discrètement, entrer en contact avec les rebelles, prendre leur commandement et les aider à écraser totalement les forces de l’Église. On espérait que les révoltés locaux accepteraient ensuite de collaborer afin de produire la nouvelle hyperpropulsion au profit de la rébellion. Nul ne l’avait dit, mais chacun savait qu’il s’agissait là d’un quitte ou double pour Jack Hasard : soit il réussissait la mission, auquel cas c’était sans doute lui l’authentique révolutionnaire et l’autre une copie, soit il échouait ; quoi qu’il arrive, la casse restait limitée : on pouvait toujours envoyer quelqu’un d’autre prendre la tête des rebelles de Technos III.

Gilles Traquemort, Finlay Campbell, Évangéline Shreck et le Garou se rendraient sur le monde de Shannon. Connu dans l’Empire entier comme la planète à plaisir la plus luxueuse de tous les temps, il avait été le théâtre trois ans plus tôt de terribles événements ; on en ignorait la nature, mais les rares individus qui avaient trouvé le courage de se rendre sur place n’étaient jamais revenus. L’impératrice avait dépêché une compagnie complète de fusiliers sur la planète ; on n’avait plus jamais eu de nouvelles d’eux non plus. Le monde de Shannon avait depuis lors été placé en quarantaine, autant pour empêcher Dieu sait quoi de s’en échapper que pour en interdire l’accès aux déséquilibrés qui auraient voulu s’y risquer. Les différents propriétaires se disputaient toujours pour savoir qui allait devoir mettre la main à la poche pour payer les forces armées massives nécessaires à l’obtention de réponses.

Un seul homme avait réussi à quitter vivant la planète. À demi mort, à demi fou, il n’avait survécu que quelques jours après sa fuite, moins à cause de ses blessures que parce qu’il souhaitait mourir. Il avait évoqué le monde de Shannon sous le nom de « Haceldama », la Plaine de Sang ; apparemment, une guerre atroce se déroulait sur la planète à plaisir, mais on n’avait pas réussi à savoir qui en étaient les protagonistes.

« Et vous voulez nous envoyer là-bas ? demanda Finlay Campbell, incapable d’en croire ses oreilles. Où est-ce que vous avez lu sur nos C.V. que nous étions volontaires pour les missions suicides ? Et d’abord qu’y a-t-il de si important dans cet enfer ?

— Vincent Harker, répondit simplement Alexandre Tempête. Un des plus grands stratèges de notre temps ; il connaît tout de l’Empire, depuis la répartition de ses forces jusqu’à ses plans de réserve en cas d’attaque rebelle. Ces renseignements sont vitaux et il nous les faut. Normalement, il est si bien gardé que tout espoir de l’approcher serait vain ; mais, il y a douze heures, son vaisseau a été attaqué par un appareil pirate – non, il n’avait rien à voir avec nous. Les deux bâtiments se sont détruits mutuellement, mais Harker a pu s’échapper à bord d’une capsule de sauvetage et il s’est posé quelque part sur le monde de Shannon. Nous devons le retrouver avant l’Empire.

 »Nous bénéficions de deux petits avantages. Primo, comme l’incident s’est produit il n’y a que douze heures, nos chances de le récupérer sont égales à celles des forces que l’impératrice enverra le chercher. Secundo, la capsule de Harker était équipée d’une balise qui devrait toujours émettre ; mais, cela, vous n’en serez sûrs qu’une fois sur place. Et puis, bien qu’on ignore ce qui se passe sur le monde de Shannon, vous êtes tous les quatre les plus aptes à y survivre. Vous avez déjà traversé des épreuves et mené des existences dont personne d’autre n’aurait réchappé.

— N’empêche, répondit Finlay, vous nous envoyez sur une planète dont un seul type est parvenu à se tirer, à l’agonie et à moitié cinglé !

— En résumé, c’est ça, fit Tempête ; mais nous ne pouvons pas laisser passer cette occasion de nous emparer de Harker. Considérez cette mission comme un défi. »

Finlay le regarda d’un air mauvais. « Considérez-la comme un défi si ça vous chante ; moi, je n’y vais pas.

— Si », dit Évangéline.

Le jeune homme se tourna vers elle, l’œil toujours aussi noir. « Donne-moi une seule bonne raison pour que j’y aille. Même une mauvaise, s’il t’en vient une !

— Je suis du voyage, répondit-elle calmement. Notre chef bien-aimé a jugé que je serais plus utile là-bas. Haceldama, la Plaine de Sang… c’est assez romantique, tu ne trouves pas ?

— Tu as une curieuse notion du romantisme, ronchonna Finlay.

— Naturellement : je suis tombée amoureuse de toi, non ?

— À votre place, Campbell, je laisserais tomber, intervint Gilles. Vous ne l’emporterez pas contre elle, croyez-moi. »

Finlay promena un regard impartialement furibond sur l’assistance. « Dans l’éventualité improbable où je reviendrais vivant de cette aventure, il y en a ici qui ont intérêt à prévoir une récompense à tout casser.

— C’est mon héros à moi, ça ! » fit Évangéline.

À la suite de quoi la décision de choisir David Traquemort et Kit Estivîle pour diriger Virimonde au bénéfice de la rébellion alla de soi. La réunion s’acheva, chacun partit vers sa destinée, et seule l’histoire devait relever plus tard que c’est à ce moment-là que commença vraiment la grande rébellion.

 

 

*

 

 

Owen, Hazel, Jack, Rubis et Gilles, installés autour d’une table de la vaste cuisine du château, se détendaient après l’agitation de la réunion du conseil, devant plusieurs bouteilles de vin et un repas reconstituant à base, comme toujours, de cubes de protéines. Gilles répétait qu’il allait régler les machines alimentaires afin qu’elles varient leurs produits, promis, mais d’autres tâches l’appelaient toujours ailleurs. Owen nourrissait le noir soupçon que son ancêtre avait égaré le mode d’emploi mais refusait de l’avouer. Alexandre Tempête et les Stevie Blue avaient jeté un seul regard au menu du dîner avant d’annoncer précipitamment qu’ils avaient besoin de s’isoler un moment afin de préparer leurs comptes rendus pour la résistance de Golgotha ; là encore, Owen avait un soupçon : ils devaient avoir des vivres planqués dans leurs quartiers.

Il mordit résolument dans son deuxième cube. Il conservait l’espoir de s’accoutumer à la substance, mais chaque jour les machines parvenaient à lui donner un nouveau goût, toujours parfaitement infect. Par un acte de pure volonté, il réussit à avaler sa bouchée qu’il fit promptement descendre à l’aide d’une grande rasade de vin. Pas étonnant qu’il termine tous ses repas à moitié ivre ; il commençait d’ailleurs à se demander s’il n’aurait pas intérêt à se soûler avant, afin d’être mieux à même de les affronter. Avec un profond soupir, il repoussa le reste du cube ; de toute façon, il y avait déjà un moment qu’il songeait à entamer un régime.

« Ne vous en faites pas, dit Hazel. Il y a quelques très bons restaurants à Port-Brume.

— J’espère, répondit Owen.

— Je veux un génétest », déclara soudain Hasard, et tous les regards se portèrent sur lui. Il rougit légèrement. « Enfin, euh… il doit bien y avoir le matériel nécessaire dans le château, non ?

— Je crois, fit Gilles ; en tout cas, je dois disposer de l’équipement voulu pour bricoler ce que vous demandez. Mais c’est inutile : nous savons que vous êtes le véritable Jack Hasard. Nos esprits sont entrés en contact lorsque le Labyrinthe de la folie nous a changés.

— Ça ne suffit pas, répliqua Hasard avec entêtement. Tout ce que ça prouve, c’est que je suis persuadé d’être le vrai ; mais si c’était faux ? Qui sait ce que les mentechs m’ont fait subir en captivité ?

— Rien ne vous oblige à passer un test pour nous prouver votre identité, fit Rubis.

— Ce n’est pas pour vous ! s’exclama Hasard. Je veux savoir qui je suis réellement ; je n’ai plus aucune certitude. Vous avez vu la tête des gens à la réunion : ils s’attendaient à rencontrer une légende vivante et ils se sont retrouvés devant un vieillard fatigué avec la mémoire qui flanche !

— Vous voulez bien arrêter ces conneries sur votre prétendue vieillesse ? dit Rubis. Vous n’avez que quarante-sept ans ; c’est vous-même qui me l’avez révélé.

— Mais ces années ont été remplies à bloc – du moins, je pense. Impossible de me fier à mes souvenirs.

— Je peux monter un appareil pour effectuer le test, déclara Gilles, mais assembler le matériel va prendre du temps ; il faudra retarder votre départ pour Technos III de deux, voire trois jours. »

Owen plissa le front. « Non, nous n’avons pas le temps. N’oubliez pas que nous devons suivre un plan d’exécution rigoureux.

— Et le test peut attendre, enchaîna Rubis d’un ton ferme. Je sais qui vous êtes, même si, vous, vous l’ignorez. Nous avons des tâches à accomplir et elles passent avant tout. »

L’air troublé, Hasard finit néanmoins par hausser les épaules et acquiescer de la tête. Assis autour de la table, ils échangèrent des regards en silence puis détournèrent les yeux. Ils n’allaient pas tarder à se séparer pour remplir diverses missions dont certains d’entre eux, voire tous, risquaient de ne pas revenir, et personne ne savait que dire.

« Nous resterons tout de même reliés par le sous-esprit, déclara enfin Gilles. Je ne pense pas que l’éloignement y changera quoi que ce soit.

— Il faut pourtant l’envisager, répondit Hazel. Nous piétinons en territoire inconnu ; personne n’a jamais partagé un lien comme le nôtre. D’ailleurs, il n’y a jamais eu personne comme nous.

— Ouais, fit Owen ; il doit y avoir une embrouille. On n’acquiert pas des pouvoirs comme les nôtres sans qu’il y ait un prix à payer.

— Ça, c’est un point de vue humain, rétorqua Hasard, né d’un esprit limité. Si vous n’êtes plus humain, pourquoi devriez-vous rester contraint par les limites humaines ?

— Il y en a sûrement, intervint Gilles. On se heurte toujours à des limites un jour ou l’autre. Nous ne sommes peut-être plus humains à strictement parler, mais ça ne fait pas de nous des dieux.

— Moi, le statut de déesse, je n’aurais rien contre, fit Rubis. Je vois d’ici de jeunes prêtres bronzés en train de m’apporter des offrandes d’or et de bijoux… Oui, je m’en arrangerais bien.

— Ce n’est pas aussi simple, répondit Owen. Le lien qui nous unit n’est pas un canal com bêtement amélioré : il nous modifie et nous rapproche. Avez-vous remarqué que nous commencions à nous exprimer de la même façon, les uns et les autres ?

— Oui, dit Hazel. Notre manière de parler se ressemble de plus en plus. On emploie les mêmes expressions, on partage les mêmes conceptions, on acquiert des points de vue similaires.

— Si vous avez remarqué tout ça, pourquoi n’en avoir rien dit ? lui demanda Hasard.

— J’espérais que je me trompais. C’est quand même vachement inquiétant, si on y réfléchit. Et ça ne concerne pas que la parole, d’ailleurs : chacun peut se servir des talents des autres sans avoir à s’y exercer, même quand il s’agit d’ajustements comme le turbo d’Owen.

— Parfois, l’un de vous exprime précisément ce que je suis en train de penser, renchérit le jeune homme ; et quelquefois je sens où les autres se trouvent et à quelle activité ils se livrent alors que je n’ai aucun moyen de le savoir. Est-ce que nous sommes en train de former un Gestalt ? De nous changer en esprit de groupe ?

— Je ne crois pas, répondit Gilles ; nous restons en mesure de nous dissimuler mutuellement des secrets – n’est-ce pas, Hazel ? »

Le cœur de la jeune fille se serra brusquement, mais elle conserva une expression détendue. « De quoi parlez-vous ?

— Vous pourriez peut-être nous expliquer pourquoi vous passez tant de temps dans la cité hadénienne, dit Gilles.

— Ce sont mes oignons, répliqua Hazel d’un ton catégorique.

— C’est vrai, ça ; nous avons le droit d’avoir une vie privée ! fit Owen.

— N’empêche que je veux savoir, insista Gilles.

— Elle rend visite à Tobias Lune, voilà ! répondit Owen. Et, si elle n’avait pas envie de nous le révéler, c’était elle que ça regardait. Nous sommes tous très proches, d’accord, mais ça ne nous oblige pas à nous ouvrir complètement les uns aux autres !

— Il est possible que nous n’ayons pas le choix, dit Gilles, si le lien continue à croître et à se renforcer.

— Raison de plus, à mon avis, pour que nous nous séparions et que nous nous éloignions, intervint Hasard. Ne le prenez pas mal, mais le seul que j’ai envie d’avoir dans ma tête, c’est moi.

— Bien d’accord, fit Hazel ; en plus, je ne crois pas l’humanité prête à faire face à la déesse Rubis Voyage.

— Vous n’avez aucune ambition, tous autant que vous êtes, rétorqua l’intéressée d’un ton paisible.

— Mais, ensemble, nous sommes beaucoup plus forts qu’avant, observa Owen. Vous vous rappelez le champ de force que nous avons opposé aux troupes de Silence ? Nous étions absolument intouchables. Toutefois, je ne pense pas que nous soyons capables du même résultat séparément. Il y a peut-être d’autres effets que nous pourrions apprendre à obtenir ensemble, des effets redoutables. N’avons-nous pas la responsabilité envers la rébellion de développer nos capacités au mieux ? Nous constituons son arme secrète, l’atout qu’elle cache dans sa manche ; nous représentons l’élément qui pourrait bien faire pencher le sort des armes en notre faveur. N’est-ce pas de l’égoïsme de préférer notre individualité aux nécessités de la guerre ?

— Un des objectifs de notre combat est justement le droit de chacun d’être un individu, objecta Hasard. Nous ne pouvons pas sauver l’humanité en devenant nous-mêmes inhumains. Hormis nous, les seuls hommes qui ont survécu à la traversée du Labyrinthe de la folie sont les scientifiques qui ont ensuite créé les Hadéniens ; tenez-vous vraiment à laisser un héritage de ce genre ?

— Il a raison, fit Gilles. Nous cachons tous des monstres au fond de nous ; que se passerait-il si notre pouvoir grandissant les mettait au jour, les libérait ? Que deviendrions-nous alors ? »

Ils ruminèrent tous ces paroles un long moment, et Owen se souvint de la facilité avec laquelle il avait tué le Passeur de sang alors qu’il se trouvait à l’autre bout de l’Empire, dans les systèmes d’Obéah. Enfin, Hasard poussa un soupir et se pencha en avant. « Ces questions sont purement rhétoriques : nous ne pouvons pas demeurer ensemble. Nous devons nous rendre sur trois planètes différentes sans perdre de temps. Nous partirons dès que les vaisseaux hadéniens seront prêts, et la discussion devra attendre notre retour. Reste-t-il d’autres sujets à débattre ? Je ne vous cacherai pas que la journée m’a épuisé ; je ne pense plus qu’à un bon lit moelleux et à d’épaisses couvertures.

— Encore un point, s’il vous plaît, dit Owen à contrecœur. Vous vous souvenez de mon IA personnelle, Ozymandias ? Elle s’est révélée jouer les mouchards pour le compte de l’Empire et j’ai dû la détruire à l’aide de mes nouveaux pouvoirs avant qu’elle ne nous anéantisse. Eh bien… elle est revenue. Elle me parle, mais il n’y a que moi qui puisse l’entendre. Le plus probable, c’est que je sois en train de craquer à cause du stress, mais on ne peut pas écarter l’éventualité qu’il s’agisse d’un phénomène plus inquiétant…

— Vous n’en avez jamais rien dit, fit Rubis.

— Il avait peur qu’on le prenne pour un dingue, intervint Hazel. Vous n’auriez pas dû, Owen ; le stress et ses conséquences, on connaît.

— En outre, renchérit Hasard, si vous étiez en train de perdre la raison, nous l’aurions perçu depuis longtemps par notre lien.

— Oz détient-il encore les mots-clés qu’il avait implantés dans votre esprit et dans celui d’Hazel ? demanda Gilles, la mine sombre.

— Il affirme que non, répondit Owen, mais je n’ai aucun moyen de vérifier s’il ment ou pas. En tout cas, il n’a pas tenté de s’en servir, du moins jusqu’ici.

— Appelez-le tout de suite, dit Hasard. Nous essaierons d’écouter votre conversation. Que tout le monde ouvre grand ses implants com et se concentre en même temps sur le lien. Allez-y, Owen.

— Très bien, fit le jeune homme, légèrement gêné. Oz, tu es là ?

— Bien sûr ! répondit l’IA. Où veux-tu que je sois ? C’est toi qui m’as ordonné de me taire. Ce qui m’étonne, c’est que tu aies réussi à te débrouiller si longtemps sans mon aide ; j’aurais pu te donner toutes sortes de conseils pendant la réunion. Mais il est vrai qu’à présent, avec les nouveaux tours de passe-passe dont tu es capable, je dois te paraître bien ridicule ; après tout, je ne suis qu’une IA de catégorie 7 branchée sur une banque d’informations dont tu ne ferais pas le tour en une vie entière…

— La ferme, Oz », dit Owen. Il parcourut ses voisins de table du regard. « Alors ? Vous avez capté quelque chose ?

— Rien du tout », répondit Hasard, et les autres secouèrent la tête. Jack prit un air songeur. « Pensez-vous qu’il s’agisse de votre IA ?

— Non ; c’est impossible. J’ai tué Oz dans le Labyrinthe de la folie ; j’ai complètement anéanti son esprit à l’aide de mes nouvelles facultés, et je l’ai senti mourir.

— Qu’est-ce que c’est, dans ce cas ? demanda Hazel.

— Je n’en sais rien ! s’exclama Owen, agacé.

— Il peut s’agir d’un effet secondaire du passage dans le Labyrinthe, dit Hasard.

— Alors ça c’est rassurant ! fit Rubis. Autant dire qu’on risque tous de finir victimes d’hallucinations !

— Si personne n’a rien d’utile à déclarer, bouclez-la ! dit Hazel. Pas étonnant qu’Owen n’ait pas eu envie de nous parler de cette affaire !

— Je dois avouer que je ne vois pas comment vous aider, Owen, fit Hasard. Tenez-nous quand même au courant de toute évolution – et c’est valable pour tout le monde ; en attendant, le mieux est de laisser la question en suspens, je pense, jusqu’à notre retour. Nos missions passent avant tout. Pendant le temps qui reste avant votre départ, Owen, je vous suggère de faire tester vos implants com pour voir s’ils fonctionnent correctement. Quelqu’un d’autre a-t-il un problème dont il aurait envie de parler ? »

Tous s’entreregardèrent. Hazel resta bouche close. Elle ne pouvait pas révéler sa dépendance au sang ; ils ne comprendraient pas. Et puis c’était son problème et elle le réglerait toute seule. Elle avait déjà réussi à se désintoxiquer à Port-Brume, or elle y retournait justement ; elle voulait, elle devait y voir un signe. Le silence s’appesantit jusqu’au moment où Hasard recula sa chaise et se leva.

« Eh bien, bonne nuit à tous. Je ne sens déjà plus mon pied gauche et j’aimerais que le reste de mon organisme suive son exemple le plus vite possible. Prenez autant de repos que vous le pourrez avant notre départ ; j’ai le pressentiment que nous n’en aurons plus l’occasion avant quelque temps. »

Il adressa un salut à la cantonade et quitta la cuisine. Rubis Voyage s’empara de la bouteille encore à demi pleine et l’imita ; Hazel adressa un bref hochement de tête à Owen et sortit aussi vite qu’elle put sans que sa hâte parût étrange. Elle n’osait pas rester pour bavarder avec le jeune homme : elle craignait de lui avouer la vérité sans le vouloir. Certes, si quelqu’un pouvait la comprendre, c’était lui, mais elle préférait ne pas prendre de risque ; elle passa donc la porte de la cuisine sans un regard en arrière et regagna ses quartiers. Gilles et Owen se retrouvèrent seuls face à face.

« Je regrette qu’il faille nous séparer si vite, mon ancêtre, dit le jeune homme. C’est à peine si nous avons eu l’occasion de faire connaissance.

— Je sais que tu es un vrai Traquemort, répondit Gilles, et c’est l’essentiel en fin de compte. Tu es un bon combattant – pour un historien. Y a-t-il… y a-t-il une question à laquelle tu voudrais que je réponde ?

— Ma foi… j’avoue que je m’interroge : pourquoi portez-vous le crâne rasé avec cette longue mèche de cheveux ? C’est la marque d’un soldat mercenaire, non ?

— Oui, en effet. L’Empire que je me rappelle a disparu depuis longtemps et n’est plus qu’un souvenir, l’empereur que j’avais juré de servir est mort il y a des siècles. L’avenir n’a pas du tout pris la direction que j’espérais ; on forme toujours le vœu que tout ira mieux, que ses descendants auront moins d’obstacles à surmonter que soi-même, mais j’avais déjà vu de mon temps la gangrène s’installer, et rien n’a changé au cours des neuf cents années écoulées, sinon en pire. Au moins, j’aurai vécu assez longtemps pour assister à la naissance d’une reconstruction. Je ne suis plus Premier Guerrier ; on m’avait déjà retiré ce titre autrefois, et j’avais donc mis mon épée au service d’autres causes, tout comme aujourd’hui. Je suis un mercenaire, Owen, c’est tout ; voilà l’explication de ma coiffure, sans compter mon penchant pour le spectaculaire. Tu es sûr de ne pas vouloir me parler d’autre chose avant que nous ne nous séparions ? »

Le jeune homme s’agita sur sa chaise, mal à l’aise. Depuis qu’il avait tué son fils Dram, Gilles s’efforçait de jouer les figures paternelles avec lui, mais Owen n’avait nul besoin d’un nouveau père et n’en voulait surtout pas : il avait déjà bien assez de mal à débrouiller les sentiments que lui inspirait son vrai géniteur. Aussi, pour finir, les deux hommes échangèrent un simple sourire, se saluèrent et s’en allèrent chacun de son côté prendre du repos avant leur départ.

Deux Traquemort liés par le sang, l’honneur, le remords et peut-être un peu d’affection, héros de la rébellion imminente, qui n’avaient aucun moyen de savoir quelle sombre fin le destin leur réservait.