Une belle histoire
Le corps terrestre est comme une chenille. L’âme l’utilise pour se déplacer et accomplir sa mission sur la terre. La chenille se tisse ensuite un cocon dans lequel elle s’enferme. Le cocon, c’est comme la mort et on a de la difficulté à croire qu’il y a encore de la vie à l’intérieur de cette petite enveloppe. Alors même que nous nous convainquons qu’il n’y a plus rien, la chenille sort de son cocon sous la forme d’un magnifique papillon. Il est splendide. Il peut voler librement, sans s’embarrasser des frontières. Il est plus grand et plus fort.
Il en va ainsi lorsqu’une personne décède. Le corps n’est plus, mais l’âme de celui qui s’éteint reste toujours libre et épanouie.
Au jour le jour
J’essaie de me détendre, mais tout me rappelle la tragédie que nous avons vécue. De nombreux membres de la famille viennent nous visiter. Ils ne cessent de parler du drame et de nous poser des questions, ils s’informent de nos états d’âme. Cela me fait du bien de leur raconter cet épisode de notre vie. Chez Patrice, je crois que ça engendre l’effet contraire. Il préférerait vivre ces moments de tristesse seul avec moi. Il s’isole, et ça m’inquiète.
Il comprend par contre que nos proches ne désirent que nous accompagner. Il les trouve très généreux de leur temps. Nos familles respectives sont de la même trempe : charitables et prodigues de leurs encouragements. Les deux s’unissent instinctivement et forment ainsi une équipe plus consistante et davantage en mesure de nous aider. Ma belle-famille nous fait à manger et mes parents nous hébergent. Ils nous soutiennent en outre de mille et une façons.
Chacun nous réconforte à sa manière. J’apprécie énormément tout ce qu’ils font pour nous. Ils nous offrent un support constant et des moments de bonheur inappréciables. Grâce à eux, nous connaissons quelques instants de joie et de sublimes fous rires qui nous font du bien en nous permettant de rompre momentanément avec notre deuil. J’ai besoin d’avoir des gens autour de moi, de les sentir à mes côtés. C’est sécurisant d’avoir une épaule pour s’épancher lorsque c’est nécessaire.
Les journées passent très lentement. Je vois les heures s’écouler seconde après seconde. Elles sont interminables et pénibles. Respirer devient pratiquement une épreuve. Le plus difficile, selon moi, c’est de rester seul avec soi-même, avec ses pensées. Il est alors impossible de s’empêcher de réfléchir. Lorsque le soleil doit aller se coucher – parce que la vie continue –, nous devons nous aussi fermer nos yeux et tenter de nous reposer. Quand tout devient noir, l’image de ma fille s’impose à moi instantanément. Je me retrouve prisonnière de ce cauchemar, j’y suis coincée sans avoir la possibilité de me réveiller pour m’en échapper. J’ai besoin d’aide pour que cesse cette projection sur l’écran géant de mon cerveau.
Il faut que ça s’arrête. Je crie à l’aide, mais personne ne peut voir ce qui se déroule dans ma tête. Tous ces malheureux clichés doivent être anéantis. Il me vient une idée : je dois regarder des photos d’elle, des milliers d’images, empreindre de nouveau son adorable sourire dans ma mémoire.
Je demande à mes parents s’ils peuvent aller me chercher mon album de photos. Sans aucune hésitation, ils accourent à mon appartement en quête de ce que je pense être la solution à mes tourments. À leur retour, je me précipite sur l’énorme cartable et m’installe à la table de la cuisine. Dès que je l’ouvre, c’est comme si une bombe m’éclatait en pleine figure. Ma fille est ravissante, somptueuse et éblouissante, mais, plus je tourne les pages, plus je ressens les coups de couteau s’enfoncer dans mon ventre. J’ai terriblement mal, mais je me console en regardant son minois sculptural. Il n’est pas meurtri, sur ces clichés. Son teint est rosé et radieux.
Curiosité morbide
Je n’en peux plus. On en parle sans cesse à la télévision, dans les journaux et à la radio. Naomy est le premier cas de méningite en 2001. Ce type de souche se manifeste en général tous les huit à dix ans. On craint qu’il y ait d’autres cas. Les médias avisent la population d’être à l’affût des premiers symptômes. Ils parlent de Naomy et nous demandent, à nous, les parents, de les contacter pour connaître les détails de ce qui nous est arrivé.
Cela ne nous intéresse pas. Lorsque nous étions à Québec, les chaînes de télévision m’ont approchée pour que je leur dévoile le nom de ma fille et des précisions sur son état de santé. Selon les journalistes, je devais informer la population. Ça ne durerait que quelques minutes, me précisait-on. On voulait même filmer Naomy dans son lit, avec moi tout contre elle. On me disait que ça toucherait les gens… et quoi encore! Est-ce que j’avais bien compris? Plus qu’informer, ne voulaient-ils pas donner notre malheur en spectacle, en pâture à l’avidité publique?
— Pas question! leur ai-je dit fermement. Sortez d’ici tout de suite ou j’appelle la sécurité! Personne ne regardera ma fille dans cet état à la télévision ou dans tout autre média! Vous n’aurez pas son nom, ni celui de son père ni le mien! Est-ce que c’est bien clair? Sortez!
Dans tous les journaux, on discute de ma fille et de cette terrible maladie. Au bulletin de nouvelles, on informe la population sur la rapidité d’évolution de la méningite. À la radio, on bavarde sans cesse à propos de Naomy et de cette tragédie. On raconte même ma mauvaise expérience avec le premier médecin que j’ai rencontré. On dit avoir entendu parler d’erreur médicale. On nous demande, par l’entremise de la radio, si nous allons prendre des procédures contre le médecin en question. Chacun exprime son point de vue et son opinion sur ma vie. Je n’en peux plus de me faire dire par des étrangers ce que nous aurions dû ou devrions faire. Ça me fait mal d’entendre les milliers de ouï-dire sur ma famille et ma fille. Il y avait même des caméras postées devant l’église lorsque nous sommes sortis avec le cercueil. Je comprends que les médias font leur travail, mais jusqu’où sont-ils capables d’aller pour avoir la nouvelle la plus sensationnelle? Ce n’est pas nous qui avons choisi ce qui nous arrive. Je ne suis pas contre le fait que les journalistes fassent leur boulot, au contraire, et je conviens qu’ils doivent informer les gens. Tant que leurs interventions se font dans le respect de la famille endeuillée, je n’ai rien à dire sur leur comportement. Mais je suis d’avis que les médias ne montrent pas suffisamment d’empathie pour les gens affectés par le chagrin. Peu leur importent les deuils qui nous affectent, c’est le sensationnalisme et le cachet qui les intéressent.
Souffrir sous le regard des gens
Les secondes continuent de couler trop lentement, trop longues, interminables. Le temps ne passe pas assez vite. Il forme autour de moi une bulle presque immobile où je me sens seule, avec l’impression que la vie m’a laissée tomber. Je voudrais bien avoir quelqu’un avec qui parler, quelqu’un qui pourrait vraiment comprendre ce que je ressens. Je ne veux pas embêter Patrice avec mes peurs et mon chagrin. Il a sûrement suffisamment de peine et de tracas de son côté. Je me demande souvent ce que j’ai fait pour mériter ça. Je trouve la vie injuste. Il y a trop de questions dans ma tête, j’ai l’impression qu’elle va exploser. Quelle est ma motivation à continuer? Comment dois-je faire? Qui nous accompagnera dans notre traversée du désert? Ça ne devait pas se terminer ainsi. Je n’ai aucune réponse et c’est ce qui me désespère le plus.
Il y a maintenant quatre ou cinq jours que Naomy est décédée, je ne sais plus. Il faut que je retourne à l’hôpital. J’ai quelques symptômes qui pourraient s’apparenter à ceux de la méningite. J’ai mal à la tête et j’ai plusieurs taches rouges partout sur le corps. Ma famille est très inquiète. Je dois rassurer mes parents et aller me faire examiner. Je ne puis pas non plus prendre le risque de leur transmettre cette épouvantable maladie.
Mais je n’ai pas envie d’y aller. Les souvenirs que j’ai gardés de ces lieux sont trop douloureux. Il m’est indifférent d’être malade; je trouve que fuir est plus facile que de me soigner et que le résultat est plus instantané. J’ai peur d’entrer dans cet établissement et de ressentir cette douleur atroce qui continue de couver au fond de moi, qui ne guette qu’un moment propice pour m’assaillir à nouveau. Je crains de sentir encore cette odeur dont le seul souvenir m’empêche de m’endormir le soir. Je ne veux pas revoir l’endroit où Naomy a failli perdre la vie dans mes bras. Je ne pourrais pas supporter de rencontrer ce médecin qui a été à ce point incompétent ou négligent le matin où j’ai amené ma fille que j’ai finalement perdue pour toujours. Je lui en veux au point de ne pas pouvoir contenir mes paroles ou mes gestes, si je le rencontre.
Comme je n’ai pas de réponse à mes questions, le fait de lui en vouloir calme ma rage. Car je suis furieuse, ma fureur me semble inextinguible. Au-delà de l’erreur humaine qui m’a projetée dans la souffrance, j’en veux à la vie autant qu’au médecin qui n’a pas fait, selon moi, son travail. J’en veux aux milliers de gens qui peuvent encore serrer leurs enfants dans leurs bras et qui ne le font pas, aux parents qui ne s’occupent pas de leurs gamins et qui ne les embrassent pas chaque jour. Je leur en veux de ne pas apprécier ce qu’ils ont. Il n’y a rien de plus précieux que les enfants, et ceux qui ne s’en avisent pas ne les méritent tout simplement pas. Mes réflexions amères m’amènent à prendre conscience que bien des gens ne savourent pas la vie de la bonne manière. Pourquoi ne comprenons-nous que lorsque nous perdons une personne qui nous est chère?
Depuis le décès de ma fille, je suis intolérante et incapable d’être autrement. Je pleure sans arrêt, même si j’essaie de demeurer forte. Je tente sans cesse de me convaincre de ce qui s’est passé. Car je n’y crois toujours pas.
Je retourne enfin à l’hôpital, en amenant ma mère avec moi. À mon arrivée, les gens me reconnaissent et chuchotent dans mon dos. Les infirmières m’examinent. La nouvelle de ma présence se répand vite dans la salle d’attente et tout le monde me dévisage.
Bientôt, chacun sait que c’est moi qui ai perdu mon bébé à cause de la méningite, il y a de ça quatre ou cinq jours. Je suis un phénomène de foire. Les gens aiment être au courant de la véritable histoire, et la mienne est d’autant plus intéressante qu’elle est tragique. J’ai l’impression qu’ils ne sympathisent avec moi que pour obtenir les détails de mon malheur et s’en nourrir. Sans doute se disent-ils que, quand on se compare, on se console, comme le veut la sagesse populaire. Pour ma part, je crois en cette maxime plus que jamais.
On me regarde et je déteste ça. Je ne me sens pas bien et il faut que je sorte d’ici. Je demande à ma mère de m’accompagner, mais elle me rétorque que je dois rester, que ma santé est en jeu et que je n’ai qu’à laisser faire et ne pas m’occuper des autres. Je suis persuadée d’avance qu’elle ne me laissera pas partir et, au fond, je ne puis le lui reprocher; j’aurais probablement fait la même chose pour ma fille. De toute façon, il n’y a rien à faire; je devrai apprendre à vivre avec le regard et la pitié des gens. Mais ce n’est pas si simple. Chaque fois qu’on m’observe et que je croise un regard, je ressens encore et encore comme un coup de couteau dans le ventre. C’est chaque fois comme si ces gens me rappelaient que ma fille, mon ange, est bel et bien décédée. On réveille en moi ma souffrance à chaque instant.
Mon estomac se noue; j’ai mal au cœur. Comme ces événements sont récents et frais à l’esprit des gens, ma mère demande à une infirmière si je peux m’éloigner des regards et m’installer dans une autre pièce pour attendre. Cette femme constate à quel point on me dévisage et elle remarque mon malaise. Elle comprend tout de suite la situation et me demande de la suivre. Lorsque je me retrouve dans la petite salle, les souvenirs douloureux de ce qui s’est produit dans ce lieu reviennent avec force à mon esprit.
Je revois Naomy dans la salle numéro trois, inerte et quasiment sans vie. J’entends les portes battantes se fermer et les infirmières courir. Mon cœur bat de plus en plus vite, et ma respiration s’accélère. La senteur qui flotte ici m’est familière et exacerbe ma mémoire, si bien que je suis incapable de faire la part des choses. J’ai l’impression que Naomy est toujours de l’autre côté de la porte. Pour une seconde fois, je me retrouve au commencement de ce drame. Je regarde la civière et l’aperçois. Je veux savoir de quelle maladie elle souffre. On doit me le confirmer avec insistance, car je ne crois toujours pas ce qu’on me dit. Je me surprends même à espérer que ce ne soit qu’un cauchemar. Je vais me réveiller sous peu et je retrouverai ma fille.
Je ne fais plus la différence entre ce qui est vrai et ce qui est faux. J’ai peur et je suis étourdie. Les murs dansent autour de moi. Je dois quitter ces lieux, partir au plus vite. Je me lève et demande à l’infirmier combien de temps je devrai encore attendre. Je m’impatiente.
— Madame, me répond-il avec un ton arrogant, le cas de méningite de votre fille a été fulgurant, et plusieurs personnes craignent d’avoir contracté la maladie. Il y a beaucoup de gens qui attendent de voir un médecin pour cette raison. Vous n’êtes pas la seule personne inquiète ici, alors vous devrez attendre comme tout le monde et être patiente; le temps d’attente est considérable. L’hôpital est débordé depuis que les gens savent qu’il y a eu un décès en raison d’une méningite.
Il m’offre un calmant. Il a dû remarquer mon état d’énervement. Mais moi, je le prends mal. D’autant plus qu’il semble insinuer que c’est ma faute et celle de Naomy si le personnel de l’hôpital a une surcharge de travail. Insultée, je reste bouche bée. C’est quoi, cette affaire? Il veut que je me taise et que je dorme, en plus? Je n’ai pas le choix d’être ici et je suis effrayée par ce décor, en plus de faire face à une possible contagion. Je n’ai pas choisi ce qui m’arrive. Et cet homme ose me dire que les gens ont peur! Je n’en crois pas mes oreilles. Comment peuvent-ils ramener à eux un événement qui ne leur appartient pas? Je suis furieuse, et ma mère s’en rend compte tout de suite. Elle me saisit le bras pour que je m’asseye et se lève brusquement à son tour, bien déterminée à dire le fond de sa pensée à cet infirmier qu’elle connaît personnellement. Elle lui lance un regard furieux et prend tout de suite ma défense.
— Je ne te pensais pas capable d’agir ainsi. Je te croyais beaucoup plus tolérant et sensible. Est-ce que tu peux essayer de comprendre un peu ma fille? Elle vient de perdre son bébé et nous avons peur pour elle. Elle a été en contact direct avec Naomy, et les risques de contagion sont très élevés, dans son cas. Peux-tu, s’il te plaît, t’occuper d’elle ou est-ce qu’il va falloir que je me fâche pour que tu le fasses? La situation et les événements font en sorte que nous n’avons pas envie de perdre notre temps ici pendant des heures. Nous sommes en droit de nous attendre à un minimum de compassion et de compréhension de votre part. C’est extrêmement difficile pour elle d’être ici. Ça ne fait même pas une semaine que tout ça s’est produit. Peux-tu prendre ma fille en charge ou est-ce que je dois l’amener dans un autre hôpital?
Il est mal à l’aise et regarde ma mère qui tremble de tous ses membres. C’est à mon tour de lui prendre la main et de la convaincre de s’asseoir près de moi. L’infirmier semble attristé et désolé. Il nous présente ses excuses et nous assure qu’il va faire de son mieux pour nous aider. Il m’offre quand même le calmant en m’expliquant que ça m’aidera à surmonter mes angoisses. Il nous sourit. Tout le monde s’est calmé enfin et mon tour arrive bientôt. Je sors de l’hôpital quelques heures plus tard avec des relaxants musculaires et une ordonnance. Je dois recommencer à m’alimenter adéquatement si je veux reprendre des forces; j’ai beaucoup maigri. J’ai perdu quinze livres en quelques jours. Je dois aussi dormir, mais je n’y arrive pas depuis le décès de Naomy. Le médecin me prescrit quelques somnifères. Je dois me reposer et me laisser la chance de réapprendre à vivre sans la présence de ma fille. Je vis ce qu’on appelle un choc post-traumatique.
Le temps arrangera les choses… Mon œil!
Les jours passent et je suis toujours chez mes parents. La vie suit son cours et, moi, je traîne derrière elle. J’ai un immense vide à l’intérieur de moi. La disparition de ma fille m’a causé un indescriptible manque.
Je tiens absolument à avoir un autre bébé, et le plus tôt sera le mieux. Je ne me demande pas si retomber aussi rapidement enceinte est sain. Non. J’ai un besoin irrépressible de ressentir l’amour et la douceur de son enfant contre soi. J’en parle à Patrice.
— Es-tu certaine de vouloir un autre enfant tout de suite? Je ne voudrais pas que tu souffres encore plus que maintenant.
— Je t’assure que c’est mûrement réfléchi. J’éprouve un besoin viscéral de m’occuper d’un petit être. Ça ne va pas me faire souffrir, au contraire, mais m’aider à passer à travers.
Il m’avoue lui aussi avoir la sensation d’un vide et désirer fonder une famille avec moi. Il souhaite avoir un autre bébé, mais il n’osait pas m’en parler de peur de me brusquer ou de me faire sentir coupable de refuser. Cette nouvelle me donne envie de sourire, un réflexe inné que pourtant je n’ai pas eu depuis bien longtemps, me semble-t-il. Je me découvre soudain l’envie de relever la tête et d’aller plus loin dans ma vie. Je me surprends à vouloir connaître la suite de mon histoire. Patrice vient de faire de moi une femme comblée. Je l’aime et je suis ravie d’avoir cet homme dans ma vie.
Je me tâte le ventre doucement. Il ne contient encore aucune trace d’un quelconque fœtus, mais il est porteur de promesses et l’espoir naît doucement.
Quelques semaines se sont écoulées. Je me rends à la pharmacie pour y acheter un test de grossesse, même si je ne suis pas en retard. Demain, je devrais avoir mes règles, mais je ne les aurai pas. Non! Je suis convaincue d’être enceinte. Je le suis, c’est certain. Je peux le sentir, le percevoir, le ressentir. Une intuition maternelle indiscutable. Dès mon retour à la maison, je cours dans la salle de bains, pendant que Patrice me demande si je ne ferais pas mieux de voir d’abord si j’aurai mes règles et d’effectuer le test demain matin. À part huit dollars, je n’ai rien à perdre à essayer maintenant.
Je m’empresse de faire le nécessaire et j’attends deux interminables minutes. Les secondes ne passent pas assez vite à mon goût. Je fixe le dispositif sans arrêt. Impatiente, je le tiens dans mes mains et immobilise mes yeux sur la petite fenêtre. C’est plus qu’un minuscule orifice, c’est l’ouverture vers mon bonheur. J’en ai assez de pleurer, j’ai soif de bien-être et de consolation. Ma vie doit redevenir positive, constructive, et je ne vois rien de mieux pour cela que de la consacrer au développement d’un enfant. Juste d’y penser, une infinie douceur envahit mon cœur de maman. Et, dans la géhenne où je suis plongée, chaque parcelle de joie prend son importance; je m’en nourris.
Le test est positif. Mon cœur se remplit d’un immense ravissement. La vie s’est installée en moi pour une seconde fois.
En même temps, je me surprends à avoir peur, à être assaillie par l’angoisse. Et si, une fois de plus, on allait m’enlever mon enfant? Non, je dois faire confiance. Ça ne peut pas m’arriver une deuxième fois. C’est impossible, sinon hautement improbable. Tout va bien aller et je suis certaine que l’avenir me réserve beaucoup de bonheur.
Bienvenue chez vous
Le temps n’arrange pas les choses, mais assèche quelque peu nos larmes. Deux mois se sont écoulés, et je dois retourner chez moi. J’ai peur. L’endroit sera vide et froid. Je tiens à y retourner seule avec Patrice. Cela nous fera le plus grand bien de nous retrouver uniquement tous les deux.
Mes jambes flageolent lorsque j’aperçois l’escalier qui mène à notre appartement. Je cherche du réconfort dans les yeux de Patrice, qui s’approche aussitôt et me serre contre lui. Je ferme les yeux et profite de ce tendre moment pour m’emplir d’énergie.
Ce n’est pas la première fois que Patrice revient à la maison. Il y est passé à quelques reprises prendre des biens personnels dont nous avions besoin. Il me rassure :
— Viens! Ne t’inquiète pas, tout va bien aller. J’ai confiance dans tes capacités. Tu es forte et il fallait bien qu’on revienne chez nous un jour!
Je gravis les marches péniblement, une à une, et revis instantanément les moments où j’y montais avec Naomy dans les bras. Les images passent et repassent dans ma tête. Je me souviens à quel point je trouvais l’escalier interminable. Devant la porte, je m’arrête. Je regarde à l’intérieur et sens mes tripes se tordre. J’ai mal. Je m’accroupis par terre et respire profondément. Le souffle me manque et j’ai de la difficulté à reprendre mon air. Le monde devient minuscule autour de moi. J’ai l’impression que des siècles se sont écoulés depuis le décès de ma fille.
Une force soudaine succède à la peur. Je me relève et tourne la poignée. L’endroit semble plus petit qu’avant. Une odeur familière m’assaille et me souhaite la bienvenue. Me voici chez moi. Je regarde partout et cherche des points de repère. La place est comme je l’avais laissée. Rien n’a bougé. Ma frayeur s’apaise tout à fait et je me sens soulagée. Je marche doucement et ramasse le pyjama laissé par terre au moment de notre départ pour l’hôpital. Je le porte à mon nez et emplis mes poumons de l’odeur de ma fille. Je peux la sentir, et des milliers de papillons envahissent mon estomac.
Je reviens vite à la réalité. Ma raison m’envoie en plein visage que, ce que je tiens dans mes mains, ce n’est qu’un banal morceau de tissu. Une larme s’échappe de mon œil et va s’échouer sur mes lèvres.
— Patrice, va fermer la porte de la chambre de Naomy. Je suis incapable d’y entrer pour l’instant. Une étape à la fois! C’est déjà assez dur comme ça.
— Ta mère l’a fermée, déjà. Moi aussi, j’étais incapable de le faire.
Je dois faire un peu de ménage. Patrice me dit de prendre le temps d’arriver, ce avec quoi je suis d’accord, mais mon corps ressent la nécessité de bouger. Je ne peux rester en place. J’éprouve un besoin urgent de purifier la place, d’apporter des changements. Demain, j’irai acheter quelques trucs. Je m’offrirai quelques petits plaisirs. Je dois associer cet appartement à des souvenirs agréables, à des moments magiques. Présentement, il me rappelle ma fille sans relâche et c’est trop douloureux.
Tout ce que je désire, c’est de me sentir à nouveau à la maison. J’ai l’impression que la vie m’a jetée dehors de chez moi et je dois me réapproprier l’endroit sans délai pour y être à nouveau confortable.
Le soir venu, je me sens toujours aussi angoissée. Je prends un très long bain, histoire de me relaxer. Le moment est venu pour moi d’aller dormir. Je me glisse sous les couvertures et respire profondément. J’ai encore l’impression d’entendre le matelas de Naomy craquer sous son poids. Je me ressaisis et secoue la tête vigoureusement. Je trouve le silence de la nuit très pénible à supporter. J’entends chacune des respirations de Patrice à côté de moi. Il dort profondément. Comme j’aimerais être à sa place! Moi, je ne puis fermer les yeux, sous peine de voir revenir la douleur, atroce, intolérable.
Chaque fois, c’est la même chose. Je la vois étendue sur son lit d’hôpital. Je vois précisément la couleur indigo de sa peau. Son visage et son corps sont enflés. Je sens l’odeur ambiante et perçois sa souffrance. Je revis chaque seconde et ressens exactement la même détresse que lorsque j’étais à l’hôpital. Le mauvais film revient chaque fois que j’abaisse mes paupières pour essayer de dormir. J’entends le cri d’un enfant dans la pièce voisine. Je sursaute et me lève brusquement. Je cours devant la porte close et m’arrête subitement. Le retour à la réalité me frappe de plein fouet lorsque je comprends qu’il n’y a aucun enfant dans cette chambre. Je retourne au lit et m’allonge doucement pour ne pas réveiller Patrice. J’ai envie de crier, de hurler tellement je souffre. Je ne peux contenir mes sanglots ni endiguer mes larmes.
Je décide de me lever et d’aller prendre un verre d’eau. Je traverse le long corridor qui sépare la chambre de la cuisine. Il me semble plus étroit qu’à l’habitude. Mon regard croise un petit cadre de bois qui contient une photo de Naomy. Comme elle est jolie! J’ai pris cette photo la semaine avant son départ. On dirait qu’elle me regarde et qu’elle me sourit. Je lui rends son sourire et essuie la larme qui perle au coin de mon œil. Je dois aller dormir. Je caresse mon ventre et invite mon bébé à me suivre. Je dois combattre mes craintes, fermer les yeux et affronter mes pensées. Mais il est impossible pour moi de lâcher prise, ce drame m’envahit. C’est un horrible film, et ma fille en est la principale actrice. Comme j’en connais la fin, ça m’effraie à un point que je ne puis exprimer.
La mise en terre
C’est le printemps et le soleil est de plus en plus présent. Les journées s’allongent, la neige disparaît doucement. Nous devrons bientôt mettre Naomy en terre. J’appréhende le mois de mai. Ça me terrifie de devoir regarder de nouveau le minuscule cercueil blanc. Pour la première fois de ma vie, le printemps me donne envie de vomir. D’habitude, j’adore cette saison, j’aime l’odeur qu’elle dégage.
Le printemps est une renaissance, il nous fait revivre et nous sort de notre hibernation. Il nous réveille et nous fait sourire. Le printemps a habituellement sur moi des vertus magiques, mais pas cette année. Je l’ai en horreur. S’il est censé annoncer un renouveau, moi, il me donne l’envie de m’enfuir à toutes jambes. Je voudrais courir très loin, m’éclipser pour ne pas sentir l’odeur de la terre qui redevient molle et malléable sous mes pieds. Le dégel me rebute, me déplaît et me dégoûte. Je devrai voir cette petite boîte blanche, si précieuse et délicate, se faire ensevelir sous une tonne de terre grasse et sale. Je trouve ce rituel douloureux et ingrat, mais je ne peux pas y échapper. Nous aurions pu choisir de faire incinérer Naomy, mais j’en étais incapable. Il ne reste donc que l’inhumation comme avenue. Le soleil me tend la main et se fait rassurant. S’il peut être assez éblouissant, lors de cette journée, pour m’aveugler et que je ne voie rien. J’ai une impression de déjà-vu, comme si ma fille mourait une fois de plus.
Nous nous rendons au cimetière. La famille immédiate nous accompagne. Nous sommes très nerveux. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Il y a plusieurs voitures dans le stationnement et beaucoup de gens sur place. Eux aussi doivent mettre en terre les personnes qui leur sont chères. Une dizaine de fosses ont été creusées. Je trouve ça désolant de voir tant de visages endeuillés. Nous avons besoin de figures réconfortantes en ces moments de souffrance, mais tout ce que nous voyons ici semble triste. La place exhale le malheur de toutes les façons possibles. Plusieurs âmes voyagent en même temps au-dessus de nous et les énergies qu’on sent dans l’air ambiant sont accablantes.
Chacun de ces morts a sans doute connu une fin différente de celle des autres. Certains sont décédés accidentellement, d’autres d’une maladie, d’autres encore par suicide, peut-être. Il y en a sûrement de tous les âges et ce sont des femmes ou des hommes. Est-ce que tout le monde ici a pu dire à l’être disparu qu’il l’aimait? Est-ce que celui qui est parti a eu la chance d’entendre ces mots tendres avant de quitter pour un monde que l’on dit meilleur? Je me demande si ceux qui restent et qui se tiennent là ont des remords. Et ont-ils réellement de la peine? Sont-ils sincères envers la famille endeuillée?
Le grand-père de Patrice doit aussi être mis en terre ce même après-midi. Comme si mon compagnon n’en avait pas déjà assez! Nous avançons vers le lot que nous avons acquis, et Patrice me serre contre lui. Rien ne peut nous séparer. Nos parents proches et plus éloignés nous entourent, mais ils laissent un espace entre eux et nous deux, comme s’ils sentaient que nous aspirons à être seuls un moment pour traverser l’épreuve de l’inhumation de notre fille. Nous baignons, lui et moi, dans une énergie commune pratiquement perceptible. Une force invisible, mais bien présente nous enveloppe et nous investit. Mes larmes sont intarissables. J’aperçois mon petit trésor blanc déposé sur un support de métal. Pourquoi est-il nécessaire de vivre ça? Pour que je fasse mon deuil, bien sûr, me répond ma petite voix intérieure. Est-ce possible de faire le deuil de son enfant?
Le curé arrive et nous tend la main. Il parle de Naomy et la louange. J’ai le regard vide et ne l’écoute pas réellement. Je fixe le tas de terre en me disant qu’il recouvrira le cercueil de ma fille. Je ne veux pas la laisser partir. Je réalise à cet instant que tout est vraiment terminé. Je ne la sentirai plus jamais contre moi. Je ne pourrai plus jamais l’embrasser. Je touche mon ventre, tout à coup horrifiée à l’idée de mettre au monde un enfant dans une vie remplie d’injustices. Un sentiment de vulnérabilité m’envahit et je me sens soudain fragile, comme si la vie se transformait en verre. « Aide-moi, explique tout à maman, Naomy, songé-je. Je veux comprendre ce qui m’arrive. Mes sentiments et mes idées se bousculent. Je m’en veux d’avoir voulu combler aussi rapidement le vide d’amour que tu m’as laissé en me quittant. Est-ce malsain ou égoïste d’avoir voulu un autre enfant? Je ne pourrai jamais te remplacer et j’en suis consciente. Je t’aime, mais ton corps n’est plus, il se fond déjà dans la terre. Te toucher, te sentir et t’embrasser me manquent tellement! Je ne sais pas si je vais bien, je me contente de suivre le courant. Je sens mon utérus se tordre de douleur lorsque je regarde aujourd’hui ton lit vers l’éternel. Est-ce que tu le perçois? Est-ce que tu as mal? Est-ce que tu ressens ma douleur? Parce que toutes ces émotions sont physiques. Je les ressens, les perçois et les vis. Je ne veux surtout pas courir de risque durant ma grossesse, mais, comprends-moi, j’ai peur de perdre cet enfant aussi. Elle m’est indispensable, cette passion innée et inconsciente que nous procure l’amour inconditionnel. Je ne sais pas si c’est égoïste de ma part, de vouloir retrouver cette plénitude, mais, si ça l’est, je l’assume totalement. Envoie-moi un message, un signe pour me réconforter. Montre-moi que tout va bien aller. S’il te plaît! »
Mon regard se tourne vers le cercueil et je reviens à moi. Patrice me demande si je tiens le coup. Mes genoux fléchissent. Je n’entends plus rien autour de moi. Je crois perdre connaissance. Patrice me prend dans ses bras, et nous nous assoyons par terre. Rassurant, il me dit :
— Il n’y a rien de plus fort que l’amour et il nous unit tous les trois. Naomy nous aidera à nous en sortir. Nous nous battrons ensemble, nous formons une équipe. Un ange veille sur nous… Elle est là. Je le sens et tu le sens aussi. Elle veille sur notre enfant et nous protège. Il faut le croire.
Je me noie dans ses mots et veux croire que c’est Naomy qui parle à travers lui. Le vent se lève, mais le soleil est toujours aussi radieux. Je sens le printemps qui m’imprègne de son odeur. Je quitte les lieux en tenant toujours Patrice par la main. Le stress est tombé.
Je sors du cimetière, mais une partie de moi y reste. Je laisse ma fille fusionner avec le printemps. Elle deviendra mon soleil, ma chaleur, ma sécurité. Elle me réconfortera lorsqu’il y aura des nuages. Je ne pourrai plus jamais sentir l’odeur du printemps sans penser à ma fille. Mon bébé, à l’intérieur de moi, m’accompagne dans ma reconstruction du bonheur. Nous le poursuivons ensemble. Même si j’ai l’impression qu’il ressent toute ma douleur, je sais qu’il pourra s’en sortir sans trop de blessures… Enfin, je le souhaite de tout mon cœur.
Ma planche de salut
Je m’accroche à cet enfant à naître comme à une bouée de sauvetage. Il me tient en vie. Sans lui, je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui. Je dois passer une échographie cet après-midi. Je me demande de quel sexe sera le bébé. J’espère avoir réponse à ma question. Patrice et mes parents, de leur côté, sont inquiets. Ils ne me le disent pas, mais ils désirent au plus profond de leur cœur que ce soit un garçon, craignant que la venue d’une autre fille ne me replonge de plus belle dans mon cauchemar. Cette grossesse précipitée ne règle pas tout et mon deuil est encore loin d’être fait. J’ai encore l’impression que j’ai rêvé la mort de Naomy et je suis toujours en phase de déni. Ma mère pressent que si je porte une fille la coupure ne se fera pas. J’aurai naturellement tendance à la comparer avec Naomy.
Je dis souvent à ma mère :
— J’espère que le bébé va ressembler à Naomy. Si c’est une fille, je l’appellerai Noémia.
Mes parents n’aiment pas cette attitude. De plus, ils me trouvent très vulnérable, même s’ils ne m’en parlent pas de peur de me contrarier ou de me brusquer. Ils souhaitent fortement que je m’en aperçoive moi-même. Ils ont confiance en moi, mais restent néanmoins craintifs et anxieux.
Patrice m’accompagne à l’hôpital. Cet examen, sans doute, me confirmera que mon bébé est parfait et il apaisera mes peurs. Je me dis bien que Naomy veille sur cet enfant, que rien ne peut m’arriver, que je dois faire confiance. Il n’en reste pas moins que des doutes persistent malgré moi dans mon esprit. La vie m’a joué un bien vilain tour et je me méfie d’elle, à présent. J’ai éprouvé dans ma chair ce dont elle est capable.
Dès que l’examen commence et que mon bébé, cet être tout menu qui bouge à l’intérieur de mon abdomen, apparaît sur le moniteur, j’oublie tout, émerveillée. Les larmes me montent aux yeux. C’est bien vrai qu’il est là et, à partir de ce moment, le sexe m’importe peu. Cet enfant me comble déjà de son amour, et j’en suis aveuglée. J’entends en sourdine une voix qui s’adresse à moi, mais je ne lui réponds pas. Je suis prise dans cette boîte à images avec mon bébé. Patrice me prend la main et me demande si j’écoute ce que l’échographiste me dit. Je sors subitement de la lune et le regarde les yeux bien ronds.
— Vous allez avoir un beau gros garçon, madame, m’annonce-t-il. Il est très costaud. Félicitations!
Sur le coup, j’éprouve un pincement de déception qui m’arrache une larme. Allez savoir pourquoi, au plus profond de mon cœur, j’espérais probablement que ma fille vienne nous rendre visite une seconde fois. Que ce soit un garçon m’inonde de joie, mais me confirme du même coup que Naomy ne reviendra pas. Elle est une fille et ne peut être un garçon. Je réalise que cet enfant ne la remplacera pas, mais qu’il aura une personnalité bien à lui. Sa présence m’est un choc, mais je dois comprendre à présent que chaque être est unique et que je n’ai pas à hypothéquer émotionnellement cet enfant avant sa naissance.
Je suis fière de mon garçon. Déjà, il prend la place qui lui revient, et je le trouve courageux. Patrice a les yeux remplis de bonheur. Nous sommes enchantés et partons le cœur gorgé d’amour.
Ma mère est rassurée de m’entendre lui dire la chance que j’ai d’avoir en moi un petit garçon. Je lui confie ma prise de conscience. Soulagée, elle me met au courant des recherches qu’elle a faites pour m’aider à vivre l’attente de ce bébé le plus sainement possible. Elle a lu sur le sujet, et ma grossesse prématurée après le décès de Naomy l’inquiétait beaucoup. Elle a appris que le syndrome du bébé de remplacement2 existe réellement et que je présentais plusieurs des symptômes de cette affection. Son souhait s’est réalisé et elle est convaincue que Naomy y est pour quelque chose.
— Mon petit ange veille sur sa maman! conclut-elle.
Dans les yeux d’un enfant
Kristyna, ma filleule de trois ans, me demande :
— Marraine, tu as un bébé dans ton ventre… Est-ce que c’est Naomy qui va revenir me voir? Je m’ennuie de ma cousine, moi.
J’ai le cœur brisé. C’était son bébé et elle en raffolait, Kristyna. Je trouve bien ardue la tâche qui nous revient de lui expliquer la mort. Comment lui dire les bons mots? Que doit-on s’abstenir de lui raconter? C’est encore une petite fille, mais elle veut comprendre ce qui s’est passé. Je crois personnellement que, si elle pose la question, c’est qu’elle est prête à recevoir et à saisir la réponse.
— Oui, il y a bien un enfant qui grandit en moi, mais ce sera un garçon.
Elle est surprise, comme si c’était impossible. Ça me fait bien rire de voir ses yeux émerveillés, mais son attitude exprime la déception. Je lui demande ce qui ne va pas.
— Si c’est un garçon, réplique-t-elle, ça veut dire que ce n’est pas ma cousine qui est dans ton ventre. Où elle est, Naomy?
Kristyna doit ressentir le même déchirement que moi. Je sais que c’est douloureux, mais elle doit savoir la vérité. Il ne faut pas mettre en doute la capacité des enfants de comprendre.
— Naomy, elle est au ciel avec les anges. Maintenant, elle a de petites ailes, elle aussi. Elle veille sur toi. Ce n’est pas ta cousine, qui est là, tu as raison. C’est un petit garçon qui grandit dans le ventre de marraine. Malheureusement, Naomy, tu ne pourras plus la voir et la serrer contre toi. Par contre, elle sera toujours dans ton cœur. Quand tu auras de la peine, tu pourras lui parler et elle sera toujours là pour te consoler. Il faut pleurer, Kristyna, lorsqu’elle te manque et que tu as mal. Tes larmes vont adoucir ton chagrin. Tu dois nous poser toutes les questions qui te trottent dans la tête. Ne garde pas ta tristesse à l’intérieur de toi… Et j’ai une surprise à t’annoncer. Tu recevras un cadeau de plus à Noël. Marraine va t’offrir le plus gentil des petits garçons.
Son regard s’adoucit et elle a l’air soulagée.
— Veux-tu venir avec moi et maman au cimetière, porter des fleurs à Naomy? demandé-je.
Elle me répond oui en criant et en sautant. Elle est heureuse et se sent concernée, à présent. Pour elle, c’est un privilège de nous accompagner.
Je ne suis pas retournée au cimetière depuis la mise en terre et je me sens un peu anxieuse à l’idée d’y remettre les pieds. J’essaie de voir la vie à travers les yeux d’un enfant; ça a l’air bien plus facile si je regarde Kristyna. Elle gambade et sautille. Pour elle, le bonheur est là, maintenant, tout de suite, car elle va voir sa cousine. Je lui ai pourtant expliqué qu’elle ne la verrait pas en réalité, qu’elle ne verrait que la pierre tombale, une grosse roche, en fait, sur laquelle sont inscrits le nom de Naomy et toutes les informations qui la concernent. Mais je me sens incapable de lui dire qu’elle y est inhumée; je trouve ça macabre et je crains que d’imaginer qu’on a fait ça à sa cousine ne la bouleverse trop. Je ne me fais pas à l’idée qu’une si petite fille pourrait concevoir une telle chose. Elle me regarde et me dit :
— Je sais, marraine, que je ne la verrai pas. C’est normal, elle est dans mon cœur. Nous allons lui porter des fleurs et elle sera contente… Tu as de la peine, marraine? Je suis là.
Elle s’approche de moi et me serre contre elle. Je la trouve courageuse, forte et émouvante. C’est probablement ce geste banal qui me donne la force de passer la grande barrière.
Nous entrons dans le cimetière. Kristyna sautille et explore les alentours. Perplexe, elle regarde partout et réalise que marraine a eu raison. Il n’y a personne ici, surtout pas un enfant. Elle se remet à se dandiner. Elle doit se dire que ce n’est pas si dramatique. Après tout, je l’avais avertie.
Je continue à l’observer en me disant que j’aimerais bien avoir le tiers de son courage. Tout à coup, elle s’immobilise. Je la vois regarder droit devant elle. Son attention semble attirée par quelque chose. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire? Elle se penche, ramasse les fleurs de plastique tombées par terre et les dépose dans le petit vase collé sur une pierre tombale juste à côté. Je trouve son geste délicat, typique d’une petite fille. Par contre, son regard affronte encore le vide. Elle se redresse et répond naturellement :
— De rien, ça me fait plaisir!
Comme si cette mascarade était normale, elle se retourne et repart à l’aventure. Nathalie, la mère de Kristyna, observe ma réaction pour s’assurer qu’elle n’a pas imaginé ce qu’elle a vu. J’ai aussi le réflexe de la regarder. Je lui demande de me confirmer que ce qui vient de se passer était bien réel. Nous sommes bouche bée. Nathalie a l’air horrifiée à l’idée que l’enfant ait pu être témoin d’un phénomène paranormal et elle s’empresse de suivre sa fille, qu’elle ne veut plus laisser seule. Je lui emboîte le pas en riant. Moi, ça ne m’affole pas du tout. Ça me trouble, mais je reste confiante, car elle n’a pas eu peur. L’idée que tout n’est peut-être pas terminé lorsque quelqu’un décède me rassure et me touche. J’en étais déjà persuadée, mais cet événement me le confirme un peu plus, c’est tout.
Nous poursuivons la petite aventurière. Comme elle n’est pas venue au cimetière depuis la mise en terre de Naomy, elle ignore où se trouve sa pierre tombale. Cependant, l’endroit lui est familier, car elle vient fréquemment s’y promener en compagnie de sa grand-mère, qui lui explique qu’il faut rendre souvent visite à nos disparus. Elle s’aventure vers le terrain de Naomy. Nathalie me regarde et me demande si tout va bien. Je lui confirme que oui et nous suivons la petite. Lorsqu’elle se trouve au-dessus de la tombe de sa cousine, elle penche la tête et fixe le sol. Elle lève le menton vers moi et me regarde droit dans les yeux en disant :
— Marraine, Naomy a tellement de beaux yeux!
Elle semble émue et perplexe, comme si elle l’avait vue. Je pleure et n’en reviens tout simplement pas. Est-ce qu’un enfant de trois ans peut imaginer de telles choses? Pourquoi inventerait-elle de pareilles histoires? Nathalie n’est plus effrayée, mais elle a les yeux inondés de larmes. Elle paraît bouleversée.
Kristyna continue son chemin le plus naturellement du monde. Nathalie et moi demeurons immobiles au milieu du cimetière. Nous sommes subjuguées. Est-ce que les enfants ont une plus grande sensibilité à la présence des disparus? J’aime bien le croire. Ce qui vient de se produire me rassure, apaise ma douleur et calme mes peurs. Un soulagement immense m’envahit de savoir que même après sa mort l’expression des yeux de Naomy est toujours aussi remarquable. J’aurais voulu prendre la place de Kristyna et pouvoir profiter du plus infime moment de sa présence, sentir son souffle pendant quelques secondes. J’envie cette enfant de trois ans, j’en suis profondément jalouse. Naomy a donné à Kristyna une permission exclusive, un privilège qui, sans doute, m’est inaccessible. Ma filleule tient mon bonheur entre ses mains et je sais qu’elle voudrait bien partager ce qu’elle a vécu avec moi. Je ne peux lui en vouloir. Peut-être que je n’aurais pas supporté de voir Naomy et de ne pas pouvoir la toucher.
Nous déposons les fleurs, et je m’assieds par terre en ayant le sentiment de me trouver près d’elle. Je respire à pleins poumons et laisse sortir l’air furtivement pour me calmer, car je suis toujours bouleversée par le phénomène dont j’ai été un témoin aveugle. Finalement, je dois me rendre à l’évidence, je ne peux prolonger ma présence en ces lieux. Je me lève et, Nathalie et Kristyna sur les talons, je quitte le cimetière rapidement en ayant comme chaque fois l’impression d’y laisser une partie de moi. Je me glisse dans la voiture et je tremble. J’entends mon cœur qui bat à tout rompre. Est-ce que la douleur diminuera un jour? Est-ce que la plaie finira par cicatriser un tant soit peu? Je m’épuise, à souffrir ainsi sans jamais connaître de répit.
Une surprise peu agréable
Je me rends à l’hôpital pour subir des examens de routine. Je me sens de plus en plus à l’aise de fréquenter cet établissement. Par contre, quelques peurs nouvelles se font jour en moi. Ainsi, je me surprends à ressentir de l’anxiété lorsque je ne me lave pas les mains fréquemment. Je n’ai surtout pas envie d’attraper quoi que ce soit; il faut être prudent lorsqu’il s’agit de bactéries, je sais de quoi je parle. Le milieu hospitalier me paraît redoutable à cet égard et je traque sans cesse ses possibles empreintes sur mes mains.
Une fois les tests effectués, je ne traîne pas et quitte l’hôpital sans délai. Passé la porte, le soleil chaud de juin me frappe en plein visage. J’adore sentir sur ma peau ses puissants rayons. Je marche lentement vers ma voiture afin d’en profiter le plus possible.
Je ne vois pas très bien devant moi, éblouie par la lumière, mais quelqu’un attire mon attention. Je plisse les yeux et reconnais Patrice qui s’avance vers moi. Un bref moment de panique me retourne le sang. Pourquoi vient-il me rejoindre ici? Je n’aime pas beaucoup ça; ce n’est pas dans ses habitudes. Son visage me laisse croire qu’il s’est produit quelque chose.
— Est-ce que tout va bien? questionné-je.
Il me fait signe que oui, mais je ne le crois pas. Je connais cet air qu’il arbore et je sais quand il est contrarié.
— Je voulais juste venir te rejoindre. Je voulais savoir si tout s’était bien passé.
— Tu ne me dis pas la vérité! répliqué-je, inquiète et impatiente. Qu’est-ce qui te tracasse?
Il se met à bégayer et me tend une enveloppe. Perplexe, j’en retire la feuille qui se trouve à l’intérieur et ce que j’y lis me jette par terre. C’est une mise en demeure. Un individu que je ne connais pas exige que nous exhumions le corps de notre fille d’ici une semaine, prétendant qu’il aurait été enterré sur son terrain. Si nous ne nous exécutons pas dans le délai qu’il nous signifie, il nous poursuivra en justice. Est-ce que j’ai bien lu? Ce n’est pas possible, une pareille histoire!
Patrice est désolé d’avoir dû m’annoncer la chose de cette manière, mais le temps presse et il nous faut prendre des dispositions. Je m’accroupis sur le sol et applique mes mains sur mon ventre. Malgré le soleil chaud de juin, je frissonne de tout mon corps. Qu’allons-nous faire?
Patrice s’installe à mes côtés, et nous regardons le vide sans savoir quoi penser. Est-ce que le malheur va finir par nous foutre la paix? Je sens au creux de mes mains mon petit garçon qui bouge. Il me console et me fait sourire. Il joue un grand rôle auprès de moi. Il est précieux, ce trésor enfoui dans mon utérus. Patrice tend la main vers moi et la pose à son tour sur mon ventre. Un sourire lui vient, à lui aussi, qui retrousse le coin de sa bouche. L’espoir renaît. Nous pouvons encore surmonter cette épreuve.
Un épisode révoltant
Nous prenons rendez-vous chez l’entreprise funéraire avec laquelle nous avons fait affaire lorsque nous avons acheté notre lot, pour en savoir plus au sujet de ce papier de malheur. Le cimetière, en effet, appartient à la Fabrique de la paroisse Saint-Michel, dans le secteur Mistassini, mais c’est l’entreprise de pompes funèbres qui en assure la gestion. Le propriétaire nous accueille, visiblement nerveux et inconfortable. Il joue avec un trombone sans arrêt.
— Je suis vraiment désolé de ce qui vous arrive et des désagréments que cela va vous causer, nous dit-il. Mais je crains fort qu’il n’y ait rien à faire. Le plaignant est malheureusement dans son droit.
Évidemment, cette réponse ne nous satisfait pas et nous le pressons de nous fournir des explications plus consistantes. Il commence par bafouiller quelque chose que nous ne comprenons pas, après quoi il s’arrête, respire profondément et reprend sur un ton plus posé :
— Partons du début; c’est une affaire assez compliquée. L’homme avec qui vous avez un litige a fait avec nous un arrangement funéraire préalable un certain temps avant que vous ne veniez nous rencontrer pour acquérir un lot. Dans un premier temps, il avait acheté un espace pour quatre adultes et y avait fait placer un monument funéraire, qui a cependant été déposé de manière à être décentré par rapport au lot et à empiéter sur la droite, c’est-à-dire vers celui que vous avez choisi par la suite. Lorsqu’il s’est rendu compte de la chose, plutôt que de faire déplacer son monument, il a préféré acheter la parcelle voisine et a signé en conséquence le contrat en bonne et due forme. Mais la secrétaire, malade ce jour-là, a oublié de noter sur le plan que le lot n’était plus disponible.
« Lorsque vous êtes venus nous voir par la suite, nous avons identifié ensemble un espace qui vous plaisait et qui semblait libre. Nous avons complété les formalités de la transaction, mais avons omis de vous faire signer les contrats.
« Une fois votre bébé inhumé, le premier acquéreur est passé voir son terrain et il a été sidéré en constatant qu’une fosse y avait été creusée et qu’un enfant l’occupait. Bien sûr, il est dans son plein droit de le réclamer, étant donné que toutes les procédures ont été suivies correctement dans son cas et que l’arrangement qu’il a pris avec nous est antérieur à la vente que nous avons conclue avec vous en raison d’une erreur. En plus, nous ne pouvons produire la preuve que ce lot vous appartient. Vous ne pouvez savoir à quel point nous sommes désolés! Mais cela ne change rien, cet homme tient mordicus à récupérer son terrain. La solution la plus facile est d’exhumer le corps de votre enfant et d’effectuer le transfert dans un autre emplacement. »
A-t-il réellement dit que c’était la solution la plus facile? Pour lui, peut-être. Dans notre cas, ce qu’il nous offre paraît insensé.
— Je veux voir le plan, lui dis-je.
Sur l’immense feuille qu’il déroule devant nous, il nous indique du doigt l’endroit où se situe le litige.
— Est-il normal que notre opposant ait un terrain aussi grand?
— Comme je vous l’ai expliqué, l’acquisition s’est faite en deux temps à cause d’un malentendu au moment de l’installation de la stèle funéraire. Son lot peut maintenant contenir six adultes, puisque le vôtre est prévu pour deux. Votre fille étant placée en travers, à la base du terrain, à trois pieds de profondeur seulement, il aurait été possible d’y ajouter deux cercueils.
— Sans doute prévoit-il faire enterrer ses enfants avec lui, dis-je.
Notre vis-à-vis est manifestement très embarrassé lorsqu’il me répond qu’en réalité il n’a besoin que de deux places, que son lot est présentement inoccupé et que le problème vient vraiment du monument funéraire décentré en raison d’une mesure erronée du terrain. Pour une question simplement esthétique et pour éviter d’avoir à déplacer la pierre tombale, il a été convenu de régler le problème en ajoutant un lot supplémentaire, complètement inutile, au terrain initial. Je sais pour ma part que ce cimetière est trop petit pour les besoins et qu’on y économise l’espace au maximum. Je suis renversée qu’on en soit venu à cette solution. On me ferait exhumer mon enfant pour satisfaire les caprices d’un vieil emmerdeur?
— Êtes-vous conscient de ce que vous nous demandez? Il y a seulement un mois que nous avons mis notre fille en terre. Tout ça n’est pas notre faute et je ne vois pas pourquoi nous aurions à en assumer les conséquences. Je comprends que cet homme a été surpris de retrouver quelqu’un enterré à sa place, mais ne peut-il pas comprendre que c’est le corps de notre fille, qui s’y trouve? Ce n’est pas notre choix, ni un caprice, comme pour lui. Cette accumulation d’erreurs de votre part est d’une extrême gravité et je suis très en colère. C’est nous qui devrions vous poursuivre en justice pour nous faire vivre de telles émotions. Vous travaillez avec des personnes éprouvées et endeuillées. Nous vous livrons le corps de notre enfant pour que vous en preniez le plus grand soin, nous vous faisons confiance et voilà ce qui arrive! Comprenez-moi, je n’ai pas à vivre ça en plus de tout ce qui m’est advenu au cours des derniers mois. Nous avons eu notre content d’épreuves, Patrice et moi… Pour le moment, je ne vous autorise à poser aucune action. Nous devons prendre le temps de réfléchir et décider de ce qu’il y a de mieux pour notre fille… Au fait, on ne pourrait pas faire déplacer la pierre tombale et racheter à cet homme sa partie de terrain? À vos frais, naturellement! Il me semble que ce serait un bon compromis : il lui resterait quatre places pour deux personnes.
— Cette solution semble évidente, qu’on me répond, mais le propriétaire du terrain n’est pas malléable et il est bien décidé à faire valoir son droit. Il est prêt à tout pour ça et il a le moyen d’engager des procédures judiciaires.
De mon point de vue, cet homme est un monstre. Je suis enceinte de trois mois, ma sensibilité est exacerbée et je suis peu disposée à la patience et à la compréhension des tocades injustifiées. Il a lui-même des enfants, ce type! Comment peut-il être à ce point sans cœur et dépourvu d’humanité? Je me découvre une capacité de haïr que je ne me connaissais pas. Pourquoi ne veut-il pas faire de compromis avec nous, ni même nous parler, sauf par avocats interposés? Je suis prête à payer pour qu’on laisse ma fille en paix.
— Vous devez prendre une décision rapidement, ajoute notre interlocuteur au moment où nous nous apprêtons à quitter. Pour procéder à l’exhumation d’un corps, il faut obtenir un permis et cette procédure peut prendre des mois.
J’appréhende de revoir le petit cercueil blanc de ma fille. Sera-t-il endommagé? Y a-t-il un danger de le fracasser en le retirant du sol? Et s’il faut autant de temps pour avoir un permis, dans quel état sera-t-il?
Je veux qu’on laisse ma fille tranquille, que son corps repose en paix. Je ne peux pas les laisser faire. Je vais me battre. Ils ne la déterreront pas. Je ne veux pas prendre le risque d’endommager son lit de repos éternel.
Quelques jours passent. Nous allons rencontrer les personnes responsables à nouveau afin d’essayer de trouver un arrangement satisfaisant pour toutes les parties. Cette seconde rencontre a lieu au presbytère, en présence du curé de la paroisse Saint-Michel. Lui aussi cherche la solution qui va faire le moins de vagues possible. Je pars bien préparée, prête à faire face si nécessaire et déterminée à tout faire pour que notre bébé dorme en paix. Si je souhaite que nous trouvions une solution, je n’entends pas faire de compromis inacceptables.
— Nous avons peut-être la solution à notre problème, nous dit le propriétaire de l’entreprise funéraire. Comme préalable, je vous signale que des démarches ont été faites auprès du plaignant dans cette affaire et qu’il ne veut pas prendre le risque d’endommager son monument funéraire en le déplaçant.
Cette attitude me semble inqualifiable. La pierre tombale est donc plus importante que le défunt dont elle signale la présence… Il poursuit :
— Comme il est très compliqué et difficile de se procurer un permis d’exhumation, voici ce que je propose. Le terrain qui se trouve au bout du vôtre est libre. Comme votre fille n’est enterrée qu’à trois pieds de profondeur, nous pourrions creuser, à ses côtés, une tranchée en pente légère qui irait rejoindre l’autre terrain, à six pieds de profondeur. Ainsi, nous n’aurions qu’à glisser délicatement le cercueil jusqu’à son nouvel emplacement, sans le soulever. Étant donné que nous ne le retirerions pas de la fosse, le risque de l’endommager serait minime et, en plus, nous n’aurions pas besoin d’un permis d’exhumer. Si vous acceptez ce scénario, croyez bien que nous mettrons tout en œuvre pour que les travaux soient faits dans le respect de votre fille. Nous comprenons votre préoccupation dans ce sens et nous y souscrivons entièrement.
Je regarde Patrice qui semble rassuré. Cette solution lui agrée manifestement. Il pose quelques questions de précision et prend soin de me demander si je suis d’accord. De mon point de vue, l’idéal aurait été de ne toucher à rien, mais il semble que nous n’ayons pas le choix, et ne pas avoir à attendre me paraît avantageux dans les circonstances. Selon l’entrepreneur de pompes funèbres, le cercueil a toutes les chances d’être encore en parfait état. Étant de très bonne qualité, il devrait durer une vingtaine d’années et l’inhumation ne date que d’un mois. Je n’en reste pas moins sceptique à ce sujet.
« Ne perdons pas de temps, que je me dis. Tout ça sera de l’histoire ancienne dans une semaine! » Les fossoyeurs procéderont dès le samedi suivant. Patrice affirme avec vigueur qu’il tient à être présent au moment de l’exécution des travaux, pour s’assurer que tout se déroule comme promis. Moi, je ne tiens pas à être là; tout ça m’angoisse trop. J’irai lorsque le déplacement aura été effectué. On promet à Patrice de l’appeler vers 9 heures pour qu’il se rende sur place avec les ouvriers.
Le samedi, nous nous levons très tôt et je me fais belle pour ma fille. La tension dans notre appartement est tout près d’être intolérable. Il est 8 h 30; Patrice fixe le téléphone. Il est plus que jamais résolu à assister aux travaux et je le trouve très courageux, moi qui en serais incapable. Mes parents arrivent pour me tenir compagnie jusqu’à 11 heures. À 8 h 55, le téléphone n’a toujours pas sonné. Y a-t-il eu un pépin qui les a mis en retard? On ne peut tout de même pas l’avoir oublié. Il a exigé d’être présent, et sans ambiguïté. Après l’erreur qu’ils ont commise, s’ils ne respectent pas leur parole, ils sont mieux d’avoir une bonne excuse.
9 h 15, le téléphone ne sonne toujours pas. Patrice s’impatiente. Il prend ses clés et, inquiet, il décide d’aller voir ce qui se passe.
Environ trente minutes plus tard, je le vois par la fenêtre qui tourne le coin de la rue. Pourquoi revient-il? À peine a-t-il franchi le seuil qu’il se met à jurer comme un charretier en invoquant à peu près tous les saints du ciel.
— Lorsque je suis arrivé là-bas, m’explique-t-il, la machinerie était là, mais immobile. Ils ne doivent pas avoir commencé, me disais-je, mais plus je m’avançais, plus je réalisais qu’au contraire les travaux étaient terminés. Je me demandais pourquoi ils ne m’avaient pas téléphoné. Mais ce n’est pas le pire : ils n’ont pas effectué les travaux comme ils l’ont promis. Ils ont creusé un trou au-dessus du cercueil de Naomy qu’ils sont allés déposer dans le charnier. Là, ils l’ont emballé dans un plastique et ont creusé la seconde fosse dans le terrain voisin. Ces salauds ont exhumé le corps de notre fille sans permis et sans la moindre autorisation de notre part. On l’a trimbalé d’un endroit à un autre. J’ai demandé au gars qui était là pourquoi on ne m’avait pas téléphoné. Il m’a répondu qu’il n’avait pas de consigne dans ce sens et qu’il n’avait fait que son travail. Il attendait le responsable des pompes funèbres et le curé d’un moment à l’autre. Il voulait que je les attende avec lui, mais j’étais trop furieux. Ils n’ont pas respecté leur engagement, ils ont profané le corps de notre fille!
Je reste sans mots. Bien sûr, il ne s’agissait que de nous faire taire. On nous a menti sans vergogne, on nous a trahis, au mépris même de la loi. J’ai mal au ventre. Ces ouvriers ont transporté de leurs grosses mains sales le coffre au trésor blanc, souillé de terre noire. Ils l’ont trimbalé d’un endroit à un autre, probablement sans trop de précautions. Ils l’ont couvert d’un plastique, assurément disgracieux, qui effacera dans ma mémoire l’image d’un lit douillet pour mon enfant adorée. Les milliers de craintes que j’éprouvais sont revenues en force. Ont-ils endommagé le cercueil? Ils ne me le diront certainement pas après ces manœuvres inavouables. Je croyais que seul l’homme à l’origine du problème était un sans-cœur, mais je me rends compte que l’humanité entière a du chemin à faire lorsqu’il s’agit de compassion.
Nous partons pour la cérémonie, une vive amertume en bouche. C’est la troisième fois que nous disons adieu à notre fille et j’en ai assez. J’ai envie de dire ma façon de penser à tous ces tartufes, mais je m’abstiendrai par respect pour mon bébé. Je m’approche de la fosse creusée pour elle et m’aperçois que le cercueil y est déjà. Ils l’y ont mis avant notre arrivée.
Les fleurs qui ornaient le sol au-dessus de ma fille sont écrasées, piétinées, irrécupérables. Je m’effondre à genoux devant l’image insupportable du cercueil de ma fille six pieds sous terre. On ne peut pas montrer ça à de pauvres parents éplorés, déjà anéantis par la mort de leur enfant. J’ai envie d’y sauter et d’aller la rejoindre.
Le curé s’approche de nous. Il ose affronter mon regard noyé de larmes. Je me relève, passe près de lui et chuchote à son oreille :
— Pour ma fille, parce que nous sommes devant son cercueil, je ne ferai pas de scène. N’empêche, vous êtes des monstres! Sachez que je vous en voudrai le reste de mes jours!
Il regarde par terre, sachant qu’il a perdu notre confiance sans retour. Peut-être a-t-il honte. Mais pourquoi ont-ils agi ainsi? En fonction de quel enjeu sournois? Je ne le demanderai probablement jamais. J’ai assez de peine pour le moment, je ne veux pas en rajouter. Je ne veux plus connaître les motifs de leurs gestes cruels ni gratter ma plaie. Je dois apprendre à vivre avec cette image.
Un homme attire mon attention. Il regarde l’endroit où Naomy était enterrée. Il a un air très froid et ne montre aucun intérêt pour ce qui se passe autour de lui. Soudain, il lève la tête vers moi, se retourne et marche vers le responsable du cimetière. Il lui parle en faisant de grands gestes dans notre direction. Je comprends à cet instant qu’il s’agit de l’individu qui nous a envoyé la mise en demeure. Qu’est-ce qu’il fait ici? Je m’approche furtivement et surprends leur conversation. Mon indiscrétion est pardonnable, puisque l’homme parle très fort comme s’il voulait que je l’entende. Il exige en pointant le doigt vers le sol qu’on remette au plus vite son terrain en bon état. Quel culot il a, de venir nous relancer jusqu’ici! Sa méchanceté, à ce que je vois, se double d’une odieuse effronterie. Outrée, je m’avance vers lui d’un pas plus rapide en soutenant son regard qui ne m’impressionne pas. Arrivée à sa hauteur, je lui dis, toujours dans un murmure respectueux de la tombe de ma fille :
— Fichez-nous la paix et ayez au moins un minimum de respect pour mon bébé. Partez, sinon je vais vous frapper… Quittez les lieux immédiatement!
Soulagée de lui avoir dit son fait, je retourne retrouver les miens. Avant de quitter l’endroit, je ramasse les fleurs de Naomy qui traînent sur le sol. Je me sens comme elles, écrasée et fanée. Je voudrais être ailleurs avec mon enfant défunte, voler avec elle, jouer sur les nuages. Je prends la décision de revenir le jour suivant lui porter des fleurs dans la matinée.
Le lendemain, ma mère veut bien m’accompagner au cimetière. J’ai acheté un joli rosier dont la délicatesse me rappelle Naomy. La terre est encore humide et recouvre le terrain complètement. La fraîcheur du gazon me donne quelques frissons. Il est tôt et la rosée perle toujours sur le sol. Je plante le rosier près de la pierre tombale. Sa beauté illumine l’endroit et le rend moins déprimant. Il dissimule la cicatrice que cette fosse, qui contient mon trésor blanc, a laissée sur cette parcelle de terre. Il réussit à me faire sourire. Pour un instant, j’aime la vie, moi que chaque petit bonheur nourrit. Je perçois et goûte l’odeur incomparable des roses. Elles sont belles comme mon petit ange. Ma mère me regarde sans dire un mot. Soudain, un énorme monarque se pose sur mon épaule, émouvant de beauté.
Je n’ai qu’un sursaut devant sa familiarité. On dirait qu’il veut me dire quelque chose. Lorsque je fais mine de quitter les lieux, le papillon se met à voler autour de moi comme s’il refusait de me laisser partir. Il atterrit de nouveau sur moi, sur ma main cette fois. Je le caresse et l’examine. Ma mère est sérieusement impressionnée.
— Te souviens-tu, maman, du film dans lequel un médecin perd une collègue de travail, alors qu’elle vient de lui confier qu’elle aimerait se réincarner en papillon pour voler, libre comme lui? Après son décès, alors qu’il la pleurait, un joli monarque était venu se poser sur lui.
— Bien sûr, que je m’en souviens! J’y pensais justement.
C’est magique et nous ne pouvons empêcher nos yeux de se remplir d’eau. Le papillon continue de tourner autour de moi. Il virevolte et se pose sur mon nez. Je peux le toucher et le déposer où j’en ai envie, il me suit partout et m’accompagne jusqu’à l’auto. Je confie à ma mère :
— Maman, je ne sais pas ce qui se passe, mais je me dis que c’est ma fille qui m’offre un câlin. C’est comme si je sentais sa présence. Je me dis surtout que tout ne se termine pas avec la mort. Si je m’invente des histoires, c’est tant pis. Mais ça me fait tellement de bien de savoir Naomy libre, belle et sereine. Regarde ce papillon! Il me suit partout où je vais. Si je tourne, il change de direction. Si je cours, il se précipite sur moi. Ma fille me manque terriblement et je crois qu’elle me transmet un message… Je dois partir, papillon. Envole-toiet surtout reviens me visiter… J’attends et j’espère un clin d’œil.
Il s’envole vers le ciel et les nuages. Le temps est merveilleux et l’air est chaud. Le soleil de juin me fait plisser les yeux et chauffe doucement la peau de mon visage. Mon fils se rappelle à moi d’un coup de pied réconfortant. Un ange veille sur lui, je n’en doute pas à cet instant. En quittant le cimetière, j’ai moins l’impression d’y laisser une partie de moi. Ce papillon est libre, il peut voler où bon lui semble. Lui aussi peut sentir les rayons exquis de l’été. Pour une première fois depuis plusieurs mois, je me sens épanouie. Il est encore possible d’être heureuse… Je le serai!