Une séparation trop hâtive
Je suis bientôt de retour à la maison. Je ressens un peu d’anxiété devant la nécessité d’apprivoiser le nouveau venu, mais le processus d’acclimatation se déroule très bien tout de même. Il est adorable. C’est un bébé patient, très calme et extrêmement attentif à tout ce qui l’entoure.
Les jours passent et il est de plus en plus éveillé. J’ai la chance de le voir grandir, d‘apprécier chaque nouveau sourire et d’essuyer les larmes qui coulent sur ses joues.
Pourtant, il n’y a pas une journée où je ne pense pas à Naomy. Elle me manque énormément. Lorsque je m’ennuie d’elle, je prends aussitôt Joshua et le serre tendrement dans mes bras.
Patrice arrive du cégep et m’annonce qu’il a obtenu un stage au gouvernement. Il recevra enfin son diplôme d’études collégiales en tant que technicien programmeur analyste. Je suis très contente pour lui. Je lui demande à quel endroit le stage en question devrait avoir lieu et il devient soudain anxieux. Il se met à bégayer et à tourner autour de la question. Il me donne des explications qu’il s’efforce de rendre claires, mais que je ne saisis pas bien en raison de ses hésitations. Il me raconte que, dans sa recherche de stage, il a accordé priorité aux possibilités d’embauche par la suite, qu’il désire plus que tout avoir rapidement un emploi stable pour améliorer la qualité de vie de sa petite famille et qu’en conséquence il a cherché un endroit où les avantages sociaux sont intéressants.
Il finit par m’avouer que le stage a lieu à Québec. Je reste sans voix sur le coup. Sa nervosité lui venait donc du fait qu’il avait peur de ma réaction. Je ne sais trop quoi dire. Je lui demande quand il doit commencer et il me répond que ce sera au début de février, dans un mois environ. Nous discutons des possibilités qui s’offrent à nous, pour en venir à la conclusion que je devrai rester à Dolbeau pendant les six mois que durera son stage. Par la suite, s’il obtient l’emploi et que tout se déroule comme prévu, nous déménagerons à Québec.
Ainsi, Joshua n’a pas tout à fait deux mois lorsque Patrice nous quitte. Il me faut m’armer de courage pour traverser cette période, seule avec mon enfant.
22 février 2002
C’est l’anniversaire du décès de Naomy. Déjà un an qu’elle m’a quittée et privée de sa présence. Je suis mélancolique et un grand vide m’habite en cette journée propice aux souvenirs tristes. Une chance que Joshua est avec moi. Il réussit à me faire sourire et apaise ma douleur.
Il fait très froid à l’extérieur, et je n’ai pas envie de sortir. Je préfère rester au chaud dans une couverture et me bercer avec mon bébé. Je ne peux m’empêcher de penser à Naomy et je me demande si elle nous voit, si elle nous entend. J’explique à Joshua qui est sa sœur. Il n’a que deux mois, mais il me regarde dans les yeux. J’ai l’impression qu’il m’écoute et s’intéresse à ce que je lui raconte.
— Comme elle était belle, gentille et adorable! Comme toi! De là-haut, je suis certaine qu’elle veille sur toi…
Je prends le cadre et lui montre sa photo. Une année s’est écoulée, au cours de laquelle j’ai tellement vécu dans la douleur de son absence que j’ai l’impression que sa maladie et son décès se sont produits la veille.
Ça me fait beaucoup de bien de confier à mon fils mes joies et mes peines à son sujet. Ce petit garçon est d’une immense importance dans ma vie. Je m’accroche à lui. Il calme mon ennui et comble mon besoin physique d’amour. Mais Naomy me manque toujours autant.
L’angoisse du quatrième mois
Joshua a quatre mois et je me dis qu’il faudrait que nous soyons très malchanceux pour qu’il lui arrive quelque chose précisément à cet âge. Je reste tout de même nerveuse, comme s’il y avait une malédiction rattachée à cette étape de la vie. Je le surveille plus qu’à l’habitude et reste très vigilante. Je l’examine à chaque instant pour m’assurer que son corps ne présente rien d’anormal.
En changeant sa couche, je remarque tout à coup un vilain bouton rouge sur ses fesses. Mais qu’est-ce que c’est que ça? Je prends immédiatement le téléphone et appelle mon médecin. La secrétaire, très aimable, me rassure en me disant qu’il me rappellera d’ici quelques minutes. Environ une heure plus tard, il retourne mon appel et me dit de venir le voir à l’hôpital le lendemain matin. Rassurée, je raccroche et respire un peu plus normalement.
Je ne dors pas très bien la nuit durant, je fais des cauchemars et me réveille en sursaut à plusieurs reprises. Je vais vérifier fréquemment, peut-être trop souvent, si Joshua n’est pas mal en point. Le soleil se lève enfin, et j’examine à nouveau mon fils pour voir si quelque chose a changé. C’est encore là, c’est bien plus gros et très rouge, quasiment bleu. Je n’aime pas ça, et je ne crois pas que c’est un simple bouton. J’appelle Patrice et l’informe sans tarder du problème.
— Tiens-moi au courant, me recommande-t-il. Si ça ne rentre pas dans l’ordre, je m’amène.
Je raccroche, habille Joshua et pars pour l’hôpital. Il est âgé exactement de quatre mois et deux semaines. Pourquoi est-ce que je dois vivre ça? Que dois-je comprendre? Est-ce encore un test pour savoir si je maîtrise parfaitement mes émotions?
Le médecin examine Joshua et diagnostique une fistule anale; ce n’est rien de bien grave, quoique ce soit très douloureux, selon lui.
Il faut tout de même procéder à une opération, précise-t-il, sinon le problème reviendra à coup sûr. Cela nécessite une hospitalisation de deux jours au cours de laquelle je pourrai demeurer auprès de mon fils. Je ne suis pas trop emballée par l’idée, mais je me résigne en me convainquant que je dois faire ce qu’il y a de mieux pour Joshua.
Aussitôt arrivée chez moi, je préviens Patrice de la date de l’intervention et il me confirme qu’il sera là sans problème.
Le jour venu, nous nous présentons au bloc opératoire pour préparer notre garçon pour sa chirurgie. Nous y rencontrons le chirurgien. Il nous assure qu’il s’agit d’une intervention très simple, de routine, d’après lui.
— Par contre, je dois vous informer des possibles dangers de l’anesthésie…
Aussitôt, une alarme clignote dans ma tête. Je fixe le spécialiste, les yeux ronds, et je tremble intérieurement. Assurément, il ne ferait pas exprès de mettre mon enfant en danger et cette opération est certainement indispensable s’il tient à y procéder. Malgré tous mes efforts pour me rassurer, une petite voix continue à me dire que je suis condamnée à ce qu’il m’arrive malheur. J’ai de la difficulté à me convaincre que tout ira bien. Le chirurgien me demande si j’ai bien compris tout ce qu’il y a à savoir au sujet de l’intervention. Toujours aussi compréhensif, Patrice me confirme que je n’ai pas à m’inquiéter, qu’il a bien saisi ce que le docteur lui a expliqué. Ça apaise un peu mes angoisses, mais je ne suis toujours pas tranquille.
Joshua dort dans mes bras à poings fermés. Je l’embrasse sur le front et colle ma joue contre son visage. Nous devons maintenant attendre longuement qu’on nous appelle. Je respire profondément en évitant de laisser paraître ma frayeur. Néanmoins, ces mots se répètent en boucle sans arrêt dans ma tête : « Il va y avoir des complications… Je ne veux pas qu’on l’endorme. Il est trop petit. » Je me lève et donne Joshua à Patrice pour aller demander à l’infirmière si je pourrais rester auprès de mon fils le temps que l’anesthésiste l’endorme.
— Je ne le sais pas, mais je m’informerai auprès d’elle dès qu’elle arrivera.
Il s’agit donc d’une femme. À peine quelques minutes plus tard, l’anesthésiste entre dans la pièce et vient s’asseoir à côté de moi. Elle a une voix douce et parle calmement.
— Est-ce qu’on ne s’est pas déjà vus? J’ai l’impression de vous connaître.
— Vous étiez là lors des deux accouchements de Mélanie, répond Patrice.
Elle se rappelle alors les deux événements et prend un air interrogateur. Je sais à quoi elle pense. Je réponds avant même qu’elle le demande que notre fille est décédée l’année dernière d’une méningite et que c’est sûrement pour cette raison que nos visages lui sont familiers. Elle fait signe que oui et nous adresse ses plus sincères excuses en baissant les yeux vers le sol. Je lui pose ma question.
— Vous comprenez sûrement que l’opération de mon fils m’angoisse au plus haut point. Est-ce que je pourrais être là, lorsque vous procéderez à l’anesthésie?
— Je suis vraiment désolée, c’est formellement interdit. Mais je vous promets que je vais prendre toutes les précautions possibles. Quand il s’agit d’un bébé, je mets tout le temps qu’il faut pour le rassurer et pour éviter qu’il ait peur ou qu’il pleure pendant qu’il est avec moi. Si vous voulez, je peux même le bercer pendant que je l’endormirai. Je ferai comme si c’était mon garçon que j’anesthésiais. Et je vous assure qu’il n’y a aucun danger.
J’ai le cœur gros, et elle s’en aperçoit. Malgré tout, je la trouve compréhensive, sympathique et digne de confiance. Je lui tends mon bébé qu’elle prend doucement en lui murmurant des paroles d’apaisement. Je m’approche de la porte vitrée et la vois qui s’installe sur la chaise berçante, Joshua dans les bras. Je reste là, les yeux remplis d’eau, à regarder mon garçon s’endormir doucement.
Un peu plus d’une heure plus tard, on le transfère à la salle de réveil. Tout s’est déroulé comme prévu. Je suis soulagée et enfin délivrée des pensées négatives qui m’envahissaient. Mon enfant ouvre les yeux. Il examine cette grande pièce blanche et ne reconnaît pas les murs qui l’entourent. Il a l’air un peu perdu. Je le sécurise en prenant ses deux mains dans les miennes et en l’embrassant sur le front. On l’envoie à l’étage en pédiatrie où on lui a réservé une chambre. Nous sommes reconnaissants à l’établissement de nous avoir attribué une chambre privée où Joshua ne sera en contact avec aucun autre enfant malade. Nous partageons la même salle de bains que les gens de la chambre voisine, c’est tout.
Ma mère nous a rejoints, toujours prête à nous prodiguer ses encouragements et à apporter son aide. Mon anxiété a diminué depuis que le chirurgien m’a annoncé que l’opération s’est déroulée comme prévu et que tout va bien. Je me sens beaucoup mieux. Mon enfant est dans une position inconfortable et j’ai le cœur gros de le voir ainsi. Il me fait pitié, d’autant qu’il doit éprouver de la douleur à cause de l’opération. L’infirmière nous avise qu’on lui laissera son soluté jusqu’au lendemain en guise de prévention.
Entre-temps, une petite fille est admise dans la chambre voisine de celle de Joshua. Elle semble très mal en point. C’est une bien belle enfant dont j’évalue l’âge à environ dix ans. Sa mère vient fréquemment dans la salle de bains pour rafraîchir une compresse, afin de faire baisser la forte fièvre de son enfant. Elle me paraît terriblement inquiète. Par les deux portes entrebâillées, je la vois qui s’assied au pied du lit de sa fille. L’enfant semble dormir depuis quelques minutes. Je reconnais cette inquiétude qui imprègne son visage et lui ronge certainement le cœur. Elle a peur pour sa fille, et je comprends fort bien son angoisse.
La fillette se met à vomir anormalement. La maman demande rapidement de l’aide et l’infirmière accourt. Un employé est réquisitionné pour nettoyer les dégâts, pendant que l’infirmière s’occupe de la petite qui continue de vomir sans arrêt. Je remarque que l’infirmière n’a pas mis de gants. En plus, elle utilise la même salle de bains que nous et rien n’est nettoyé par la suite. Je comprends qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils sont dépassés par les événements, mais je crains en même temps la contagion pour mon fils et pour nous. Je demande à Patrice :
— Est-ce que c’est mon imagination, ou si j’ai raison de croire qu’il pourrait y avoir du danger pour nous? Elle pourrait prendre plus de précautions, pour sa sécurité et celle des autres. Il me semble qu’elle devrait mettre des gants pour s’occuper de l’enfant. C’est elle qui examine Joshua et sa plaie, vérifie son soluté, prend sa température rectale, toujours sans gants. À l’hôpital de Québec, on ne pouvait même pas entrer dans la chambre sans en mettre. J’ai beaucoup de compassion pour la petite fille, mais on ne sait même pas encore ce qu’elle a.
Patrice est d’accord avec moi et il s’empresse d’aller s’informer à l’infirmière, pendant que j’observe la scène par les portes de la salle d’eau en lisant tant bien que mal sur les lèvres.
— Notre bébé vient juste d’être opéré. Croyez-vous qu’il y a un risque de contagion pour lui et pour nous?
La femme est nerveuse et elle fuit son regard. En fait, tout le personnel connaît notre passé et les préposés sont mal à l’aise avec nous.
— Je ne suis pas en mesure de vous répondre. On ne sait toujours pas ce qu’a cette enfant.
— Vous n’en avez aucune idée?
— Il s’agit peut-être de la méningite, répond l’infirmière spontanément.
Cette nouvelle a sur nous l’effet d’un coup de tonnerre. Je me précipite et demande à l’infirmière pourquoi on ne place pas la fillette en isolation. Mon garçon est plus vulnérable qu’à l’habitude et on l’expose sans précaution à cette bactérie meurtrière. Je n’obtiens qu’une réponse évasive. Comment peut-on être à ce point négligent? Je voudrais qu’on me ramène chez moi avec mon garçon.
Quelque temps plus tard, l’infirmière retourne dans la chambre adjacente à la nôtre et, toujours sans mettre de gants, fait une prise de sang à la jeune malade. Cette fois, j’éclate de rage, à bout de patience. Je lance un regard de colère à Patrice et à ma mère et leur dis de ne pas me retenir. Patrice ne veut pas me laisser aller, mais ma mère l’attrape par le bras. Je marche d’un pas ferme jusqu’au comptoir et m’adresse à l’infirmière :
— Je voudrais m’adresser au responsable du département, s’il vous plaît. C’est d’une grande importance.
Elle semble contrariée par mon approche directe, mais, honnêtement, mon but n’est pas de lui plaire; je veux parler à qui de droit. Elle me guide vers un homme qui semble lui aussi contrarié et inquiet. Il me tend une main molle sans rien dire, visiblement en attente de ce que je veux lui communiquer. Comme je ne veux pas déranger les occupants de l’étage, je lui demande délicatement mais fermement de m’accompagner dans la pièce voisine. Il acquiesce et m’indique le chemin du bureau. Je me précipite à l’intérieur et lui lance :
— Qu’est-ce qui vous passe par la tête, lorsque vous voyez un enfant qui vomit, fait de la forte température et semble extrêmement malade? Vous vous dites qu’il ne peut pas être contagieux, qu’il ne peut contaminer personne? Vous le mettez en contact avec des dizaines de personnes sans vous préoccuper du danger qu’il peut représenter. Vos infirmières s’occupent de la petite hospitalisée à côté de notre chambre, elles lui font des prises de sang et viennent ensuite s’occuper de mon garçon qui est malade et vulnérable, et ce, sans mettre de gants. Pourquoi prendre un tel risque et pourquoi ne pas mettre cette enfant en isolation immédiatement? Vous craignez qu’elle ait une méningite et vous n’appliquez aucune procédure particulière! Ma fille est décédée l’an dernier, précisément de la méningite, et il n’est pas question que j’expose mon garçon une seconde de plus à cette bactérie. Croyez-moi, j’ai beaucoup de compassion pour la famille, mais je n’ai aucune envie de faire courir un risque à mon fils. Pensez à tous ceux qui se trouvent dans cette partie de l’hôpital. Regardez combien d’enfants vous mettez en danger aujourd’hui. Il y a des nouveau-nés, sur cet étage. Pour je ne sais quelle raison, ce sont les mêmes infirmières qui s’occupent des nouveau-nés et des enfants gravement malades et probablement contagieux. Comme vous n’avez pas de chambre d’isolation, je veux que mon fils soit déplacé dans un autre département immédiatement, sinon je porterai plainte. Selon moi, vous avez manqué grandement aux règles élémentaires de sécurité. Pensez aussi au danger que vous faites courir à votre personnel. Lorsque nous étions dans un hôpital de Québec avec notre fille, nous n’aurions jamais pu être témoins de ce genre de choses. Je ne veux plus voir quiconque s’approcher de mon fils les mains nues.
Je crois que mon intervention l’a secoué et qu’il prend conscience de la gravité de la situation. Je le vois parler aux membres du personnel qui ont soudain l’air effrayé et qui prennent panique à l’idée qu’ils pourraient contracter la maladie. Ils demandent des informations sur les risques qu’ils courent et la tension à l’étage devient palpable.
Je suis satisfaite et soulagée devant ces réactions et je me dis que mon intervention pourra avoir un effet bénéfique pour beaucoup de gens. Le responsable du département revient nous voir, tandis que nous ramassons nos objets personnels. Il tient à s’excuser personnellement de son manque de vigilance et nous promet que des correctifs seront apportés aux mesures d’asepsie. Il nous indique dans quelle chambre Joshua sera transféré et nous demande de le suivre.
— Désirez-vous que nous administrions par précaution un antibiotique à votre fils? me demande-t-il. Cela pourrait prévenir la méningite, advenant qu’il l’ait contractée.
J’accepte d’emblée en le remerciant de son dévouement.
De mon côté, je suis plutôt mal à l’aise en songeant à la vive réaction que j’ai eue. Je ne me comportais pas ainsi, auparavant, j’étais plus pondérée dans mon approche. Lorsque j’en parle à ma mère, elle se fait rassurante en me disant que ce que j’ai vécu ne peut avoir fait autrement que de me changer et que ma réaction est plutôt normale, puisqu’un possible danger menaçait mon fils. Elle ajoute que d’autres enfants vont profiter de mon intervention. Quoi qu’il en soit, je ne puis supporter un seul instant qu’il puisse arriver quelque chose à Joshua.
Dans l’heure qui suit notre déménagement, une infirmière vient lui administrer un antibiotique à large spectre, un liquide aux grandes vertus, une potion magique qui efface en moi toute crainte qu’il puisse lui arriver malheur. Ses mains tremblent, pendant qu’elle prépare l’équipement nécessaire. Mais je constate qu’elle met des gants avant de procéder à l’injection et cela me rend ma tranquillité d’esprit.
Joshua et moi… moi et Joshua!
Je trouve bien difficile d’être seule toute la semaine, sans mon conjoint pour me rassurer, ou simplement me parler et m’écouter. Cependant, bien que nous soyons seuls, tous les deux, Joshua et moi nous en sortons très bien. Je découvre mon fils jour après jour, semaine après semaine. Nous nous construisons notre petit nid à nous deux et développons une très grande dépendance affective l’un envers l’autre. Je m’accroche à ce sourire qui m’aide à continuer et à tenir bon toute la semaine. Je me découvre par contre des craintes que je n’avais pas lorsque Patrice était avec moi. Ainsi, je me surprends à avoir de plus en plus peur du feu ou d’une catastrophe naturelle. Je me couche seule dans mon grand lit en me racontant d’horribles histoires qui m’empêchent de bien dormir. Je crois parfois si fort aux fables que je m’invente que ma respiration s’accélère et je crains de faire une crise d’hyperventilation. Je dois souvent me lever pour me calmer. Le meilleur truc que j’ai trouvé est d’aller donner un baiser à Joshua en me disant qu’il ne peut rien nous arriver, puisque Naomy veille sur nous.
Chaque matin, en me réveillant, j’ai la larme à l’œil, triste de ma solitude et de l’absence de ma fille. Mais ma bonne humeur revient lorsque je vois le sourire de Joshua. Mon petit bonhomme se réveille toujours en souriant. C’est un enfant merveilleux. Il fait de belles nuits et ne pleure pratiquement jamais. Comme je passe la plus grande partie de mon temps seule avec lui, je lui parle continuellement et j’ai la certitude qu’il m’écoute. Un enfant, c’est si pur! Mon fils ne me juge pas, il ne fait jamais rien dans le but de blesser ou de nuire à quelqu’un, il aime inconditionnellement et me fait confiance en tout, inconscient de ce qui pourrait survenir et qui me remplit de frayeur. Je voudrais quelquefois redevenir un enfant pour ne pas avoir à vivre la dure réalité des grands.
Les mois passent, et je tiens bon. Je me surprends même à avoir hâte de déménager à Québec, sûrement parce que je me languis de mon amoureux. Je suis impatiente de retrouver notre petite vie à trois. Joshua et moi débarquerons dans une nouvelle ville dans quelques semaines, et je commence à mettre dans des boîtes tous nos effets personnels. Je m’ennuie facilement et je sais que ma famille me manquera beaucoup, mais j’irai tout de même retrouver Patrice sans hésiter. Je partirai avec mon cher enfant et nous nous forgerons tous les trois une nouvelle vie remplie de belles aventures.
C’est le grand jour. Nous chargeons, ma mère et moi, les derniers bagages dans la voiture et installons confortablement le bébé dans son siège d’auto. Nous sommes prêts à partir. Ma mère n’a toujours pas vu l’endroit où j’habiterai et que Patrice a choisi soigneusement. J’ai bien hâte de lui faire découvrir mon nouvel appartement. J’ai envie de hurler au monde entier que je retrouverai enfin Patrice et que je suis follement excitée à cette idée. Arrivée à Saint-Romuald, je tombe éperdument amoureuse de l’endroit. Lorsque je suis venue visiter le quartier la première fois, la neige couvrait encore le sol. En ce superbe mois de juillet, tout est différent. Notre appartement se trouve au bord du fleuve. L’emplacement est à couper le souffle. Le vert des feuilles prend toute la place et la beauté du paysage est époustouflante. Je me vois déjà faire d’interminables promenades sur le bord de l’eau avec mon bébé, aller jouer avec lui au parc ou récolter les carottes de notre jardin. Patrice nous a déniché un coin de paradis.
Je fais du mieux que je peux pour me sentir enfin chez moi, mais je trouve ça difficile. Patrice travaille tous les jours et je me retrouve bien vite seule de nouveau avec Joshua, de retour à une vie normale dans une autre ville, un nouvel appartement et un nouveau décor, mais plus seule encore en raison de l’éloignement de ma famille, dans ce milieu où je ne connais personne.
Joshua s’adapte facilement, beaucoup mieux que moi, en fait. Il me vient souvent le goût de pleurer et de crier, mais je m’abstiens de le faire pour ne pas l’effrayer. Nous habitons au troisième étage de l’immeuble. C’est haut et je me demande comment je ferais pour sortir avec mon bébé si un feu se déclarait dans la cuisine, bloquant la seule porte d’entrée de l’appartement.
Je dois penser à autre chose, me changer les idées. Je dois trouver une occupation pendant les siestes de Joshua, sinon je trouverai le temps long.
Un ange juste de passage
Mon grand garçon grandit à vue d’œil; le temps passe beaucoup trop vite et ça m’effraie un peu. Il a presque six mois, et je suis de nouveau enceinte. J’ai vingt ans. Plusieurs diront que je suis un peu cinglée, mais Patrice et moi sommes très heureux ainsi, peu importe ce que les gens peuvent en penser.
J’éprouve quelques fois par jour d’étranges douleurs dans le bas du ventre, mais je me convaincs que tout ira bien. Il faut faire confiance, après tout. Il ne peut pas ne nous arriver que des choses négatives.
C’est le mois d’août. Patrice et moi fêterons bientôt le troisième anniversaire de notre rencontre. Je suis aux alentours de ma treizième semaine de grossesse. Nous partons en vacances dans notre coin de pays, le Lac-Saint-Jean, et j’en profite pour prendre rendez-vous avec mon médecin de famille. J’ai hâte de me faire confirmer que le bébé va bien. En arrivant chez mes parents, je m’étends sur le divan, car mon mal de ventre revient continuellement, probablement exacerbé par la fatigue du voyage. Ma mère m’encourage à aller me reposer dans le lit qu’elle m’a assigné. Je m’endors en quelques minutes.
Soudain, une douleur atroce me poignarde le ventre. Je me tords de douleur et des larmes coulent de mes yeux. Je veux appeler Patrice et mes parents, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je suis pliée en deux, incapable de me mettre debout. Lorsque Patrice me découvre dans cet état, il se précipite et m’aide à me lever. Nous partons immédiatement pour l’hôpital, où, toujours aux prises avec une douleur intolérable, je dois attendre mon tour. Je vois enfin le médecin, qui m’examine sur-le-champ. On me fait passer une échographie, et le résultat à l’écran est très clair. Le bébé n’est plus en vie depuis au moins dix jours, mais mon utérus n’arrive pas à expulser l’embryon. Il me faut subir un curetage d’urgence, prévu très tôt le lendemain matin.
De retour à la maison de mes parents, je raconte froidement à ma mère ce qui se produit. J’ai énormément de peine, mais ne pleure pas. Je suis fatiguée d’avoir du chagrin et j’ai besoin de prendre une pause. Ce qui m’importe, c’est qu’on m’enlève cet enfant mort que j’ai en moi. L’échographiste m’a fait la remarque qu’il est en état de décomposition, mais je n’aurais pas voulu le savoir.
Je ne dors presque pas de la nuit. Dès que je parviens à fermer l’œil, je rêve à des bébés morts et fais des cauchemars à répétition. Je me réveille constamment en sursaut, inondée de sueurs froides. J’ai de plus en plus mal au ventre et, dès que le soleil finit par se lever, nous quittons pour l’hôpital. L’intervention est prévue à 7 heures. J’ai de la difficulté à tenir les yeux ouverts, non pas parce que j’ai sommeil, mais bien parce que l’élancement dans mon ventre est insupportable. Je faiblis et Patrice doit me soutenir pour que je puisse marcher.
À l’hôpital, j’avise la première chaise qui se présente à ma vue et je m’y laisse tomber aussitôt. Mais une infirmière m’annonce qu’elle doit me faire des prises de sang. Je veux me lever pour la rejoindre et m’effondre par terre. C’était un effort de trop. Je n’en peux plus.
Mon ventre est si enflé que j’ai l’air d’être enceinte de six mois. Mon bébé est en train de m’empoisonner. En outre, je fais une hémorragie. Patrice et l’infirmière me relèvent tant bien que mal pour m’installer sur le fauteuil prévu pour les prélèvements sanguins. On m’asperge le visage d’eau froide pour que je reprenne connaissance, de manière à ce qu’on puisse procéder aux tests sans que je risque de tomber à tout moment. Le personnel me transporte à la salle d’opération où je subirai une intervention d’une durée d’une heure environ. Le chirurgien m’explique ce qui va se passer, pendant que l’infirmière s’occupe des formalités administratives et prépare les formulaires qu’on me fait signer.
Est-ce parce que je ne suis pas totalement consciente de ce qui m’arrive ou parce que je suis vraiment impatiente qu’on retire ce petit corps décédé de mon utérus? Toujours est-il que je ne suis pas du tout nerveuse, pour une fois. Je ferme les yeux avant même que l’anesthésiste ne soit là. Lorsqu’elle entre, elle me reconnaît tout de suite. J’entrouvre les yeux pour savoir de qui il s’agit et elle n’a qu’à me couvrir de son regard réconfortant pour que je comprenne que tout va bien aller. Elle caresse mes cheveux de sa main gantée et la lumière s’éteint lentement.
En me réveillant, la première chose que je constate, c’est que je n’ai plus de mal comme au moment de m’endormir. Mon ventre est quasiment plat. Il me reste un malaise au niveau du bas-ventre, comme si on en avait gratté l’intérieur avec du papier sablé. Je sens aussi la douleur due à l’inflammation.
— Tout s’est bien passé, madame, m’explique le chirurgien, mais le fœtus était solidement collé. Vous devrez attendre quelques mois avant de retomber enceinte. Il faut que tout soit bien guéri et cicatrisé avant.
Après qu’il a quitté la pièce, je m’avise de la présence d’un dossier, posé à côté de moi, sur le meuble qui me sert de table de chevet. Comme mon nom est inscrit dessus, je me donne la permission de le lire. Je le saisis et l’ouvre sans hésiter, sans me méfier que les résultats de l’intervention y sont peut-être inscrits. Le bébé était une fille…
Au gré du temps…
L’automne arrive et, dès que le soleil se couche, l’air devient plus frais. Les journées se font de plus en plus courtes et les feuilles changent de couleur pour adopter de belles teintes de rouge et d’orangé. Ces couleurs chaudes participent au réconfort que je ressens déjà en cette saison, du fait précisément des températures plus fraîches, qui conviennent à mon tempérament. Le quartier est totalement transformé et le paysage est superbe.
J’ai résolument tourné la page sur ma fausse couche, à laquelle je tâche de ne plus penser. Mon médecin m’a renseigné sur le sujet et m’a expliqué ce qu’était exactement ce genre de mésaventure.
— Plusieurs femmes en font, m’a-t-il dit, et cela ne signifie pas qu’elles auront de la difficulté à avoir des enfants par la suite.
Depuis ma conversation avec lui, je vais bien. Enfin, je crois. J’essaie de m’accrocher aux petits bonheurs de la vie qui passe, comme les belles couleurs qui illuminent le paysage extérieur.
Le bien-être que je ressens en ce temps-ci de l’année n’est pas forcément contagieux. Il y a de la tension dans l’air et je trouve Patrice de plus en plus irritable le soir lorsqu’il revient de travailler. Tous les jours, c’est la même routine, pour lui. Il se lève et déjeune seul parce qu’il est tôt et que nous dormons encore. Il fait une heure de route chaque matin pour se rendre à son travail qui, à l’entendre, n’a rien de passionnant. Il passe sa journée à faire aller ses doigts sur son ordinateur pour n’avoir que peu de considération. Il finit tard en fin de journée pour accumuler des heures, qui lui permettront de prendre deux ou trois jours de congé occasionnellement pour aller rendre visite à nos familles au Lac-Saint-Jean. Au retour, il doit à nouveau se taper une heure de route, si la circulation est fluide bien sûr. Il rentre tous les soirs vers 6 heures, affamé. C’est à peine s’il voit Joshua pendant une heure; il est bientôt temps pour lui d’aller au lit. Je le vois triste et malheureux. Quand je lui demande s’il aime ce qu’il fait, il me répond que ça n’a pas d’importance. Il se met bien de la pression sur les épaules.
Une période difficile
Nous nous rendons au Lac-Saint-Jean fêter l’anniversaire de Joshua et Noël en compagnie de notre famille. L’ambiance est à la fête.
Ce que je ressens est contradictoire. Les gens qui nous entourent parlent de moins en moins de Naomy, mais, pour moi, la deuxième année du deuil s’est avérée infiniment plus difficile que je ne l’aurais imaginé. Je croyais que le temps arrangeait les choses, comme dit l’adage, mais ce n’est pas mon cas. Le jour de son deuxième anniversaire de naissance, seuls mes parents m’ont téléphoné pour savoir comment nous allions, Patrice et moi. Ma mère m’a alors dit qu’ils étaient allés, mon père et elle, porter des fleurs à notre fille au cimetière à notre place. Nous demeurons à Québec depuis quelques mois déjà et nous ne pouvons pas nous recueillir sur la tombe de notre fille. Ça m’a fait bien plaisir de savoir que mes parents prennent soin d’elle.
Que les gens ne me parlent plus de Naomy me blesse. J’aimerais pouvoir croire qu’ils pensent toujours à elle, qu’elle fait toujours partie de leurs souvenirs impérissables. Mais si ma vie est imprégnée d’elle, j’ai parfois l’impression qu’il n’en va manifestement pas ainsi de tous. Ceux qui m’entourent voudraient que rien ne se soit passé, ils pensent conjurer le malheur en le fuyant. Ils évitent donc de nous en parler. Moi, je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. Naomy fait trop partie de moi.
Nous sommes le 24 décembre, et je n’arrive pas à croire que mon garçon a un an. Je lui fais le plus gros gâteau possible et le laisse découvrir le bonheur de se planter les doigts dedans. Il s’en met partout. C’est la première fois qu’il croque dans quelque chose de sucré. Il a les yeux ronds et le visage badigeonné de glaçage au chocolat, mais il s’habitue vite à ce nouveau goût. Il en mange encore et encore et pleure dès qu’on fait mine de le lui enlever. Nous avons même de la difficulté à en donner à tout le monde. La journée de son premier anniversaire se termine sur un grand garçon malade d’avoir trop mangé de gâteau et une maman bien résolue à ne plus lui en servir pendant un certain temps.
Il m’est toujours bien difficile de me faire à l’idée qu’il faut retourner à la maison, à la fin de nos courtes visites dans la famille. Je resterais ici bien volontiers. Je retiens mes larmes pour ne pas mettre mes parents mal à l’aise.
J’apprends d’ailleurs depuis déjà un bon bout de temps à dissimuler mes émotions, pour ne pas déplaire ou déranger. Lorsque les gens me demandent comment je vais, je sais qu’ils n’ont pas envie de m’entendre dire que j’ai de la peine ou que j’ai constamment peur qu’il arrive quelque chose à mon garçon. Je n’ai pas non plus envie de leur raconter ma vie ou mes peurs. Je ne veux pas qu’on me pose des questions à n’en plus finir. Parée d’un grand sourire de façade, je réponds que tout va comme sur des roulettes. Je suis consciente que la plupart du temps je leur mens, mais c’est mieux ainsi. C’est moins engageant aussi pour moi : je n’ai pas à m’étendre sur le sujet. C’est la même chose avec Patrice. Je ne veux pas qu’il ait à supporter mes états d’âme ou qu’il s’inquiète de mes tracas, lui qui a déjà suffisamment de préoccupations avec son travail et ses propres peines, qu’il garde trop souvent à l’intérieur de lui.
La route du retour à Québec n’est pas très belle. Il neige, la visibilité est réduite et la chaussée, glissante. Joshua dort à l’arrière, dans son siège de bébé. J’admire son visage qui semble sourire. Je me penche par-dessus le dossier du siège pour toucher le dessus de sa main. Les longs voyages en voiture, l’hiver, me causent de l’anxiété, bien que je n’en parle pas à Patrice. Tant que je ne suis pas arrivée à destination, je demeure fébrile.
Un anniversaire toujours pénible
Il y a aujourd’hui deux ans que Naomy nous a quittés. Je ne sais pas si un jour cette date du 22 février ne me fera plus revivre exactement ce que j’ai ressenti lorsqu’elle est décédée. Si je pense à elle chaque jour, cet anniversaire est toujours particulièrement difficile, au point que j’ai de la difficulté à m’acquitter de mes tâches ordinaires. Ma tête n’a pas l’air d’être sur mes épaules et je suis constamment dans la lune. J’aimerais que ma mère soit là, près de moi, mais je la sens au contraire très loin. J’aurais besoin d’un câlin.
Joshua passe en courant à côté de moi. Je l’intercepte dans sa course folle, l’attrape, le serre contre moi et le couvre de baisers. Il rit aux éclats et me pousse pour que je le dépose par terre. Depuis qu’il a fait ses premiers pas, il y a environ cinq semaines, il ne marche pas, il court sans arrêt. La vie pour lui est sans frontières. Il grimpe sur son bureau à l’aide de ses tiroirs, qu’il ouvre un à un pour se faire un escalier, saute en bas de sa couchette et se cache dans les armoires à travers les plats et les chaudrons. C’est un garçon très énergique. Avec ses yeux noirs et espiègles, il ferait craquer n’importe qui. Impossible de remettre ce gamin à l’ordre, il te fait fondre.
Mon regard retourne dans le vide, et ma mémoire ne cesse de ressasser ce tragique événement. Le téléphone sonne. C’est ma mère. Elle a dû sentir que j’avais besoin de me changer les idées. Elle ne me parle pas de Naomy, mais elle comprend à ma voix que je ne vais pas très bien et que je m’ennuie beaucoup. Elle me parle de la pluie et du beau temps en attendant que je lui glisse un mot au sujet de mes tristesses. Le simple fait de parler de tout et de rien me fait le plus grand bien. Elle me fait rire et me distrait de mes pensées sombres. Pendant que nous conversons, j’allume une chandelle et, sans m’en apercevoir, je cesse de parler. Ma mère me demande ce que je fais. Je lui confie que je fais brûler un lampion à la mémoire de ma fille à chaque anniversaire de son décès et que je le laisse se consumer toute la journée. Nous n’en disons rien de plus. Je la rassure en lui disant que je vais bien, qu’elle n’a pas à s’inquiéter et que je profiterai du temps doux pour sortir me promener avec Joshua. Je la remercie pour son coup de fil et l’assure que je la rappellerai si quelque chose ne va pas.
J’habille chaudement mon garçon pour l’amener faire une promenade. Il fait un soleil radieux. Je marche en poussant le traîneau dans la neige, le regard fixé sur les traces qu’il laisse. Lorsque je lève la tête pour voir Joshua, je constate qu’il me regarde dans les yeux avec l’air de vouloir me dire quelque chose. Est-ce qu’il ressent ma peine? Il me tend les bras en souriant. Je m’arrête le temps de lui donner un baiser. Son sourire ne s’efface pas. Il le gardera tout au long du trajet.
De nouvelles perspectives
Je vois mon conjoint se dévouer dans un travail qu’il n’aime pas, qui le rend malheureux, mais qu’il s’obstine à conserver pour nous. Ses yeux sont tristes lorsqu’il revient le soir à la maison. La fin de semaine, il déborde d’énergie. C’est le Patrice que j’aime, qui ne se manifeste pas assez à mon goût et qui me manque. Lorsque le lundi arrive, son air maussade, sérieux et peu communicatif refait surface. La routine s’installe pour la semaine, grise et sans joie. Bien sûr, il lui faut assurer les revenus de la famille, mais le peu de satisfaction qu’il retire de son emploi me chagrine et je lui demande s’il n’aurait pas envie d’explorer d’autres possibilités, de relever de nouveaux défis.
Au fond, il m’inquiète beaucoup. J’ai peur qu’il ne couve une dépression. Il n’est pas dans son état normal. Il travaille sans arrêt et se lance dans des projets continuellement, comme s’il ne pouvait demeurer une heure sans rien faire. On dirait qu’il veut fuir quelque chose. Je veux qu’il se confie à moi, mais c’est en vain que j’essaie de le faire parler.
Un soir, il rentre à la maison à 18 heures comme d’habitude, mais il a le sourire aux lèvres. Bien que ça me fasse plaisir de le voir ainsi, je trouve que son attitude est presque exagérée. Qu’est-ce qu’il me cache? Il me dit qu’il tient à me parler d’un projet bien spécial, ce qui m’inquiète encore davantage. Lorsque Patrice élabore des plans, ce n’est pas toujours pour les bonnes raisons. C’est lorsqu’il ne se sent pas bien et je le trouve justement tout à coup nerveux, fébrile. Ses mains s’agitent sans arrêt. Dans le moment, il fait tourner inlassablement la cuillère à café. Je m’assieds près de lui à la table, et il me révèle enfin le fond de sa pensée.
— Tu sais, Mélanie, que j’ai toujours tenu à ce que Joshua et toi ne manquiez de rien. Je suis très anxieux à l’idée que vous pourriez ne pas être bien, et c’est pourquoi j’ai choisi un travail qui me procure la stabilité, un bon salaire et des avantages sociaux intéressants. Tu m’as suivi dans cette ville et je sais bien que tu t’ennuies beaucoup de ta famille et de tes amis. Ce n’est sûrement pas facile pour toi de te refaire un nouveau réseau social, surtout en étant à la maison avec Joshua. J’aimerais bien ça si on pouvait retourner vivre au Lac-Saint-Jean et j’ai peut-être trouvé une solution. J’ai vu qu’il se donne des cours de massothérapie et je crois que ça pourrait m’intéresser. Le côté humain me manque terriblement dans mon travail et j’ai toujours eu le goût d’aider les gens. Ton père a une clinique de massothérapie qui fonctionne bien. Peut-être pourrions-nous nous associer! Ou bien je pourrais travailler pour lui? Je ne sais pas ce que tu en penses, je ne suis même pas encore certain de ce que je désire, mais j’ai envie d’explorer cette option davantage. Je vais en parler à ton père et je prendrai une décision par la suite. Il me semble que la réalisation de ce projet pourrait être possible.
Il a les yeux qui brillent. Je remarque qu’il a mis la cuillère de côté et qu’il est maintenant à l’aise de me parler de ses rêves. Et de les évoquer le fait sourire, ce qui est en soi positif. C’est la première fois depuis plusieurs mois qu’il me parle d’un éventuel travail avec enthousiasme. Je ne dis rien, je ne veux surtout pas lui couper la parole. Je n’ai qu’à écouter. Je l’observerais ainsi jusqu’aux petites heures du matin, sans dire un mot. Je le suivrais partout. Peu importent les décisions qu’il prendra, je ferai tout mon possible pour que ses vœux se réalisent, parce que je l’aime. À partir du moment où ses yeux se remplissent d’espoir, qu’il a envie de regarder devant lui et qu’il se sent bien dans ce qu’il accomplit, je suis heureuse. Aussi longtemps que ses yeux me diront qu’il va bien, moi aussi, je serai comblée. Il me fait un clin d’œil accompagné d’un sourire des plus resplendissants. Sa joie fait la mienne.
De mon côté, je me suis récemment inscrite à un cours en décoration par correspondance. Les projets de Patrice attisent ma motivation à poursuivre dans ce sens. Je pourrai certainement exercer la profession de décoratrice dans notre ville où je connais tout de même beaucoup de gens.
Un tour pendable d’un destin malicieux
Quatre mois après ma fausse couche, nous décidons d’avoir un autre enfant, mais trois autres mois s’écoulent avant que notre désir se concrétise. Lorsqu’un bébé germe dans mon ventre, je suis très contente. Le médecin qui m’a fait mon curetage m’avait dit que je pourrais avoir une certaine difficulté à retomber enceinte, mais, tout compte fait, ça s’est plutôt bien passé. La venue de l’enfant est prévue pour le mois de décembre, le 24 plus exactement. Joshua aura-t-il son frère ou sa sœur le jour de son anniversaire?
Tout en continuant de travailler, Patrice suit maintenant son cours en massothérapie dans une école spécialisée et il adore ça. Nous retournerons dans notre région, notre vrai chez-nous, en juin. C’est là un autre motif pour moi de trouver la vie belle. Une fois muni de son diplôme de massothérapeute, Patrice secondera mon père à sa clinique.
Peu avant notre déménagement, ma mère vient nous donner un coup de main pour placer nos affaires dans des boîtes. Elle entend bien par la même occasion passer un moment avec moi. J’en suis à ma neuvième semaine de grossesse. Nous allons magasiner. Lorsque nous mettons les pieds dans un centre commercial, nous sommes comme deux enfants dans une boutique de jouets. Nous faisons l’inventaire des boutiques à visiter quand, soudain, j’ai une crampe douloureuse au bas du ventre. Aussitôt inquiète, ma mère m’amène m’asseoir dans un casse-croûte qui longe le couloir. Le mal ne passe pas. Elle m’invite gentiment à me calmer, consciente que je suis très nerveuse en raison des événements qui se sont produits il y a quelques mois.
Mais j’ai beau prendre de grandes respirations et boire de l’eau, la douleur est toujours présente, elle devient même de plus en plus intense. J’ai des sueurs froides.
— Je dois me rendre aux toilettes, annoncé-je à ma mère.
— Je t’accompagne!
— Mais non, ça va aller!
Rien n’est moins vrai. Je ne vais pas bien et je crois que ma mère n’est pas dupe de mon mensonge, à voir la façon dont elle plisse le front.
Les toilettes sont juste en face. Aussitôt que je me retrouve dans une cabine, j’éprouve de violents vertiges qui me donnent mal au cœur. Je m’assieds même par terre pour ne pas tomber au cas où je perdrais connaissance. La douleur est atroce et quelque chose de chaud coule le long de mes cuisses. Je m’aperçois que je suis couverte de sang. Je veux me lever, mais je n’en ai pas la force. Je réussis à déclencher le loquet et à ouvrir la porte pour ramper laborieusement jusqu’à la sortie, à quatre pattes, et réussir à rejoindre le bout du couloir où je peux enfin voir ma mère. Je lui crie le plus fort possible, mais ne réussis qu’à émettre un son insignifiant qui ne porte pas jusqu’à elle. Heureusement, elle m’aperçoit et accourt rapidement pour me venir en aide. J’ai mal, je tremble et, à la limite de l’inconscience, je ne vois plus rien. Ma mère me relève du mieux qu’elle peut et me supporte jusqu’à la voiture. Elle me traîne en prenant bien soin de ne pas me blesser et m’installe sur le siège dont elle abaisse le dossier pour que je puisse m’étendre. Elle téléphone immédiatement à Patrice qui se trouve à la maison avec Joshua. Elle lui dit de se préparer, qu’elle sera là dans quelques minutes. Elle ira prendre le relais pour s’occuper de Joshua, tandis qu’il m’accompagnera à l’hôpital. Sans doute a-t-elle l’intuition qu’il voudra être avec moi s’il s’agit encore d’une fausse couche. Je saigne de plus en plus lorsque nous arrivons chez moi. Au prix d’efforts surhumains, je monte me changer de pantalon. À la salle de bains, j’ai une vision d’horreur au moment où je constate la gravité de ce qui m’arrive. L’eau de la toilette est si rouge que nous sommes incapables de voir le fond de la cuvette. Les larmes me montent aux yeux lorsque je crie à Patrice de venir me confirmer ce que je crois. Je fais une autre fausse couche, c’est certain. Il y a vraiment trop de sang.
Nous nous précipitons à l’hôpital où on me fait une échographie d’urgence. Pendant que l’appareil fouille mon ventre, je revis les événements qui se sont produits environ neuf mois auparavant. Une larme perle au coin de mon œil pendant que j’attends la sentence, sûrement la pire. Mes mains me font mal tellement je serre les poings. Cependant, la douleur a diminué de moitié.
L’échographiste s’approche de moi et pose sa main sur mon épaule comme pour me dire que ça ira. Il n’allume pas le grand écran, au cas où il afficherait des choses que je ne veux pas voir. C’est délicat de sa part. Je regarde le plafond et Patrice me prend la main.
— Votre bébé est toujours là! me dit l’échographiste. Il est en super forme, en plus. Félicitations! Son cœur bat à toute vitesse, comme vous voyez.
Il tourne l’écran vers moi et me montre cet être fantastique qui bouge à l’intérieur de mon abdomen. Il ressemble à une crevette. Émerveillée, je ne peux m’arrêter de sourire. Je quitte cette pièce sans mot pour exprimer ma joie et surtout soulagée d’avoir encore l’honneur de porter cet enfant en moi. Le médecin m’explique que j’ai un décollement placentaire. Soit mon fœtus s’est installé très bas, près du col, soit j’ai perdu le jumeau de mon bébé. Toujours est-il que je dois rester tranquille. Pas de tâches ménagères, pas de longues promenades en voiture ni de préparation de boîtes pour le déménagement. Je dois rester allongée. Il me faut du repos et encore du repos pour que le placenta se ressoude et que l’hématome se résorbe.
Le déménagement
Je suis les consignes religieusement et les saignements s’arrêtent complètement à la douzième semaine. Cet ange qui se développe en moi est un vrai combattant. Joshua est content que son bébé soit en pleine forme et il veille sur moi.
Mes parents et beaux-parents nous apportent une aide précieuse lors du déménagement et me permettent de reposer dans le brouhaha. On ne cesse de me dire : « Fais attention au bébé, ne force pas… » Je n’ai pas le choix de regarder les autres transporter mes affaires en prenant mon mal en patience. Patrice est déjà parti pour notre nouvel appartement. J’ai choisi les couleurs et il est allé peindre les murs. Tout doit être prêt lorsque nous arriverons deux jours plus tard. Pendant ce temps, ma mère, Joshua et moi nous occupons des derniers préparatifs dans notre appartement de Saint-Romuald. Comme il n’y a plus de lit, nous campons dans le salon et Joshua trouve très amusante cette situation nouvelle pour lui. Il se couche avec maman et, quelques minutes plus tard, va dormir avec grand-maman. Ce n’est que plusieurs heures plus tard qu’il finit par s’endormir, la tête sur le lit de sa grand-mère et les pieds sur le mien. Son lit à lui n’est même pas défait.
Joshua aime sa famille et le démontre naturellement. Lorsque ses grands-parents arrivent, il n’hésite pas à leur sauter au cou et à les amener dans sa chambre pour jouer.
J’ai d’abord craint que le déménagement ne soit difficile pour lui, mais ce n’est pas du tout le cas. Il s’adapte facilement à une situation et trouve toujours le moyen d’en tirer du plaisir. Juste à le regarder, je retrouve l’énergie perdue.
Enfin, nous voilà arrivés dans notre nouveau chez-nous. Je m’y trouve déjà très bien, même si nous ne sommes pas encore installés, et je compte bien y reconstruire doucement notre bonheur. J’ai enfin la conviction qu’il nous sera possible d’être heureux, malgré la perte de notre fille. Je suis épuisée, mais je me sens bien.
Comme il n’y a pas encore de meubles, mon fils en profite pour courir partout, et notamment pour tourner en rond inlassablement autour d’un pan de mur qui sépare la cuisine du corridor menant aux autres pièces.
Le soir venu, nous sommes prêts à faire notre premier dodo dans notre nouvelle demeure. Épuisé par sa course, Joshua dort à poings fermés dans son lit de grand garçon, nouvellement installé pour lui.
Pour ma part, je suis incapable de fermer l’œil, non pas parce que j’éprouve de l’anxiété, mais parce que je suis trop excitée. Je regarde à l’extérieur par l’immense fenêtre de ma chambre, j’aperçois les étoiles qui brillent dans le ciel et je me dis que c’est merveilleux d’être revenus dans notre coin de pays. Je remercie Naomy de nous procurer ce bonheur.
Je lui parle tous les soirs depuis sa mort, mais ce soir, c’est différent, parce que je souris et que je suis sereine, que je savoure la vie pour une seconde fois. Je perçois la douceur du quotidien sans douleur, sans cette amertume qui fait habituellement surface.
La vie m’a laissé le plus beau des petits garçons et le plus gentil. Je me lève, contourne les boîtes collées au mur et merendsdans sa chambre pour l’observer. Il est charmant. Je me penche et lui donne un baiser. Je lui dis à l’oreille :
— S’il fallait qu’il t’arrive quelque chose…