Un verdict rassurant
Nous sommes installés dans notre nouvelle maison depuis plusieurs semaines déjà. Le lendemain, je dois passer une échographie et je suis très anxieuse. En raison de ce qui s’est produit au début de ma grossesse, j’ai hâte qu’on me confirme que tout se déroule normalement. J’appréhende cette échographie. En même temps, je suis excitée à l’idée de peut-être connaître le sexe du bébé.
J’explique à Joshua ce qui se produit en moi, et il m’écoute attentivement. Je lui raconte que nous saurons aujourd’hui si le bébé est en bonne santé et s’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. Il me dit qu’il aimerait bien avoir un frère pour jouer au soccer avec lui. J’éclate de rire et l’embrasse sur la joue. Je le trouve adorable. Il touche mon ventre et perd son regard dans le mien en disant :
— Tu as de la peine dans tes yeux.
Il a senti ce qui se passe dans ma tête. Cet enfant me connaît tellement qu’il devine mes émotions. Il a tout de même été neuf mois en moi et il y en a eu, des épreuves, durant cette grossesse. Il ne peut pas ne pas ressentir ce que sa mère éprouve du fait de porter un bébé. Joshua connaît donc sa maman mieux que quiconque. Je lui ai toujours confié mes peurs et mes peines, même lorsqu’il n’était encore qu’un nourrisson. Il m’a beaucoup aidée à continuer, lui, ma bouée de sauvetage. Jamais je n’ai voulu lui faire porter le poids de mes tourments ni mettre sur ses épaules d’enfant mes problèmes d’adulte. Il n’en a pas moins, à ma grande surprise, développé une sorte de symbiose avec moi qui lui permet de sentir ce que je vis secrètement.
Sa remarque ne m’en cause pas moins un pincement d’inquiétude. Je le serre dans mes bras et le rassure en lui disant que je vais bien et que je n’ai pas de peine. Croit-il ce mensonge? Il fixe sur moi ses grands yeux noirs. Mon fils est un génie, j’en suis certaine. Il a le regard si profond! Tel un grand garçon raisonnable, il me donne un baiser sur la joue. Je me sens mieux. Parler avec mon fiston me fait toujours le plus grand bien.
Après avoir laissé Joshua chez mes parents, nous nous rendons à l’hôpital et attendons qu’on nous appelle. Même si j’essaie de ne pas laisser paraître mon impatience, mes gestes me trahissent. Je fais tourner sans cesse la courroie de mon sac à main autour de mon poignet, dont la peau devient irritée et très rouge. Patrice me demande si je vais bien. Je lui réponds que si le bébé va bien, j’irai très bien moi aussi. Il me sourit. Lui semble confiant, il n’a pas l’air nerveux du tout.
C’est maintenant mon tour. Je suis étendue sur le lit et mon conjoint me tient la main. L’échographiste m’applique le gel froid sur le ventre. Les yeux rivés sur l’écran, il m’explique dans le détail ce qu’il voit et que je suis en mesure d’observer moi aussi sur le moniteur. Après autant d’examens, et même s’il s’agit de ma quatrième grossesse, je n’en reste pas moins émerveillée. Un morceau de vie est en moi, qui n’a que dix-huit semaines. Sa tête est déjà parfaite et bien ronde, son cœur bat très vite et ses mains découvrent les parois de son habitat. On me confirme que mon bébé est en parfaite santé et que rien ne cloche pour l’instant.
J‘admire la façon instinctive qu’il a de sucer son pouce. Il attend de venir au monde, écoute son entourage et réagit lorsque Patrice parle à côté de moi. Il apprend à nous connaître et assimile son environnement. L’échographiste me demande si je désire connaître son sexe. Je le fixe sans répondre à sa question. Je ne me suis pas créé d’attentes, mais j’aimerais bien que ce soit une fille. Pourtant, lorsqu’il m’annonce que ce sera un garçon, je ne ressens aucune déception. Je suis heureuse, émue aux larmes d’être une maman dans un monde de garçons.
Je passerais la journée à regarder cet enfant bouger dans mon ventre, si c’était possible.
Satisfaits des résultats de l’examen, nous retournons à la maison quelques minutes plus tard. Lorsque j’annonce à Joshua qu’il aura un petit frère, ses yeux deviennent tout à coup très grands et son sourire dépasse largement ceux qu’il fait habituellement. Il semble très fier, plus que je ne l’aurais imaginé. Il me confie :
— Moi, maman, je vais le protéger, mon petit frère!
Petit et grand deuil…
Nous assistons déjà aux dernières belles journées de l’été 2003. Mon ventre se fait de plus en plus rond. J’en suis à ma vingt-deuxième semaine de grossesse et tout se déroule à merveille. Joshua aura deux ans d’ici quelques semaines, et je mettrai son petit frère au monde sensiblement au même moment. Les journées sont de plus en plus courtes. La fin de l’été me désole, car Joshua et moi aimions bien aller jouer dehors après le souper, maintenant que papa travaille le soir.
Le mois d’octobre arrive à grands pas. Naomy aurait eu trois ans cette année. Elle me manque toujours beaucoup. Ma grossesse progresse normalement, mais mon corps en accuse le contrecoup. Mes problèmes de santé physique commencent à s’aggraver en raison des grossesses trop rapprochées. Mon orthopédiste me conseille de limiter ma famille à ces deux garçons, sous peine de devoir faire face à des complications.
Je ne me fais pas de gaieté de cœur à cette idée et je ne suis pas prête à renoncer à avoir une fille. Aussi, je me dis qu’on verra bien, que j’ai le temps de réfléchir à la chose. Je n’ai encore que vingt et un ans.
C’est justement mon anniversaire la semaine prochaine. À l’automne, je ressens toujours comme un surcroît d’émotions, un vague à l’âme que j’ai de la difficulté à cerner et à définir. J’en mets toujours la faute sur le fait que l’automne coïncide avec l’anniversaire de naissance de Naomy, mais je réalise que cette sensation augmente d’année en année. Est-elle causée par les grossesses ou les changements hormonaux qui se produisent dans mon corps? Peut-être suis-je seulement épuisée, à force de trimbaler des bébés dans mon ventre. Je ris de cette pensée. De toute façon, je n’y peux rien. Les dés sont jetés : je porte un bébé qui va inéluctablement venir au monde et il ne me reste qu’à laisser aller les choses.
Mythe ou réalité?
L’hiver s’installe très tôt cette année. Je déteste quand la nature s’empresse, en début de novembre, de nous étouffer sous une épaisse couche de neige. En une seule journée, il en tombe tant que ça semble irréel. J’ai l’impression de ne plus pouvoir respirer. Quel changement radical de température! Je devrai m’adapter, mais j’ai toujours de la difficulté à supporter la neige.
Les semaines passent, et le séjour de mon petit homme dans mon abdomen tire à sa fin. Nous sommes le premier jour de décembre. En compagnie de Joshua, je vais à l’église voir chanter ma filleule Kristyna, maintenant âgée de cinq ans. Ma belle-sœur m’indique qu’elle se trouve au jubé; je m’y rends et m’assieds sur un banc en prenant garde de ne pas faire de bruit. Je préfère qu’elle ne me voie pas pour ne pas la rendre nerveuse. Je la fixe tout au long de son solo, très fière d’elle. Joshua trouve aussi sa cousine très talentueuse, mais il piaffe d’impatience en attendant le moment de courir jusqu’à elle. C’est à peine si j’arrive à le tenir assis sur moi.
Dès que le spectacle se termine, je lui donne le feu vert et il part à toutes jambes lui donner un câlin. Je le suis, loin derrière, en souriant.
Après avoir félicité Kristyna pour sa prestation et l’avoir noyée sous les bisous, nous nous dirigeons vers la sortie. Nathalie me laisse passer devant, en se tenant derrière moi avec les enfants qui, fort excités, pourraient bien par mégarde heurter mon ventre. Plusieurs personnes convergent vers l’escalier extrêmement étroit qui conduit au jubé. En m’avançant vers la première marche, je ne remarque pas l’eau qui s’est accumulée sous les bottes des nombreuses personnes qui sont passées là à leur arrivée. Mon pied glisse et je me retrouve sur le dos, irrésistiblement attirée vers le bas de cet escalier maléfique. Je fonce directement vers l’étage inférieur, en frappant durement de mon dos et de mes hanches chacune des marches. Chaque coup résonne dans mon ventre et, la seule chose que je puis faire, c’est de le tenir pour essayer de minimiser les dégâts.
Ma belle-sœur tente de me retenir, mais en vain. Je l’entends descendre en hurlant derrière moi. Les gens se rangent contre le mur et me regardent dégringoler, sans chercher à m’attraper, sans me tendre la main. Je dégringole ainsi une vingtaine de marches, pour me retrouver tout en bas de l’escalier, assise par terre à tenir mon ventre.
J’ai l’impression que mon cœur va cesser de battre, tant j’ai peur pour mon bébé. Je tremble de tous mes membres et dois prendre de grandes respirations pour me calmer. Une vieille dame m’aide à me relever avec une sollicitude maternelle et me demande gentiment si je me suis fait mal. Je ne le sais pas. Pour être honnête, sur le coup, je m’inquiète bien plus pour le bébé que pour moi. Mais je ne tarde pas à constater que je ressens une vive douleur à la hanche gauche. Mon dos et ma jambe gauche sont très endoloris. En plus, je suis anxieuse et agitée. Pour un peu, je serais en état de choc.
Lorsque Nathalie me rejoint avec les enfants, elle s’empresse de me demander à son tour comment je me sens. La vieille dame la rassure et se tourne vers moi pour me demander :
— À quelle date votre enfant est-il censé naître?
— La veille de Noël, le 24 décembre, lui réponds-je.
Elle éclate de rire. Je la regarde, perplexe. Qu’est-ce qui peut bien l’amuser ainsi? Ce qui vient de m’arriver est loin d’être drôle.
— Prépare ta valise, ma petite! Tu vas accoucher dans neuf jours!
Quoi? Je n’y comprends rien et lui demande des explications.
— Tiens-toi prête, me répète-t-elle. Lorsqu’une femme enceinte déboule un escalier, elle accouche toujours le neuvième jour qui suit sa chute.
Avec difficulté, j’installe Joshua à l’arrière de la voiture et prends place au volant. J’ai de plus en plus mal. J’appellerai mon médecin pour qu’il m’examine et vérifie si le bébé a tenu bon. Je ne voudrais pas qu’il garde des séquelles de ma chute. Cette femme ne peut pas avoir raison. Pourquoi mon trésor arriverait-il dans neuf jours précisément? « Ce sont des mythes, ces histoires! » me dis-je.
Mon médecin m’envoie passer une nouvelle échographie, qui révèle que ma grossesse se poursuit normalement. Le bébé n’a pas descendu d’un millimètre.
— Il vous faut tout de même beaucoup vous reposer, me dit-il. Une pareille dégringolade, ça vous laisse des ecchymoses. Pour accoucher, vous devez être en forme! Ce n’est pas le temps d’avoir mal partout.
Je retourne chez moi rassurée et contente de m’en tirer à si bon compte.
Le lendemain matin, c’est la douleur qui me tire du lit. J’ai la hanche et la jambe d’un bleu foncé qui ne fait rien pour me réconforter. Je me surprends alors à revivre le moment où j’ai vu Naomy dans son lit d’hôpital, à Québec. Elle était de la couleur de ma jambe. Je sens tout à coup l’odeur qui sévissait dans la chambre où elle se trouvait. La tête me tourne, j’ai l’impression de perdre la maîtrise de mes sens. C’est ma cuisse que je fixe, mais c’est Naomy que je vois.
Je secoue la tête violemment pour en chasser les images. Mon cou me fait mal et je reviens à moi. Mais qu’est-ce qui s’est passé? Est-ce que c’est ça, un flash-back? Après quasiment trois ans! Il faut dire que ce que j’ai vécu à ce moment-là n’était pas banal; je me dis que ce doit être une réaction normale.
En ravalant mes larmes, je m’empresse d’enfiler un pantalon pour m’enlever cette image de la tête. Avant que Patrice ne parte travailler, je lui montre ma jambe, et il a la même réaction que moi. Il me recommande de faire attention et de ne pas trop m’énerver.
— Tu te prends pour mon père, lui réponds-je en rigolant.
Il m’embrasse et part travailler.
Quand Joshua me voit, il me demande pourquoi je marche en boitant. Je lui montre ma jambe, et il semble très impressionné. D’instinct, et comme s’il voulait prendre soin de moi, il me caresse de sa petite main et donne un doux baiser à ma blessure. Comme il est gentil, mon grand garçon!
Je pense à Naomy tout au long de la journée. J’espère du plus profond de mon cœur qu’elle ne souffrait pas, lorsqu’elle était sur son lit d’hôpital, apparemment inconsciente. Moi, ce n’est que ma jambe, qui est couverte d’ecchymoses et d’hématomes. Elle, c’était tout son corps.
Je ne suis plus un bébé…
Joshua est adorable. Sa famille est très importante à ses yeux. C’est un enfant très sociable qui n’a pas peur de parler aux gens et de leur sourire, bien qu’il soit la plupart du temps à la maison, seul avec moi. Nous allons partout ensemble. Peu importe où je vais, je l’emmène et tout le monde le trouve charmant. C’est un enfant facile, qui me suit partout sans jamais rouspéter. Pour lui, tout est toujours parfait et rien n’est jamais grave, comme il me le répète souvent.
Si j’ai quelque course à faire seule, il reste avec son papa. Patrice le trimbale également avec lui, de sorte que nous ne le faisons garder que très rarement. Mon compagnon et moi, nous trouvons très important de faire des activités en famille.
Joshua ne pleure jamais lorsqu’il tombe, ce qui se produit souvent. Il faut dire que c’est un sacré cascadeur, qui me fait peur avec tous les trucs qu’il exécute sans aucune crainte, et surtout sans hésitation. Même si je le surveille constamment, il invente toujours un moyen de me donner la frousse. Pas étonnant qu’il trébuche plusieurs fois par jour; mais ce n’est jamais grave.
À tout instant, il me crie :
— Maman, viens voir!
Chaque fois, mon sang se glace. Je n’ose pas entrer dans sa chambre, de peur de le voir juché sur une montagne de jouets qu’il aura empilés les uns sur les autres dans le but d’aller toucher le plafond. Et il sourit, très fier de ce qu’il a accompli. Il a la tête remplie d’idées et cherche toujours à se dépasser. C’est un sacré sportif, mon fils. Donnez-lui un ballon de soccer, et il saura vous impressionner. Je pourrais le regarder des journées entières, et il n’y a pas un instant où je ne suis pas fière de lui. C’est un véritable cadeau que vous fait la vie, de vous permettre d’élever un enfant et de lui apprendre des milliers de trucs.
Bientôt, son petit frère montrera le bout de son nez et il n’aura plus l’exclusivité de notre attention. Il nous faudra partager notre temps. J’ai peur de ne pas pouvoir lui en consacrer autant que je le fais présentement. Il faudra que Patrice et moi nous partagions les tâches pour ne pas que Joshua soit déstabilisé par ce grand changement. J’ai tout de même confiance, sachant qu’il a une grande facilité d’adaptation et que je l’ai bien préparé à ce qui va se produire. Ce sera un grand frère merveilleux et très présent, j’en suis convaincue.
Quand je serai grand…
Je me réveille brusquement à 6 heures du matin. Une crampe dans le bas du ventre me force à me lever. Il reste deux semaines avant la date prévue de mon accouchement, de sorte que j’imagine que ces contractions ne sont que du faux travail. Comme ce que la dame m’a dit à l’église me trotte toujours dans la tête, je cours au calendrier et fais le décompte des jours passés depuis ma dégringolade. Huit jours. « Je ne vais tout de même pas me mettre à croire à ces fables de vieille femme! » me dis-je. Je dois penser à autre chose.
Je me tiens le ventre et marche ainsi pendant au moins une heure. Patrice et Joshua se lèvent environ une heure plus tard. Je préviens mon amoureux que les contractions n’arrêtent pas et qu’elles sont espacées d’environ quinze minutes. Lorsque je lui ai raconté ma chute dans l’escalier et que je lui ai rapporté les paroles de la femme, il n’a pas pris la chose au sérieux. En ce moment, il n’est toujours pas convaincu ni même ébranlé. Patrice a bien de la difficulté à considérer avec sérieux ce qui n’est pas prouvé scientifiquement. Il lui faut bien m’accorder cependant que mes contractions sont bel et bien réelles. Nous attendrons tout de même d’être certains pour ne pas nous rendre à l’hôpital pour rien.
À mesure que la journée avance, mes contractions se font de plus en plus rapprochées. Nous avisons nos proches qu’il y aura probablement un nouveau petit nez qui se pointera très bientôt dans notre famille. Je ne suis pas nerveuse du tout, je reste calme et me colle contre Joshua. Il est impatient d’accueillir son petit frère. Il colle sa bouche contre mon ventre et lui parle ou lui donne des baisers. Réalise-t-il vraiment ce qui se produit dans sa vie? Sait-il ce qui l’attend? Il me répète souvent qu’il a très envie de prendre son frère dans ses bras et de s’en occuper.
Moi, je profite au maximum de la présence de mon grand garçon auprès de moi. Je partirai bientôt deux ou trois jours et nous ne nous sommes jamais laissés aussi longtemps, lui et moi. Je m’ennuierai et lui aussi, mais je lui dis :
— Cette séparation, nous la supporterons pour ton petit frère. Le docteur, vois-tu, il doit être certain qu’il est en parfaite santé avant de me laisser revenir à la maison.
Félix – c’est le nom que nous voulons lui donner – étire de plus en plus ses jambes et pousse contre la paroi de mon abdomen. Il paraît être très agité et surtout terriblement pressé de venir retrouver sa famille. J’ai eu une fois de plus une grossesse merveilleuse, mais ce petit bonhomme qui se trouve en moi nous donnera du fil à retordre, c’est certain. Je ris et dis à Joshua que son frère sera un vrai coquin. Il éclate d’un rire franc et sincère.
Il me faut partir pour l’hôpital. Les contractions sont espacées de cinq minutes depuis plus de deux heures. Nous embrassons Joshua, qui restera avec la mère de Patrice. Le soleil se couche et le neuvième jour approche. Avant notre départ, mon petit garçon s’exclame :
— Maman, je vais être un grand frère!