Janvier 2005
Je dormirais toute la journée, s’il n’y avait le soleil qui me réveille et qui me force à croire que le jour existe encore. Je plisse les yeux et mets l’oreiller sur ma tête. J’attends qu’on me prenne par le bras et qu’on me tire hors du lit. Ce serait la façon la plus facile de me rendre à la réalité, mais personne n’osera me faire ça. Ouvrir les yeux m’est pénible. Je recommence à imaginer le visage de Joshua. Il m’est toujours très douloureux de prononcer son nom.
Lorsque je dors et que je ne rêve pas, au moins, je suis inconsciente. Lorsque je suis éveillée, je ne pense qu’à lui. Je n’ai pas faim ni soif et, en réalité, je n’ai pas envie de beaucoup de choses. Tout ce que je veux, c’est arrêter de réfléchir à ce qui me fait mal, à ce qui me transperce d’un coup de poignard à chaque seconde. Le mal est physique, réel, palpable. Je le sens, il est en moi, et j’ai l’impression qu’il ne me quittera jamais. Au moment où Naomy a quitté ce monde, j’ai été imprégnée d’une sorte de force, d’une soif de vivre qui m’a permis de combattre la douleur. Actuellement, je ne sais même plus combien de jours ont passé depuis l’accident. Je n’ai aucune idée de la date à laquelle nous sommes et aucune force ne m’a encore envahie. C’est le vide en moi. Ma foi et mes certitudes montrent de sérieuses défaillances. Je ne sais plus en quoi ni en qui croire, car ce qui m’arrive est en partie de Sa faute. Comment croire au paradis dans de telles circonstances? Pourquoi Dieu m’impose-t-Il de telles épreuves? Et si le paradis n’existe pas, où se trouve donc mon fils? J’en veux à Dieud’être venu chercher mon Joshua, mais, d’un autre côté, je souhaite à mon garçon un paradis digne de ce nom.
J’attends cette force qui m’aiderait à faire face, mais rien ne vient. Ma seule raison d’ouvrir les yeux, c’est de regarder mon petit Félix. Il a toujours été très émotif, hypersensible, et il est terriblement fragilisé par les événements. Il vit exactement tout ce que Patrice et moi ressentons. Il n’est plus capable de dormir une nuit entière et fait des cauchemars. Il se réveille chaque matin en criant et en pleurant. Le regard triste, il prononce sans cesse le nom de son grand frère. Nous le laissons vivre son deuil à sa façon; il en a certainement un à faire. Il a toujours été la moitié de Joshua, il n’a jamais vécu sans lui. Il le cherche sans arrêt, et je ne sais pas comment le consoler. Lorsque je le serre dans mes bras, il perçoit ma peine. Ça me met tout à l’envers de le voir ainsi. Il est trop petit pour vivre de telles émotions.
La seule activité qui me soulage, c’est l’écriture. Sans elle, je ne crois pas que je pourrais respirer. L’écriture m’aide à comprendre les milliers d’idées qui se trouvent dans ma tête et les innombrables sensations qu’éprouve mon corps. Sans elle, tout cet amalgame d’émotions m’étoufferait probablement. Je ne me relis jamais, beaucoup trop effrayée par ce que je pourrais découvrir. Je laisse apparaître sur le papier les idées noires qui me hantent et des projets que j’élabore sous leur inspiration, mais que je n’oserais jamais mettre en œuvre. J’ai extrêmement peur de ce que la mort nous cache et jamais je n’oserais la défier. J’aime mieux la vie, malgré ce qu’elle est parfois. Elle m’a fait terriblement mal et je ne lui fais plus confiance du tout, mais je la préfère à la mort.
Si je ne me relis pas, c’est aussi parce que je parle de Joshua et que tout ce qui se rapporte à son souvenir me fait souffrir. Je le vois lorsque je ferme les yeux. Il se présente à moi avec ses traits sereins, mais, en une seconde, l’image harmonieuse tourne à la tragédie. Je le vois étendu sur le sol, immobile, avec tout ce sang autour de lui, ce liquide rouge sur la neige blanche, trop blanche. Après, c’est le visage sans expression du personnel de l’hôpital, les yeux qui me fixent et les bras qui pendent le long des corps, ma mère sans voix et ce petit garçon sans vie, mon fils, mon rêve…
La mort
La mort, c’est l’ennemie impossible à abattre. La mort, elle fait partie de ma vie pour une seconde fois. Comment peut-on mettre les mots mort et vie dans la même phrase? Comment la mort peut-elle s’en prendre à un enfant de trois ans, heureux et aimant la vie? Comment les mots mort et enfant peuvent-ils se trouver ensemble? Je déteste le mot mort. Il me répugne, me dégoûte et me révulse. La mort anéantit, détruit, bouleverse et chambarde tant de vies! On ne peut y échapper. On ne sait ni à quel moment ni à quel endroit elle s’emparera de notre âme. On ne sait pas l’heure ni la date où elle frappera. Elle arrive comme ça, sans prévenir. Elle a plusieurs visages. Parfois douce, parfois cruelle, tantôt rapide, tantôt très lente. Elle n’est jamais la même. C’est une hypocrite. On croit l’avoir semée et elle arrive sournoisement l’instant d’après, impitoyable. Personne n’est à l’abri; nul ne peut y échapper. Elle m’a rendu la vie très dure, et maintenant j’ai peur de perdre quelqu’un d’autre à tout moment, si bien que cette vie qui est la mienne est un enfer.
La mort, elle m’effraie. Je la vois partout et j’y pense sans cesse. J’ai l’impression qu’elle me suit, qu’elle m’épie. Je la sens derrière moi lorsque je marche avec mon garçon dans la rue, lorsque je suis en voiture et même lorsque je prépare un repas. À chaque instant, j’imagine qu’elle n’attend que le bon moment pour me sauter dessus et prendre ce qui me reste. J’ai peur pour mon garçon, le seul de mes trois enfants qui est toujours là. Viendra-t-elle me le prendre, lui aussi? Va-t-on me l’enlever, m’en priver et me rendre malheureuse jusqu’à ce que je meure au bout de mon chagrin? La mort aura-t-elle raison de moi à force de m’accabler de tristesse? Mon corps évacuera toute son eau si je continue à pleurer de la sorte et je mourrai de déshydratation.
Je n’ai toujours pas trouvé la force de me battre. Quelques centaines d’heures ont passé depuis le départ de mon garçon bien-aimé. La mort a fait un pacte avec ma vie. Les deux se sont promis de me rendre l’existence insupportable.
Je ne vois pas de porte de sortie. Quelqu’un doit m’apprendre à respirer sans avoir mal. Le peu d’air qui entre dans mes poumons me coupe le souffle. Il me faudrait de l’aide; je ne m’en sortirai pas toute seule, me semble-t-il. Comment fait-on pour recommencer à vivre? Je ne pourrai pas. Pas une seconde fois, c’est beaucoup trop pour moi. Je ne peux plus parler à Naomy ni à Joshua. Leur douce image me fait beaucoup trop mal. Je ne sais plus quoi faire ou penser. J’ai besoin d’aide, et vite! La mort aura raison de moi…
Maman, réveille-toi!
Il est tout près de mon visage; je sens son souffle chaud. Il doit se trouver à quelques centimètres de moi. Je dors, c’est certain. Il ne peut pas réellement être là. Je ne veux pas ouvrir les yeux, de peur d’être déçue. Il avait l’habitude de venir me réveiller chaque matin ainsi. Il me répète :
— Maman, réveille-toi… Il est temps de te lever.
Je sens qu’il est là. Je perçois son odeur et la chaleur que dégage son corps. J’ouvre doucement les yeux et vois ses yeux noirs qui me fixent. Émue, je tends la main précautionneusement pour toucher son joli minois, mais elle passe à travers lui. Je crie et me réveille en sursaut. J’ai le souffle coupé, tellement ça avait l’air vrai. Je me tourne vers Patrice et regarde le mur joliment coloré. Les vagues qui y sont dessinées rappellent la mer. Nous dormons dans la clinique de massothérapie de mon père où Patrice travaille. Mes parents ont pris soin d’y aménager une belle chambre pour nous. Ils l’ont probablement choisie pour sa décoration reposante. Ça semble marcher, car je me ressaisis en quelques minutes. Mes yeux sont toujours tournés vers le mur lorsque j’entends de nouveau cette petite voix.
— Maman, réveille-toi…
Il se trouve derrière moi, tout près, et il me parle. Je secoue la tête pour m’assurer que je ne suis pas encore en train de rêver, mais ne me réveille pas. Je me tourne doucement. Joshua est debout à côté du lit, un sourire éclatant accroché à son visage. Cette fois je m’abstiens de crier malgré l’émotion qui m’étreint pour ne pas l’effrayer. Il approche ses lèvres vers moi. Je tiens à le serrer dans mes bras. Impossible! Il s’évapore à nouveau. Incapable de me retenir davantage, je hurle à tout coup. Chaque fois qu’il disparaît, ça me fait plus mal encore que la fois précédente.
Toute la nuit se passe ainsi. Le soleil s’élève enfin dans le ciel. Je ne peux plus supporter de rester allongée sans pouvoir reposer lorsque je ferme les yeux. Je me lève du mauvais pied, avec l’impression que mon fils a voulu me dire ou me demander quelque chose. Je n’ai pas compris le sens de sa visite et j’en suis profondément chagrinée. Je ne voulais que le prendre dans mes bras, le consoler, le cajoler et lui dire que je l’aime, mais on me l’enlevait à chaque tentative. Inlassablement, il tentait une nouvelle approche, dont je ne saisissais pas davantage la signification, à ma grande déception.
Je me demande s’il est vraiment venu me voir. Voulait-il réellement me parler ou cette histoire ne sortait-elle que de mon imagination? Je n’en aurai sans doute jamais la certitude, mais je continue tout de même de me dire que Joshua m’a vraiment rendu visite. Son sourire m’avait beaucoup manqué et de le voir heureux et gai m’a fait le plus grand bien. J’aimerais le voir toutes les nuits ainsi, sentir son souffle chaud, le voir respirer et le sentir vivant.
Besoin d’aide, moi?
Le CLSC nous appelle pour nous offrir de l’aide dans la traversée de nos épreuves. Je suis surprise de cet appel qui illustre, si besoin est, les particularités d’une région comme la nôtre. Toute la ville est au courant de notre cas. Tout le monde parle de « Mélanie et Patrice, ce couple qui a perdu deux enfants ».
Les yeux ronds, je regarde Patrice en écoutant attentivement, sans dire un mot, les conseils donnés par l’infirmière. J’ai le goût de lui crier que je n’attends que la mort pour ne plus avoir aussi mal, que c’est la seule aide sur laquelle je puis encore compter. Je ne veux pas mourir, mais je ne sais pas quoi faire pour vivre sans souffrir. Autant attendre. Ce sont Félix, Patrice et ma famille qui me tiennent en vie. Je me laisserais probablement mourir de faim si on ne me forçait pas à manger.
Lorsqu’elle en a terminé avec ses explications préliminaires, elle me pose une question qui percute fortement mon oreille.
— Ressentez-vous le besoin, vous et votre conjoint, de rencontrer un professionnel qui pourrait vous aider?
On m’ouvre une porte dont je franchis le seuil sans hésiter. Je lâche un oui désespéré et m’assieds brusquement sur la chaise qui se trouve derrière moi. Je dépose le combiné et fixe le mur. Je suis la première étonnée de ma réaction. J’ai dit oui! J’ai toujours prétendu auparavant que je n’aurais jamais besoin de rencontrer un psychologue, que ces sortes de services ne sont bons que pour les faibles.
— C’est une infirmière du CLSC, dis-je à Patrice. Elle m’a demandé si je voulais rencontrer un professionnel, si j’ai besoin d’aide… J’ai dit oui! Qu’est-ce qui se passe en moi? Ça ne me ressemble pas. Comment quelqu’un qui ne me connaît pas peut-il m’aider? Comment puis-je faire confiance à un étranger? Je ne sais pas pourquoi j’ai répondu aussi rapidement. Peut-être parce que je ne trouve plus de solution, que je ne vois plus comment je pourrais être heureuse… Nous allons rencontrer deux personnes. J’ai terriblement peur. Est-ce que tu vas venir avec moi? S’il te plaît, ne me laisse pas toute seule.
Patrice me répond gentiment qu’il m’accompagnera. En fait, même s’il n’a pas le courage de me l’avouer, il ne peut me cacher, à moi qui le connais trop bien, qu’il est aussi démuni que moi. Et je vois qu’il est lui aussi terrifié. C’est beaucoup par orgueil que j’ai refusé de consulter un psychologue, lorsque Naomy est décédée; je me voyais comme une superwoman. En ce moment, la superwoman manque d’énergie. Je n’aime pas beaucoup raconter ma vie ni pleurer sur mon sort. J’aime mieux enfiler mon masque de femme forte et ne pas trop parler de mes bobos. Même si je suis en train de mourir de chagrin, personne ne peut le remarquer. Pour cacher ce que je ressens, je suis devenue une experte. Ce psy, il voudra probablement que je lui raconte mon histoire. Qu’est-ce qui m’a pris d’accepter ça? En tout cas, il devra être ingénieux et malin s’il veut me faire parler ou pleurer.
Je connais cet air-là
Je revis la même chose qu’il y a quatre ans, mais je suis doublement bouleversée du fait que j’ai l’impression d’être maudite, que la vie est déterminée à s’acharner sur moi et que je suis impuissante à contrecarrer ses plans diaboliques.
Nous demeurons toujours chez mes parents, mais il me faudra bien me décider à retourner à notre appartement. Plus j’attendrai, plus ce sera difficile. Mais, en même temps, plus je pense à regagner la maison, plus mon estomac me monte dans la gorge. Je ne pourrai pas supporter, je crois, de revoir les jouets de Joshua, de toucher ses vêtements ou de sentir son odeur qui flotte dans l’air.
Même un mois après l’accident, je ne crois toujours pas ce qui s’est produit. « Mon fils sera le premier enfant à revenir de l’au-delà, me dis-je. Il m’a prouvé à mille et une reprises à quel point il est fort, robuste et costaud. Ce n’est pas la mort qui va avoir le dessus sur lui. » Je ne pense qu’à Joshua, habitée par l’envie grandissante de crier à pleins poumons et de hurler ma peine, mon inconsolable chagrin et le mal qui me dévore de plus en plus, sans jamais m’accorder de répit.
Je n’arrive plus à parler à Naomy comme je le faisais auparavant. Je me sens coupable de lui en avoir voulu pendant une fraction de seconde, je m’en veux de lui avoir reproché un instant de n’être pas intervenue pour sauver Joshua. C’est à moi maintenant que je reproche d’avoir pensé qu’elle aurait pu faire quelque chose et qu’elle s’est rendue coupable de négligence. J’ai été injuste. Ce qui nous est advenu, ce que le destin me réserve n’est absolument pas sa faute. Naomy n’a pas le pouvoir de conférer à qui que ce soit l’immortalité et je n’avais pas à lui mettre sur les épaules le poids de ce qui m’est arrivé.
Parce que j’ai eu ce moment de faiblesse qui l’a accusée, il m’est plus difficile de penser à mes deux petits disparus.
Plusieurs milliers de minutes se sont écoulées depuis le décès de Joshua, et chacune d’elles m’a paru durer des heures. J’ai bien trop peur de la mort pour vouloir mourir, mais j’aimerais bien dormir des jours durant; sans les rêves, évidemment. Ces rêves que je fais toutes les nuits et qui me font peur. Ils sont étranges et trop réels. Lorsque je me réveille, je ne sais plus si je suis encore en train de rêver ou pas. Je peux sentir les odeurs, percevoir les textures et différencier les couleurs. Je peux toucher les gens qui hantent mes songes, et les endroits que je visite ont l’air d’exister vraiment.
Mes rêves tournent souvent au cauchemar, et c’est ce qui m’effraie le plus. Chaque fois, c’est la même chose. Des gens que j’aime meurent dans d’étranges circonstances; souvent, c’est Félix qui est concerné. Et c’est le défilé de tous les détails macabres, l’odeur du sang qui revient constamment et des cris stridents qui se font entendre. J’ai peur que certains de ces rêves, plus morbides les uns que les autres, ne se réalisent.
À l’assaut des souvenirs
— J’irai seule. J’ai besoin de me réapproprier l’endroit. Tout ira bien, ne t’inquiète pas.
Je rassure Patrice avant de partir en voiture. Je roule en direction de notre appartement. Lorsque j’entrevois la maison, mon estomac se noue instantanément. Ce n’est pas la première fois que je passe devant et j’ai toujours la même réaction. J’ai essayé d’y aller quelquefois, auparavant. Je l’ai fait en cachette, bien entendu, ne voulant ni en entendre parler ni avoir à répondre aux questions de mes proches. Mais c’est la première fois que je m’enhardis jusqu’à me stationner dans l’entrée. C’est aujourd’hui que ça va se passer.
Je regarde la galerie, mais ne me décide pas à y monter. Ma main bifurque vers la portière arrière dès que je descends de l’auto. Cette habitude que j’ai d’ouvrir à Joshua, je devrai m’en départir et ça me fait mal au ventre. Je dois quitter la voiture sans regarder à l’arrière. De toute façon, il n’y a plus qu’un siège d’enfant sur la banquette, celui de Félix. Je crois apercevoir la casquette de Joshua sous le siège du passager. Je détourne rapidement mon regard, soucieuse de ne pas m’attarder à cet objet qui lui appartient.
J’ai demandé à ma mère il y a quelque temps de passer à notre appartement fermer la porte de la chambre assignée à Joshua. Je n’irai pas maintenant; une chose à la fois. C’est déjà assez difficile comme ça d’entrer dans notre chez-nous. Chaque pas me rappelle un souvenir de mon fils, du temps où il jouait dans la cour ou qu’il grimpait sur la rampe de la galerie, ou encore que, depuis l’intérieur, il me regardait par la fenêtre de la porte pour m’accueillir avec des démonstrations de joie quand j’entrais dans l’appartement. Il sautillait toujours en pointant de son doigt les sacs que je tenais. Il savait que, lorsque j’allais faire mes courses, je ne pouvais revenir à la maison sans une surprise pour lui et son petit frère.
On dirait que je n’ai pas mis les pieds ici depuis des mois, alors que ça ne fait que trois semaines à peu près.
Je gravis une marche de l’escalier, puis deux autres, et je m’arrête. Je prends une grande inspiration et mes doigts se mettent à trembler. En fait, je tremble de partout et mon cœur cogne contre ma poitrine. Je n’entrerai pas tant que je me sentirai ainsi. Lentement, je poursuis ma progression et franchis quelques marches de plus avant de m’immobiliser à nouveau avec l’impression que tous mes organes vont me sortir du corps et que ma tête va éclater. Chaque battement de mon cœur me secoue. Finalement, la septième et dernière marche se retrouve enfin sous mon pied. Je ferme les yeux.
Pas question que je demande de l’aide à qui que ce soit. J’irai seule à la rencontre de mon passé, j’entrerai dans cette maison de malheur et me dirigerai à reculons vers ce qu’était mon autre vie, celle qui m’avait sauvée de mon autre vie plus ancienne encore. Deux vies m’ont été volées. On m’a dépouillée de mon bonheur à deux reprises.
Ma main se pose sur cette poignée qui m’ouvrira la porte sur un autre monde. Je désire plus que tout voir la frimousse de Joshua, qu’il coure vers moi et me saute dans les bras. Mes yeux sont toujours fermés lorsque j’entre dans la maison de l’horreur. Je suis terrifiée. Rien. Pas un bruit. Je ne veux pas regarder. Pendant plusieurs minutes, je me réapproprie ainsi la douce odeur de ma demeure. J’avance à l’aveuglette, les mains devant pour ne rien heurter, à la recherche d’une chaise où m’asseoir.
Une larme tombe sur mon manteau. Je ne réagis pas. J’attends qu’un petit garçon s’approche de moi et me dise d’ouvrir enfin les yeux. Qu’est devenue ma réalité? Il faut que je m’adapte à ce silence. Une, deux, trois minutes passent, et je ne bouge toujours pas. Je me dis que ce qu’on imagine est moins dur, moins cruel que ce qui est tangible. Le rêve est beaucoup plus doux que la réalité. J’aperçois Joshua contre moi, qui me serre dans ses bras. J’ouvre les yeux. Devant moi, il n’y a rien.
Le porte-poussière
Je marche dans ma demeure remplie de souvenirs, beaux, mais terriblement douloureux. Dans le salon, des aiguilles du sapin traînent par terre. J’en déduis qu’il a été défait hâtivement. Les yeux remplis d’eau, je prends le balai et les regroupe au centre de la pièce. Je tiens le manche très fermement, peut-être un peu trop. Plus le balai danse, plus les larmes remplissent mes yeux. Je sens une vague d’émotions qui monte en moi comme poussée par un ouragan. Est-ce de la rage, de la colère ou de la peine? Je ne le sais plus. Mais je suis submergée, éperdue.
En me penchant pour ramasser le petit tas d’aiguilles de sapin, j’échappe le porte-poussière. Un sentiment de folie s’empare de mon corps. Allez savoir pourquoi, ce banal incident me cause un tel tourment. Mon visage se crispe et je laisse échapper un hurlement si intense qu’il résonne à l’intérieur de ma tête. Je lance le balai de toutes mes forces contre le mur devant moi et m’accroupis par terre, tremblante et éplorée. Qu’est-ce qui m’arrive? Je n’ai jamais réagi ainsi. Je ne parviens pas à me ressaisir en dépit de ma volonté. Suis-je en train de devenir folle? J’échappe un simple porte-poussière et je pète les plombs! Les aiguilles de sapin peuvent continuer d’occuper l’espace, je quitte cette damnée maison. Comment ferai-je pour revenir demeurer ici?
Un petit mot pour toi
J’écris lorsque les minutes sont trop longues et que l’intérieur de mon corps me brûle trop intensément. Je luiécris. Peut-il capter mon message? C’est le plus grand mystère qui soit, mais ça me soulage tout de même de lui parler.
Cher Joshua, mon amour,
Tu me manques à chaque minute de mes tristes journées. Le soleil se lève sans ton sourire et se couche en ton absence. C’est tellement douloureux de vivre sans toi! Je te cherche partout, te vois partout. Je te sens tout près de moi, mais de ne pas pouvoir te serrer contre moi m’est encore plus pénible.
Je dois me contraindre à me lever chaque matin et réapprendre à sourire. Sais-tu à quel point c’est difficile pour moi? C’est pour Félix, qu’il me faut y arriver. Il te cherche sans arrêt. Il me demande où tu es et quand tu reviendras. De le voir te chercher chaque jour me brise le cœur. Je ne sais pas quoi lui dire ni comment le lui expliquer. Il n’a qu’un an. Est-ce qu’il comprend? Comment ferai-je plus tard pour tout lui dire?
Tout de toi me manque. Ton sourire, ton odeur, ton regard rassurant, tes yeux moqueurs, ta chaleur et ta voix. J’ai peur de l’oublier, cette petite voix. C’est ce qui m’effraie le plus.
À chaque minute de ma pauvre existence, je dois me convaincre que tout ira bien et qu’il y a une raison de me battre contre mes peurs. J’ai peur de perdre Félix, Patrice et ma famille. Je dois me persuader qu’il y a une raison de continuer. Les gens me disent que j’apprendrai de ces épreuves et que j’en tirerai du bien. Qu’ils aillent au diable! Je ne peux rien apprendre de ces tragédies. Je ne veux plus être forte et me battre. Je voudrais qu’il ne nous soit rien arrivé. Ta maman a besoin d’être tranquille. Elle ne veut plus qu’on lui parle de la mort qui fait littéralement partie de sa vie. Elle ne veut plus qu’on l’associe au fait d’avoir perdu deux enfants. La paix, c’est tout ce qu’elle souhaite. Elle est fatiguée, épuisée, exténuée.
Oui, je veux sourire lorsque les gens me voient pour qu’ils ne me posent pas de questions. Tu dois m’aider, mon amour, à me créer un visage de faux bonheur. Je t’aime et tu me manques énormément. J’ai la sensation que je ne pourrai jamais vivre sans toi… mais je survivrai pour toi.
À quoi ça sert d’attendre?
Je prépare quelques valises et ramasse nos biens personnels qui traînent un peu partout chez ma mère. Nous avons pris la décision de retourner chez nous. Je sais que ça fera mal, mais je ne gagne rien à attendre et ce sera douloureux d’une façon ou d’une autre. Aussi bien que ce soit maintenant. Patrice va d’abord porter les bagages à l’appartement. L’idée de rentrer chez moi m’angoisse, ma dernière tentative ayant été pour le moins éprouvante. Félix sera là et je n’aurai pas le droit de laisser paraître des émotions négatives. Je pleurerai lorsque je serai seule. Je ne veux pas qu’il éprouve mon chagrin.
J’embrasse mes parents et les remercie de tout cœur d’avoir pris soin de nous durant ces quelques semaines. Je leur en serai reconnaissante le restant de mes jours.
Dans la voiture, tout l’intérieur de mon corps s’agite. Je commence à être familière de ce genre de symptômes. J’essaie de respirer calmement et d’adopter une attitude neutre. Patrice me sourit. Il me demande si je vais bien. Je lui réponds que oui en accrochant un large sourire à mon visage. Ce n’est pas vrai, mais je sais que ça lui fait plaisir. Il n’a pas à s’inquiéter de moi en plus de supporter le stress qu’il éprouve déjà. Je ne désire que son bonheur. Si je veux qu’il soit heureux, je dois le rassurer et lui dire que je vais bien.
Félix crie en voyant notre demeure. Ça me fait immensément plaisir de le voir ainsi. Il va pouvoir retrouver ses jouets et son petit lit douillet. De savoir qu’il est enchanté de revenir chez nous me fait du bien et m’incite à rassembler mon courage. Il me sera plus facile de vivre ici si mon fils continue d’arborer le sourire radieux qui illumine présentement ses traits. Je laisse échapper un rire dont je me sens aussitôt coupable. Comment puis-je rire ici, dans cette cour, alors que tant de souvenirs y vivent?
Je laisse libre cours à mon imagination. Je vois Joshua sur sa trottinette devant la maison. Il file à toute allure. Je m’avance et l’imagine dans la cour arrière avec son ballon de soccer. Ces images sont magnifiques, mais elles acquièrent un tout autre sens lorsque je prends conscience que je ne les verrai plus jamais. Elles deviennent du coup cauchemardesques. Allons! Entrons avant que mon esprit ne divague et que je commence à dérailler. Au moins, quand je suis avec Félix, il ne faut pas que je reste trop longtemps dans les endroits sensibles, ceux qui me rappellent des événements auxquels a participé Joshua. Comment est-ce que je ferai une fois à l’intérieur?
Nous entrons. La brûlure en moi revient, aussi douloureuse que la dernière fois. Félix court partout en hurlant sa joie et je m’agenouille pour l’attraper.
— Es-tu content d’être chez toi?
Il me fait un signe de tête très exagéré, et je comprends qu’il est très excité d’être là. Je souris pour lui démontrer que je suis heureuse pour lui. Il s’arrête brusquement devant la porte de la chambre de Joshua et y frappe durement et rapidement du poing en criant qu’il veut entrer. La chambre de Joshua, plus grande que celle de Félix, contient la plus grande partie des jouets. Il aimerait aller y jeter un coup d’œil, histoire de vérifier que tout se trouve encore bien à sa place. Je ne me résous pas à ouvrir la porte. Toujours accroupie, je le fixe, le regard vide, avec le goût de me trouver ailleurs qu’ici. Avant de revenir chez moi, j’avais bien dit à Patrice qu’il nous fallait faire tout notre possible pour que Félix ne voie pas de différence avec avant. Ce n’est déjà pas si rassurant pour lui de voir ses parents tristes depuis quelques semaines. Je souhaitais plus que tout ne pas laisser déteindre sur Félix mes peurs, mes craintes et mon chagrin. Présentement, alors qu’il se tient devant la chambre de Joshua, je reste figée dans l’impossibilité de lui donner accès à ses propres jouets. Cette chambre contient trop d’objets personnels. Elle est bondée de souvenirs. Elle transpire l’odeur de mon fils disparu et contient à peu près tous ses états d’âme. Je me lève, attristée et sans mots. Je m’approche de Félix qui cogne toujours contre cette porte, barrière entre lui et des milliers de trésors. Il me regarde de ses yeux suppliants et me dit :
— Veux entrer, maman!
Je lui réponds du mieux que je peux, comme si je parlais à une grande personne :
— Maman ne se décide pas à ouvrir cette porte. J’essaie, Félix. J’essaie très fort, mais j’ai trop mal. Demain! Maman va l’ouvrir demain! C’est une promesse.
Que faut-il lui dire? Que Joshua est au ciel? Qu’il est bien? Que tout va pour le mieux? Que le même sort ne le menace absolument pas? J’ai moi-même de la difficulté à y croire…
Un autre rendez-vous
J’ai un nouveau rendez-vous chez le psychologue. J’y vais au moins une fois toutes les semaines depuis maintenant presque deux mois. Patrice a lui aussi décidé de consulter. Il a son propre thérapeute et ses rendez-vous hebdomadaires.
Je ne sais pas encore si cette thérapie me fait du bien, mais une chose est certaine, c’est que je peux au moins parler à mon psychologue sans me sentir coupable, sans croire que je le dérange avec mes problèmes. Ça me libère, j’imagine. Chaque rencontre est très difficile. Je reviens de ces rendez-vous anéantie par le chagrin, si bien qu’il me faut deux jours pour m’en remettre et être capable de respirer à nouveau normalement. Nos conversations tournent surtout autour du traumatisme et du choc post-traumatique3. Ces mots ne m’étaient pas très familiers auparavant, mais ils le deviennent de plus en plus. Je prends doucement conscience de ce qui se produit dans ma tête et mon corps. J’avoue que je trouve ça rassurant, mais très difficile à affronter. À chaque rendez-vous, la peur reprend le dessus. J’ai toujours la même envie folle de partir en courant et de ne pas me présenter à la rencontre. Chaque fois que je viens m’asseoir dans ce bureau, tout s’agite à l’intérieur de moi.
— Comment vas-tu aujourd’hui?
Dès que cette première question s’impose à mes oreilles, je prends panique Je ne veux pas répondre. Non pas que j’en sois incapable, mais parce que je sais que je ne vais pas bien.
Je ne me reconnais plus. L’ancienne Mélanie, douce, délicate et pleine de vie, disparaît à vue d’œil. Je ne veux pas me perdre, mais je ne peux arrêter la roue de tourner. J’ai beaucoup changé. J’ai peur à chaque seconde qui s’écoule de perdre quelqu’un que j’aime. J’ai peur de cette mort qui me colle aux fesses depuis des années. Elle veut ma peau. J’ai l’impression que la folie aura peu à peu raison de moi. Je ne suis plus patiente, et ma tête veut exploser chaque fois que je sens la peur monter en moi. Une espèce d’hystérie ronge mon cerveau, une sorte de folie ou je ne sais quelle maladie. Ce mal me tue à petit feu.
Il me terrorise…