Chapitre 10

Trois mois plus tard.

En cette année 1931 déjà bien entamée où l’hiver a été particulièrement dur, le carême devient comme un simple prolongement du régime de privations installé dans les maisons depuis le début de la crise. Ces longs quarante jours de sacrifices viennent naturellement s’ajouter aux restrictions déjà vécues en denrées de toutes sortes, y révélant toutefois une connotation religieuse faite de pénitences et d’expiation pouvant convaincre les croyants les plus impressionnables que la crise possède en elle-même un aspect utilitaire servant à châtier et à stimuler les âmes trop tièdes. Des secours concrets proviennent en grande partie des congrégations de religieuses qui, pour soutenir et consoler leur monde, ont mis sur pied des soupes populaires en certains endroits stratégiques de la ville. De l’aide directe est aussi offerte aux familles les plus démunies par les bénévoles de la Saint-Vincent de Paul. Des messes et des neuvaines collectives sont également dites à l’intention de la reprise du travail. Le dimanche, des invocations en chaire à la divine Providence et à son infinie Miséricorde jettent dans les âmes des semences d’espoir qui, pour certains, deviennent un moteur pour améliorer leur avenir, pour d’autres, une consolation permettant de se résigner au mauvais sort qui s’acharne sur eux.

De tout temps, la débrouillardise et l’ingéniosité ont été les meilleurs instruments de survie de l’homme. Dans les temps actuels, certaines personnes se révèlent en être abondamment pourvues alors que d’autres semblent en manquer cruellement. Au milieu de ces deux extrêmes, par bonheur, se tiennent la plupart des gens, suffisamment habiles et inventifs pour trouver mille et une façons de s’en sortir, même plongés dans une mer de difficultés. Mais que serait alors la vie sans le rire qui adoucit tout…

Car même très courageuse, une population si durement éprouvée a besoin de se détendre et de lâcher la bride par moments. C’est ainsi que la mi-carême survient, surtout en ce temps de crise qui semble ne jamais devoir se terminer, comme une bienfaisante oasis en plein désert, permettant à ceux et celles qui le désirent de fêter et de se réjouir pendant trois jours au cœur même de cette longue période de privations et de pénitences qu’est le carême catholique. Cette année-là, la mi-carême tombe le 19 mars, correspondant comme toujours au quatrième jeudi après le mercredi des Cendres. Pendant trois soirées consécutives, les rues de la ville vont devenir un terrain de jeu pour ceux qui souhaitent embarquer dans la folie de la mascarade.

Comme chaque année, Louis et Rose ont bien l’intention d’en profiter. Rose a d’ailleurs commencé tôt à confectionner les masques et les déguisements qu’ils revêtiront ce soir pour courir la mi-carême de maison en maison. Chapeaux en tout genre, masques fabriqués à la main en papier mâché, capes de couleur, vieux manteaux ou vêtements loufoques, certains peuvent porter, s’ils le souhaitent, plusieurs costumes dans la même soirée, passer à deux ou trois reprises dans les mêmes maisons, changer leur voix, transformer leur démarche, imiter une personne connue afin de confondre et de mystifier les gens, le but ultime de tous étant de ne pas se faire reconnaître.

Dès sept heures, une fois la gardienne arrivée pour la nuit, Louis et Rose enfilent leurs déguisements et leurs masques, prêts à partir. Arrive pour se joindre à eux leur amie, Anna-Marie Laforest, déjà accoutrée d’un vieux manteau de fourrure de sa mère et de son petit chapeau assorti que toute la ville a vu sur sa tête pendant quarante ans. Elle semble toute fière de montrer son costume.

Batinse que tu ressembles à ta mère, Anna-Marie ! s’écrie Louis en éclatant de rire. Je pense que tu mystifieras pas grand monde à soir.

Pas sûre, moi, affirme-t-elle en mettant un loup devant ses yeux.

C’est pire, fait Rose en éclatant de rire elle aussi. On jurerait ta mère Joséphine avec ses lunettes su’l nez.

Après un gros fou rire qui annonce une soirée joyeuse, les voilà tous les trois qui sortent, dans la noirceur tombée, sous les rires excités des enfants en pyjama, surpris une fois encore de voir leurs parents redevenir des enfants l’espace de quelques soirées d’hiver. Ce soir, nos trois amis font une tournée à pied dans les rues aux alentours. Demain, ou plus sûrement samedi, selon l’état des troupes, ils traverseront à Sainte-Anne en carriole sur la rivière pour y poursuivre la mi-carême.

Une fois dehors, le petit groupe n’a pas besoin d’aller bien loin sur la rue Jacques-Cartier pour apercevoir aussitôt une lanterne allumée devant la porte d’une première maison. C’est le signal convenu pour y cogner et y entrer sans plus de cérémonie. Déjà un reel de violoneux leur envoie le signal qu’ils sont attendus. Affublé d’un gros manteau de drap noir, d’un masque tout blanc dont déborde de tous côtés une énorme barbe blanche et coiffé d’un chapeau melon, Louis fait rire juste à le voir. Il entre le premier en giguant et en chantant sur la musique. Les deux femmes le suivent l’une derrière l’autre.

Salut les mi-carêmes ! lance Louis d’une voix contrefaite en s’emparant du verre de caribou qu’on lui tend.

Rose, le corps enveloppé d’une large cape rouge, a le visage complètement dissimulé derrière un élégant masque multicolore orné de quelques plumes d’un bleu très vif.

Salut les mi-carêmes, répète-t-elle d’une drôle de voix aiguë en acceptant elle aussi un verre de caribou.

Pis moi ? bégaye Anna-Marie, qui se pointe derrière eux.

En l’apercevant, toute l’assistance déjà un peu pompette éclate de rire.

Anna-Marie Laforest ! C’est toi ! On t’a reconnue, hurle tout le monde à l’unisson.

Vous vous trompez, répond-elle en imitant à la perfection la voix de sa mère. Chus pas moi, chus ma mère déguisée en moi, conclut-elle en pouffant de rire. Bon ben, donnez-moi à boire, Seigneur du bon Dieu ! Je me meurs de soif !

Ils boivent rapidement leur verre et ressortent en chantant dans le noir. Ils vont ainsi de maison en maison, reçus chaque fois avec un petit verre, de la musique ou une chanson, parfois un bout de sandwich ou un morceau de fromage, de plus en plus excités et joyeux. Ils suivent le trajet des lanternes allumées. Comme chaque année, ils ont gardé pour la fin une maison bien connue de la rue Morin où ils savent que les visiteurs ont droit à toute une mise en scène. Les nouveaux venus sont invités à s’intégrer dans un décor de carton-pâte et à improviser quelque chose. Louis, pas mal allumé déjà, toujours prêt à rire, se place en avant de la scène et se met à giguer et à chanter d’une voix de stentor, sur un air bien connu de la Bolduc :

Mes amis, je vous assure que le temps est bien dur. Il faut pas se décourager ça va bien vite commencer. De l’ouvrage y’va en avoir pour tout le monde cet hiver. Il faut bien donner le temps au nouveau gouvernement.

Tout en chantant, Louis fait de grands gestes de déni avec ses bras, agitant sa tête dans tous les sens. Sa barbe pend maintenant sur sa poitrine, son masque est tout de travers, provoquant un climat d’hilarité générale.

Allez ! Tous en chœur avec moi pour le refrain ! ordonne-t-il comme un chef d’orchestre, se tournant vers le violoneux et le joueur de cuiller qui l’accompagnent depuis le début : Ça va v’nir pis ça va v’nir. Décourageons-nous pas. Moi j’ai toujours le cœur gai et j’continue à turluter !

Excités, les gens présents, tous un peu ivres, n’en peuvent plus de rire. C’est comme un défoulement collectif qui fait tellement de bien. Restée avec Anna-Marie dans l’assistance, Rose rit comme une folle.

Arrête, Ti-Louis ! J’vas faire dans mes culottes ! lui crie-t-elle, dévoilant ainsi son identité, ce qui décuple les rires de tout le monde.

Louis enchaîne aussitôt en continuant de giguer, le visage tout en grimaces :

Pis j’ai un bouton su’l bout de la langue, chante-t-il la langue sortie, qui m’empêche de turluter, pis ça me fait bé gué gué gué. Gué bé gué gué gué gué.

Il lâche finalement le dernier bébébébébébégayer en projetant ses bras et son corps vers l’arrière. Déséquilibré, il tombe à la renverse, entraînant avec lui une partie du décor. Rose n’en peut plus de rire. Pliée en deux, elle sent qu’elle n’arrive plus à se retenir. Un peu de liquide s’échappe. Heureusement, elle a mis tellement de culottes et de collants en double qu’il est vite absorbé. Elle entend les gens crier :

Ti-Louis Bergeron, Rose, Anna-Marie Laforest ! On vous a reconnus. Le jeu est fini !

Ouais, c’est nous ! confirme Louis, assis par terre, en arrachant ce qui lui reste de masque.

Deux hommes lui tirent les bras afin de le remettre sur pied. Trop lourd, il les fait basculer sur lui dans un immense éclat de rire.

On a-tu du fun ou ben si on n’a pas ! s’exclame-t-il finalement une fois debout.

La soirée s’achève dans l’euphorie. Nos trois amis sortent dans la rue, Rose continuant de chanter et de giguer en riant à en perdre le souffle. C’est ainsi qu’ils reviennent lentement chez eux dans les vapeurs d’une joyeuse ivresse.

Le lendemain matin, houlala, Rose se trouve pas mal moins guillerette.

Aaah, se lamente-t-elle en descendant lentement les marches de l’escalier en robe de chambre, une main sur le front, tenant très fort la rampe de l’autre.

Louis la regarde arriver, l’air moqueur. Déjà levé depuis deux bonnes heures, il a pour sa part vite chassé son léger mal de tête par un bon café et un copieux déjeuner avec les enfants.

Maudite boisson, lâche-t-elle en se laissant tomber sur sa chaise.

T’as rien qu’à pas boire ! déclare-t-il.

Oui mais… Mautadit, j’ai rien pris. Trois verres pas plus.

Je le sais ben, répond Louis. Mais tu portes pas ça, l’alcool, ma pauvre Rose. Faudrait pas que t’en prennes pantoute.

Oui mais, ce serait ben que trop plate.

C’est que tu veux que je te dise, fait Louis en haussant les épaules. Endure astheure !

Ah Ti-Louis ! Dispute-moi pas à matin ! lance-t-elle en se prenant la tête, affligée. Tranche-moi donc une patate à place ! Envoye ! Tu le sais comment ça va me faire du bien.

Louis secoue la tête, incrédule :

Pas encore c’te vieille recette de grand-mère à matin, proteste-t-il pour la forme.

Chaque lendemain de veille, c’est pareil. Louis doit couper une pomme de terre crue en tranches. Il les donne à Rose qui les place sur son front, retenues par un bandeau de tissu.

Ça fait déjà du bien, affirme-t-elle cette fois encore, les tranches de pomme de terre installées sur son front.

Voire ! lance-t-il, hochant la tête, sceptique.

Oui, oui, affirme-t-elle. Ça fait du bien. Les patates, ça tire le mal. C’est ben connu.

À Sainte-Anne, oui, c’est ben connu, raille-t-il.

Commence pas Ti-Louis à rire du monde de Sainte-Anne à matin, s’offusque Rose.

Denise écoute tout cela sans parler. Ce n’est pas la première fois qu’elle entend les moqueries de son père sur la famille de sa mère, ou sur un autre sujet. Mais même si elle adore son père et qu’elle s’entend mieux avec lui, elle ne peut alors s’empêcher de prendre le parti de sa mère. C’est comme si elle percevait à ce moment toute la faiblesse de sa mère à se défendre devant les arguments toujours si bien amenés de son père. Dans le fond, elle donne souvent raison à son père, mais elle se sent alors en quelque sorte obligée de protéger sa mère, la percevant comme une pauvre enfant sans défense.

Ah papa ! Laisse maman tranquille ! Est malade à matin.

C’est ben de sa faute, réplique-t-il.

Papa ! Voyons !

Denise le regarde, déçue, faisant appel à son bon cœur. Louis secoue la tête :

OK, c’est bon, j’arrête.

C’est ainsi que toute la journée, Rose peut soigner son mal de tête, se lamenter, gémir, pignocher dans son assiette, faire la sieste si elle le souhaite, pendant que Louis s’occupe de la maisonnée, des repas, des enfants, du ménage, faisant son possible pour que sa femme soit prête dès le lendemain soir à repartir de plus belle avec lui pour courir la mi-carême de l’autre côté de la rivière Saguenay.

Le lendemain soir, tout est parfait. Comme à l’accoutumée, Louis a loué une carriole avec un cheval dans l’après-midi afin de traverser le pont de glace jusqu’à l’autre rive. Ce soir-là, sur la rivière, le spectacle est majestueux. La lune est brillante, le ciel, nuit d’encre et le froid, pas trop mordant. À la mi-mars, on sent déjà la neige ramollir et se transformer en gros sel sous les patins. Il ne reste que quelques semaines avant que le pont fonde dans les eaux glacées et que le traversier recommence ses allers-retours. La construction du pont devrait d’ailleurs commencer au même moment. Sous ses couvertures de fourrure, le couple glisse vers le petit hameau faiblement éclairé, niché près de la rive entre deux caps imposants. Au passage, ils rencontrent d’autres carrioles remplis de gens costumés qui courent comme eux d’une rive à l’autre pour fêter. Depuis qu’elle est toute jeune, Rose a toujours vu ses parents recevoir les mi-carêmes et elle imagine à l’avance les nombreuses lanternes qui éclairent déjà les rues de son cher quartier. Elle s’est juré d’être très prudente ce soir avec l’alcool. Une gorgée seulement de temps en temps, pas plus. Ils passent d’abord chez Mimine et son mari, Cyrias Pilote, déguisés en princesse et en prince, qui les attendent afin de poursuivre l’un derrière l’autre leur montée jusqu’aux alentours de la rue de la Croix. Une fois en haut du cap saint Joseph, les deux couples laissent leurs carrioles sur le terrain de leurs parents et marchent ensuite vers les maisons éclairées. Il y a un côté familial dans cette tournée, arrêtant chez une sœur, une tante, un cousin. Malgré cela, ils réussissent tout de même à ne pas se faire reconnaître trop rapidement. Vers neuf heures, ils arrivent à la maison familiale. Louis entre le premier en boitant et lance d’une voix contrefaite :

Salut les mi-carêmes !

Salut Ti-Louis, lui répond aussitôt sa belle-mère en le reconnaissant.

Batinse, madame Gauthier ! Comment vous avez fait ça ?

Aaah ! fait la mère de Rose en écartant les mains comme un prêtre en chaire palabrant sur le mystère de la Trinité.

Elle sourit aussitôt à ses deux filles et à son gendre Cyrias qui entrent derrière Louis, encore masqués. La maison est déjà pleine de monde. Chacun sait que Mme Gauthier aime recevoir les gens qui fêtent. Son mari, François, plus bougonneux de nature, s’est retiré on ne sait trop où. Profitant d’un moment d’inattention, Louis grimpe au deuxième étage et, aidé de Gonzague, le jeune frère de Rose, se change des pieds à la tête. Nouveau manteau, nouveau masque, nouveau chapeau. Une fois redescendu, il attend le bon moment pour s’adresser à sa belle-mère et la confondre enfin :

Jejeje chechecherche les closets, déclare-t-il en bégayant d’une voix haut perchée.

Ti-Louis, je t’ai reconnu, lance Mme Gauthier en pouffant de rire.

Comment vous faites ? questionne Louis qui ne s’avoue pas encore battu.

Aaah ! fait-elle en levant les yeux en l’air.

Recommençant le même manège, Louis revient cette fois costumé en bûcheron, un chapeau de fourrure sur la tête et un masque lui couvrant entièrement le visage.

Tiens Ti-Louis, lui dit sa belle-mère en lui tendant aussitôt une assiette de sandwichs. Mets ça su’a table !

Ah ! vous ! fait Louis, frustré. C’est pas juste. Je joue pus.

La soirée se poursuit par un festin, des chants et de la danse jusqu’à ce que, quelques heures plus tard, les gens quittent un à un, la plupart adoptant une tête d’enterrement en songeant au carême qui reprend dès le lendemain pour encore dix-huit jours. Vivement Pâques, le 5 avril prochain, se disent-ils en montant dans leur carriole.