Chapitre 17
Septembre 1932
L’été est finalement passé, insouciant et heureux pour bien des enfants, exigeant et difficile pour plusieurs hommes obligés de travailler de longues heures sous pression, beau temps mauvais temps, occupés à faire avancer les nombreux chantiers de la ville avant l’arrivée de l’hiver. Depuis l’élection d’Alfred Dubuc comme maire de Chicoutimi, les travaux se multiplient en effet à une vitesse impressionnante. Il faut dire qu’étant également député fédéral depuis des années et ancien richissime propriétaire de la Pulperie, Dubuc connaît presque tous ceux qui comptent au Québec comme au Canada en ce qui a trait à la prise de décision. Les passants peuvent déjà voir s’élever le nouvel hôtel de ville sur la rue Racine, une imposante bâtisse en pierres taillées gris souris de trois étages, comprenant à l’avant une vaste entrée sous forme de haute tour carrée avec des cadrans sur les quatre côtés. Au premier coup d’œil, on dirait la reproduction en miniature de l’impressionnant édifice de l’Assemblée nationale à Québec, un sujet de grande fierté pour les Chicoutimiens. Et que penser de la promenade qui longe le Saguenay à Rivière-du-Moulin, qui devient une véritable attraction ! Même si elle est encore en construction, tout le monde souhaite déjà s’y promener, pour profiter de la proximité de l’eau, bien sûr, mais aussi pour contempler en marchant la magnifique vue sur le Saguenay qui s’élance vers le fjord, les monts Valin découpant le ciel sur la ligne d’horizon. Il y a aussi toutes ces rues maintenant pavées, avec de larges trottoirs qui donnent à la ville un nouvel air de propreté. Et il y a surtout le nouveau pont en construction entre les deux rives qui officialise avec encore plus d’éclat, cet automne, le statut de cité obtenu il y a deux ans par la ville de Chicoutimi, confirmant à tous ceux qui auraient pu en douter au Saguenay–Lac-Saint-Jean sa vocation de capitale régionale.
Pour la population en général, la construction du pont est en réalité un véritable point d’intérêt. Rose et les enfants y sont allés tout l’été, saluer Louis bien sûr, et observer la structure du pont prendre forme, étape par étape. Malgré le retour de l’automne, une foule de badauds, hommes, femmes et enfants de tous âges continuent de s’y rendre tous les jours, autant à Chicoutimi qu’à Sainte-Anne, pour suivre l’installation des six travées fixes de cent quatre-vingt-cinq pieds chacune, ainsi que l’élévation des énormes armatures de métal. Il est vrai que c’est un ouvrage beaucoup plus impressionnant que les travaux de l’automne dernier, alors que l’installation des neuf énormes pieux à une profondeur de cinquante pieds dans le lit de la rivière n’était pas tellement visible le long des rives. On pouvait apercevoir des barges et des chalands qui retenaient le débit de l’eau afin de permettre le coulage des fondations de béton, mais c’était à peu près tout. Là, maintenant, c’est différent. Le travail est d’envergure et se fait tout en hauteur. Pour les gens curieux, chaque jour il y a quelque chose de nouveau à observer.
À la maison, les déjeuners de Louis se déroulent plus rondement que jamais. Avec quatre enfants, dont deux maintenant qui vont à l’école, et deux pensionnaires qui mangent le matin avec eux dans la cuisine, Louis n’a pas une minute à perdre s’il veut à la fois servir un bon repas à tout le monde, manger avec eux, raconter des blagues comme il aime si bien le faire et se préparer pour partir à temps à son travail. Heureusement, lève-tôt et bien organisé, de nature joyeuse et grégaire, Louis se sent très à l’aise dans ce genre d’activité. Loin de le fatiguer, cela lui donne l’élan dont il a besoin pour ensuite être capable d’aller passer le reste de la journée tout seul dans sa chaloupe.
Chaque matin, Rose descend seulement une fois ce joyeux brouhaha terminé, après que Viola a rangé la cuisine. Elle retrouve alors en bas ses deux plus jeunes, Paul, quatre ans et demi, et Maurice, trois ans. Ils ont des personnalités si différentes. Presque chaque matin, elle aperçoit Paul, assis bien tranquille, souvent en train de regarder un livre d’images ou encore par terre à jouer avec son train. Il s’est fait des rues et des terrains clôturés avec des petits cubes rectangulaires que lui a offerts sa marraine, Tetitte. C’est un enfant sage, introverti, concentré, qui parle peu et observe énormément. Il est si tranquille que Rose oublie parfois sa présence.
Ce qui ne pourrait pas être le cas de Maurice qu’elle découvre chaque matin en train de grimper, sauter ou courir, ou alors occupé à vider le contenu d’une armoire de cuisine. Elle se fâche, le dispute et le gronde, mais on dirait que ce n’est pas dans sa nature de rester en place. Il est turbulent comme son frère aîné, Claude, mais en moins pire quand même, se dit-elle avec cette indulgence qu’elle ressent toujours pour son bébé. Claude est si têtu, si colérique. Une vraie tête forte, qui s’oppose à elle presque tout le temps. Elle se demande d’ailleurs toujours ce qu’elle va bien pouvoir faire de lui.
Au fond, ce qu’elle voudrait, sans vraiment en avoir conscience, c’est que ses enfants se laissent mener par le bout du nez comme à la petite école, lui obéissant au doigt et à l’œil, de telle heure à telle heure, sans protester.
Il y en a un autre que Rose voudrait bien pouvoir mener à la baguette et c’est son mari, Louis. Surtout pour l’argent. Ah ! Il est pire que jamais. Un vrai panier percé. Depuis des mois maintenant qu’il travaille, elle n’a pas encore réussi à voir un seul sou de toutes ses payes. Il faut dire que c’était déjà comme cela lorsqu’il travaillait pour la Dominion Fish & Fruit, alors qu’ils demeuraient elle et lui avec ses parents. Elle n’a jamais trop su ce qu’il faisait de ses payes. Et même après leur départ de la grande maison, alors que son beau-père continuait de payer bien des affaires, elle ne voyait pas souvent la couleur de son argent. En tout cas, en ce moment, c’est heureusement elle qui contrôle l’argent que lui remettent les pensionnaires chaque lundi, car autrement, elle devrait encore s’en remettre à son beau-père pour la moindre dépense. Mais que peut-il bien faire de son argent ? se demande-t-elle souvent. Elle pense à la boisson qu’il achète pour leurs partys du samedi soir, les cigares qu’il fume et qu’il offre, les vêtements, les cadeaux et les surprises aux enfants, à elle aussi parfois. Mais encore ? Est-ce qu’il jouerait l’argent aux cartes ? Franchement ! Ce serait très étonnant, puisqu’il est toujours à la maison. Non ! C’est simple ! L’argent lui brûle les doigts, conclut Rose.
Opinion qui serait entièrement partagée par Georges qui a reçu le matin même une facture salée de la part d’Héraclius Lessard, sorti apparemment par hasard au moment où il passait devant son magasin, en bas de la côte, pour la lui remettre en main propre. Le surveillait-il ? Ce serait bien possible. Pour l’humilier, comme de raison, avec cette facture impayée. « Une vraie fortune ! », a pesté Georges de retour chez lui en ouvrant l’enveloppe. Encore plus choquant, il ne sait pas à quoi correspond cet achat, car il ne sait pas lire. Mais il sait compter cependant, et il sait déchiffrer des montants et des dates. Il sait très bien qu’il s’agit d’une bonne somme. Il n’a pas eu besoin de se demander longtemps qui avait bien pu faire marquer une telle dépense. Son fils, Ti-Louis, bien entendu. Qui d’autre que lui se sentirait en droit de faire une affaire de même sans même lui en parler ? Personne. Le pire, c’est qu’il a vu son fils tous les jours depuis cet achat, qui date déjà d’un mois s’il se fie à la date du compte, et que jamais il ne lui en a glissé un mot. En tout cas, ce soir, Georges l’attend de pied ferme. Louis vient régulièrement faire son tour après le souper, voir si son père n’aurait pas besoin de lui. Il devrait arriver d’une minute à l’autre. Georges s’allume une pipe et l’attend, bien assis dans la cuisine. Il est seul. Tetitte est montée avec ses garçons pour les préparer à aller au lit.
Bientôt, Georges entend la porte du backstore s’ouvrir.
— Salut papa ! lance joyeusement Louis, en pénétrant dans la cuisine.
— Ouais salut, lui répond Georges d’un ton sec.
— Batinse, papa, t’as ben l’air de mauvaise humeur à soir ! Je peux ben m’en retourner, si je te dérange.
— Non, non. Viens plutôt avec moi ! lui dicte Georges. J’ai quequ’chose à te montrer.
Ils entrent tous les deux dans le coin du salon qui sert de bureau à Georges. Une table, une lampe, une chaise et son coffre-fort verrouillé, c’est tout ce dont il a toujours eu besoin pour faire des affaires. Georges tend la facture à son fils :
— Tiens ! J’ai reçu ça à matin !
Louis prend la facture et reconnaît rapidement son achat :
— C’est moi, déclare-t-il laconiquement.
— Je le sais ben que c’est toi, riposte Georges d’un ton sec. Qui c’est que tu veux qui me fasse une facture comme ça à part de toi ?
Louis baisse la tête, pris en défaut, pendant que son père continue de le haranguer :
— Veux-tu ben me dire ce que t’as acheté qui coûte cher de même, maudit bon-yenne, Ti-Louis ?
— C’est un nouvel habit, répond Louis, sérieux. J’en avais besoin.
— J’aurai toute entendu ! dit Georges en se passant la main dans les cheveux. Sacrament Ti-Louis ! Bon ! Voilà que je sacre astheure.
Il se reprend :
— Veux-tu ben me dire c’est que t’avais besoin d’un nouvel habit ? Ça fait des mois que tu passes tes journées dans une chaloupe.
— Bon, s’offusque Louis. Tu vas-tu me reprocher ça astheure ? Tu sauras que cet automne, c’est pas une sinécure de passer mes journées dans une chaloupe, avec le vent pis le frette qui rempirent toué jours.
Georges secoue la tête, découragé :
— Je le sais ben, acquiesce-t-il. Mais c’est quoi le rapport avec un habit neuf ?
Il pointe du doigt la longue liste d’articles avec leur prix :
— Pis ça ? C’est quoi ça ? Pis ça, pis ça ?
— Ben c’est pour aller avec l’habit, répond Louis. Une chemise, une cravate, des bas, des souliers, ben, comme je te dis, tout ce qui va avec. J’en avais besoin, tu comprends. Je reçois, moi, le samedi soir, du monde riche, important. Je peux toujours ben pas avoir l’air d’un guenillou !
Georges se laisse tomber sur sa chaise, les bras ballants. Il hoche la tête, incrédule :
— Ah Ti-Louis ! J’en reviens pas de voir comment tu peux être gaspilleux. C’est presquement pas croyable.
Insulté, Louis se met à parler fort :
— Je dépense pas cinq cennes, maudit batinse. Chus toujours en train de ménager, de me priver, de me retenir.
— Une chance, mon Dieu Seigneur ! Une chance ! s’exclame Georges, les bras en l’air.
— Tu peux ben rire. Tu vois pas ça, toi. Tu vois rien. Tu me traites comme un enfant, maudit batinse. Mais je sais ce que je fais. Quand j’vas rencontrer des avocats ou ben des gens de la ville pour tes affaires, t’es ben content, hen, que j’aille pas l’air d’un quêteux.
— Oui, mais t’en avais déjà ben manque des habits !
Louis est sur sa lancée et rien ne semble pouvoir l’arrêter :
— Tu vois pas ça, toi, comment Rose ménage tout le beau temps à maison. A coud, a tricote, on mange des restes.
— Oui, mais pauvre toi, Ti-Louis ! On est en pleine crise. Le monde est pauvre comme Job en ville.
— Rose fait des miracles tu sauras, continue Louis qui s’émeut lui-même en pensant à tous les efforts qu’ils font, lui et sa femme, depuis des mois. Des fois, Rose passe sa journée à compter pour qu’on arrive.
— Tant mieux ! raille Georges. Au moins y en a une qui sait compter dans maison ! Si fallait qu’a soye dépensière comme toi, ce serait la banqueroute !
— Bon ben, si c’est rien que ça que t’as à me dire pour à soir, je sacre mon camp, lance Louis, exaspéré. Tu me rappelleras quand t’en seras revenu, ajoute-t-il en sortant du salon.
Georges se lève aussitôt et se lance derrière lui pour le rattraper :
— Ah ! Va-t’en pas, Ti-Louis, fait-il sur un ton plus conciliant. J’vas payer, tu sais ben que j’vas payer. Mais tu aurais pu m’en parler quand même.
— J’y avais pas repensé, admet Louis, un peu radouci lui aussi.
Il faut dire qu’aucun des deux n’a intérêt à couper la relation. Ils savent bien qu’ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. En vérité, si Pit ne demeurait pas aussi loin, ce serait lui le bras droit de son père. Depuis toujours. Car c’est le seul de ses cinq garçons qui ait hérité de son talent et le seul qui ait toute sa confiance. Mais il n’est pas là. Georges jette un bref regard sur ce fils qui est là devant lui, son quatrième. C’est un bon garçon quand même, songe-t-il avec indulgence. Et il est là, lui, au moins.
— Ah ! Oublie ça, là ! fait Georges, se voulant rassurant en esquissant un petit sourire. On va se reparler demain. J’ai des affaires à voir avec toi.
Encore un peu sur la défensive, Louis examine son père. Il se rend compte tout à coup qu’il est plus petit qu’avant. Y a foulé certain, se dit-il. C’est vrai qu’il a maintenant soixante-treize ans et, bien qu’il ait gardé toute sa tête, depuis qu’il a perdu sa femme, il a changé. On dirait que son mauvais caractère a pris le dessus. Il maugrée sur tout et bougonne sans arrêt. Louis ne peut s’empêcher de le plaindre. Il pense à sa mère. Il sait qu’elle compte sur lui pour s’en occuper. Surtout, ne pas le laisser tomber.
— Bon ben c’est ça, papa, déclare-t-il en ouvrant la porte du backstore. On se reprendra demain d’abord !