Chapitre 23

Mai 1933

Rose ne saurait dire ce qui la rend si heureuse depuis quelques mois. Est-ce le fait d’avoir dans sa vie deux hommes qui l’adorent ? Un mari et un ami particulier. Peut-être. Mais ce serait très incomplet de ne s’en tenir qu’à cela, surtout que ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air de donner à Émile un peu d’espoir tout en le tenant constamment à une certaine distance. N’est-ce donc pas plutôt parce que ses enfants vieillissent et lui demandent moins d’attention qu’elle se sent si bien ? Sûrement, pour une bonne part. Son bébé, Maurice, va avoir quatre ans au mois d’août. C’est un bon petit garçon, même s’il a constamment besoin de bouger et de dépenser son énergie. Elle l’envoie souvent jouer dehors et, dès qu’il est à la maison, Louis s’en occupe. Les deux plus grands, Denise et Claude, passent leurs journées à l’école sans problème. Ils sont doués et s’entendent bien avec tout le monde, malgré le fait que Claude soit assez turbulent. Quant à Paul, il vient tout juste d’avoir cinq ans en avril et il sait déjà toutes ses lettres. Elle les lui a apprises sans grands efforts au cours des derniers mois et elle en est très fière. Il va retenir d’elle, s’est-elle dit en le voyant essayer de déchiffrer des mots. Un passionné de lecture comme elle, sûrement.

Serait-ce donc la lecture qui serait la principale source de son bonheur actuel ? En grande partie, assurément. Depuis des semaines, elle passe des heures et des heures à lire les histoires d’Agatha Christie. Mr Brown, Le meurtre de Roger Ackroyd, Le mystérieux Mr Quinn, La maison du péril, Les enquêtes d’Hercule Poirot, L’homme au complet marron, La mystérieuse affaire de Styles. Une connaissance de Louis les lui a prêtés, connaissant sa passion. Et c’est devenu depuis comme une frénésie. Elle n’arrive plus à s’arrêter. Le soir, il faut que ce soit Louis qui lui enlève le livre des mains, sinon elle pourrait poursuivre sa lecture jusque tard dans la nuit.

On peut donc penser que le grand bonheur de Rose se trouve actuellement dans les pages d’un roman policier, où elle peut s’évader de sa vie quotidienne à la recherche d’indices pouvant l’amener à découvrir le coupable. Qui a poussé un tel en bas de la falaise ? Qui a étranglé la morte ? Qui a poignardé le mort ? Est-ce un enlèvement ou une disparition ? De quel poison s’agit-il ? Toute une série de questions à se poser : Qui ? Que ? Quoi ? Où ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Deviner est devenu pour elle une seconde nature.

Mais ce n’est pas uniquement le mystère distillé dans ces livres qui enchante Rose. Ce sont aussi les nombreuses descriptions de la vie en Angleterre, les mœurs distinguées et les mises en scène théâtrales, les personnages typiques, le langage, les dialogues et les formules de politesse, les décors enracinés dans l’histoire. Elle adore tout. Elle lit aussi Conan Doyle. Les aventures de Sherlock Holmes, Le chien de Baskerville, Une étude en rouge ou La vallée de la peur. Ces enquêtes quasi insolubles la captivent tout autant. Un jour, elle se le promet, elle ira en Angleterre, dans la ville de Londres, et elle passera devant le domicile de ce fameux détective, 221B Baker Street.

En attendant, elle doit se rendre à l’appartement d’Émile cet après-midi. Il fallait bien qu’un jour ou l’autre, elle finisse par lui offrir davantage que des œillades et des sourires. Depuis le retour de Louis de Montréal, un peu par bravade et certainement aussi parce qu’elle éprouve toujours une attirance envers lui, elle a cessé de se sentir obligée de le repousser complètement. L’autre samedi, elle a donc accepté d’aller le voir dans sa garçonnière à condition qu’il ne se passe rien, bien sûr. Il a été bien averti de ne pas même essayer, sinon elle allait repartir aussitôt. Il le lui a promis. Ils vont écouter de la musique, parler, manger des chocolats. Rose aime se sentir comme une fiancée qui se fait courtiser avec ferveur en attendant le grand jour pour offrir sa virginité. Elle sait bien que tout cela est du domaine du rêve, mais cela lui fait tellement de bien justement de rêver, de jouer comme dans un film ou un roman, surtout que cela ne fait de mal à personne. En ne s’abandonnant pas à lui, elle a l’impression de se protéger de trop en tomber amoureuse et ainsi de conserver une certaine exclusivité à son mari.

Bon, si elle ne veut pas être en retard, elle va devoir se dépêcher. Je finirai plus tard, se dit-elle en déposant son livre sur la table à café pour monter à sa chambre se préparer. Elle doit être en beauté pour qu’il soit ébloui en la voyant et qu’il la couvre de compliments.

Après s’être maquillée et coiffée avec goût, elle enfile une jolie robe de lainage écru, assez courte, juste en bas des genoux, bien cintrée à la taille, mettant ses jambes et sa poitrine en valeur. Avec un châle sur les épaules, elle sera confortable pour se rendre chez lui à pied. Ce n’est pas bien loin et il fait si doux dehors. On est seulement en mai, mais c’est presque l’été depuis deux jours. Les bourgeons ont même commencé à éclore un peu plus tôt que d’habitude. De petites feuilles ornent déjà les arbres d’une aura vert tendre qui leur donne l’air de gros pompons translucides. Elle a décidé de porter un grand chapeau pour dissimuler de son mieux son visage si jamais elle devait croiser des passants. Au fond, ce qu’il faut, c’est marcher résolument sans hésiter jusque chez lui, en priant pour ne rencontrer personne qu’elle connaît.

En réalité, une fois sur le chemin, son cœur bat très fort tout au long du trajet, pas seulement en raison de l’effort physique de marcher aussi vite au soleil, mais également, et surtout, parce qu’elle a finalement très peur de se faire prendre. S’il fallait, par exemple, qu’elle tombe sur son beau-père ou sur sa belle-sœur Marie-Louise, qui ne la porte déjà pas dans son cœur. Juste à y penser, elle en frémit d’horreur. Tout en marchant, elle se forge de bonnes raisons pour justifier sa présence dans la rue à cet endroit-là. Elle pourrait être allée acheter un produit spécial chez Picard, se rendre au traversier pour aller voir sa mère ou pour aller aider Mimine qui le lui a demandé. Elle a même pensé à glisser un étui à lunettes appartenant à Émile dans son sac à main. Au pire, si jamais quelqu’un la surprenait sur le seuil de son appartement, elle pourrait dire qu’elle vient le lui rapporter. Mais le risque est quand même là…

Comme de fait, elle voit venir au loin du même côté de la rue qu’elle, une voisine qui ne doit surtout pas la rencontrer ici. Qui sait, elle pourrait partir un ragot ! Sans hésiter, la tête baissée, Rose bifurque dans une ruelle à droite et marche un bout de temps sans se retourner. Une fois certaine que l’autre a passé son chemin, elle revient sur ses pas et se dirige alors à toute vitesse vers l’appartement d’Émile. Une fois devant la bâtisse, elle entre et monte jusque chez lui.

Entendant ses pas dans l’escalier, il lui ouvre la porte avant même qu’elle ait frappé.

Bonjour, ma belle Rose. Entre ! Viens ! Vite ! Reste pas dans porte !

Émile l’embrasse prudemment sur les deux joues et commence à lui murmurer quelques compliments.

Ah je te dis, toi ! proteste-t-elle en le repoussant un peu. C’est dangereux ce que tu me fais faire là. Venir ici, tu-seule, en plein après-midi ! Aaah, soupire-t-elle en se laissant tomber sur le divan.

Ben voyons ! Tu m’avais dit que c’était correct, fait Émile, un peu décontenancé.

Correct, correct. C’est facile à dire pour toi, dit Rose en le toisant d’un air agacé. Tantôt, j’ai failli me faire pogner par une voisine. Ah ! A m’a peut-être ben reconnue, je le sais pas.

Elle se laisse aller contre le dossier et se passe la main sur le front :

Passe-moi ton mouchoir !

Rose se tamponne lentement le visage en essayant de recouvrer un peu son calme. Émile s’assoit tout près d’elle sur le divan et lui prend la main en silence.

Ah ! Je te dis, toi, se plaint-elle d’un ton plus doux, tu me fais faire des affaires que j’aime pas ben ben ! poursuit-elle d’un ton de reproche.

Ça doit être parce que tu m’aimes un peu.

Ouais… Peut-être ben. Je t’aguis pas, c’est sûr.

Elle esquisse un sourire.

Bon, le pire est faite, lance Émile. T’es rendue icitte astheure. On va en profiter.

Il se lève et se rend jusqu’à son tourne-disque. D’un geste sûr, il enclenche le mécanisme. La belle voix mélodieuse de Lucienne Boyer envahit tout l’espace. Sans parler, il revient s’asseoir près de Rose. Délicatement, il passe son bras autour de son cou, posant sa main sur sa tête qu’il fait doucement retomber sur son épaule.

T’es-tu bien, là ? demande-t-il.

Oui, murmure Rose.

Ils restent ainsi, paisibles, tête contre tête, main dans la main.

C’est dommage qu’on se soit pas rencontrés plus jeunes, dit Émile une fois le premier morceau terminé.

Peut-être ben, répond Rose.

Regarde ce que je t’ai acheté, lui dit Émile en montrant la table à café devant eux.

Du chocolat ! lance Rose en s’avançant un peu.

Elle ouvre la boîte et en prend un :

Oh ! Mon préféré, au beurre.

Émile tourne son visage vers celui de Rose et la regarde amoureusement.

Fais-moi goûter un petit peu à ta bouche pleine de chocolat.

Avec sa main, il soulève le menton de Rose et embrasse ses lèvres, d’abord tout doucement puis, voyant qu’elle ne se refuse pas, avec plus de passion.

J’ai jamais mangé un si bon chocolat au beurre, dit-il finalement, refrénant son élan afin de ne pas effaroucher Rose.

Tu m’as embrassée, s’étonne-t-elle. On dirait qu’on peut pas faire autrement, hen ! Même si tu promets, on dirait que ça peut pas faire autrement que virer comme ça.

C’est parce que je t’aime trop. Tu comprends, c’est dur pour moi de pas te toucher, de pas t’embrasser.

Il lui sourit, un peu penaud :

Juste un petit bec comme ça, c’est pas ben grave, tu penses pas ?

Ben oui c’est sûr, admet-elle. C’est pas ben grave.

Il approche de nouveau son visage près de celui de Rose et plonge son regard dans le sien.

Mon amour, fait-il en l’embrassant à nouveau langoureusement.

Pendant quelques minutes, ils restent là, enlacés. Puis, soudain, Rose le repousse, se lève et marche vers la salle de bain.

Je me sens pas bien, déclare-t-elle. On dirait que j’vas avoir mal au cœur.

Ben voyons. C’est qu’y te prend là ? Tu vas-tu être malade ?

Je le sais pas. Mais je pense que ce serait mieux que je parte.

Pas tu-suite Rose ! implore Émile. Tu viens quasiment juste d’arriver.

Je suis trop mal, Émile. Faut que je m’en aille.

Émile se lève à son tour et la rejoint près de la porte. Déçu, il fait bonne figure malgré tout :

C’était court, mais c’était vraiment plaisant. J’espère qu’on va pouvoir se reprendre une autre fois.

Je le sais pas, répond Rose, hésitante. Je prends des risques, moi, tu sais, pour venir ici. Toi, si ta femme le savait, probablement qu’a ferait rien. A t’endurerait, en se disant qu’est juste une femme trompée, comme ben d’autres. Mais moi ? Imagine, moi !

Rose se dirige vers la porte :

J’étais pas faite pour ça, moi, l’infidélité, ajoute-t-elle.

Ben voyons ! proteste-t-il. T’es pas vraiment infidèle. On fait jamais rien.

On en fait ben de reste, proteste-t-elle.

Quelques baisers seulement, c’est pas la mort d’un homme.

Oui, mais imagine si Ti-Louis savait ça !

Rose le regarde d’un air désolé. Émile s’avance un peu plus près d’elle et se penche pour l’embrasser sur les lèvres.

Je t’aime pareil, ma belle Rose.

Rose ouvre la porte et sort sans répondre. Elle descend les marches en vitesse et émerge dans la lumière du jour de la rue. Elle marche d’un bon pas, s’éloignant rapidement, de plus en plus soulagée de se retrouver seule, loin du lieu qui pourrait la perdre. Ah l’amour, l’amour ! soupire-t-elle dans son for intérieur. On dirait que c’est pas faite pour moi !