Chapitre 24

Le beau mois de juillet est enfin arrivé. Précieux moment tant attendu au Québec qui donne la couleur et la saveur de l’été. Lorsque le temps chaud s’installe enfin, on laisse les portes et les fenêtres de la maison ouvertes, on se promène tranquillement dans les rues et on veille tard le soir dehors sur la galerie ou autour d’un feu de camp, remisant la neige, la poudrerie et les gros froids le plus loin possible dans le fin fond de sa mémoire. L’hiver reviendra bien assez vite, se disent les gens qui, soudain délivrés du froid, se retrouvent tous un peu fous, le cœur joyeux et l’âme frivole, assoiffés de soleil, de chaleur, d’air pur et de liberté.

Cet été, trop court selon l’opinion unanime des Canadiens français, est aussi le temps des visites impromptues dans la parenté qui vit en dehors de la ville. Malgré la distance, l’habitude de s’annoncer ne fait pas vraiment partie des mœurs. Les téléphones sont encore rares, surtout dans les rangs. On se présente alors simplement en toute convivialité et on est reçus à bras ouverts ou à moitié fermés selon la personnalité et la générosité des hôtes.

Ce matin-là, Rose se lève en forme. Oubliées, les inquiétudes et les émotions trop vives. À quoi bon s’en faire ? Quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse, on dirait bien que les deux hommes de sa vie semblent être là pour toujours et la vérité, c’est que rien ne sera jamais simple dans cette affaire-là. En fait, plus le temps passe, plus Rose est convaincue que les émotions, c’est ce qui, en définitive, fait mourir le monde. Le moins on en a, le mieux on se porte, se dit-elle régulièrement depuis quelque temps, en chassant impitoyablement les pensées qui l’émeuvent trop et la mettent tout à l’envers. Perdre la tête, c’est pas mon genre, se répète-t-elle, se sentant ainsi à l’abri des folies.

Aujourd’hui, on prévoit du soleil pour toute la journée et elle a bien l’intention d’en profiter. Depuis le temps qu’elle attend de se rendre chez sa sœur Annette, dans le rang Saint-Joseph à Valin, c’est maintenant que cela va se faire ! Elle ne manquerait pour rien au monde ce pittoresque petit voyage annuel à la ferme. Elle s’est entendu le dimanche précédent avec Mimine que, dès la première vraie belle journée, elle allait se rendre chez elle avec ses quatre enfants à bord du traversier et que leur père allait les conduire en buggy chez leur sœur Annette pour y passer la journée. Il les laissera là et reviendra les chercher aux environs de trois heures. Rose prépare rapidement ses enfants et emplit un panier de quelques victuailles, question de ne pas se présenter les mains vides chez sa sœur. Simple savoir-vivre quand on arrive chez du monde avec quatre enfants affamés, se dit-elle.

Dès son arrivée au quai de Sainte-Anne de l’autre côté de la rive, après une traversée sans histoire, Rose aperçoit Mimine qui l’attend dehors. Elle lui fait un signe de la main. Ses deux garçons, Léo et Gaby, sont déjà assis aux côtés de François Gauthier à l’avant du buggy. Pendant que Rose et Mimine montent avec Denise et le petit Maurice à l’arrière, Claude et Paul demandent à leur grand-père s’ils peuvent s’installer en avant avec lui et leurs cousins Pilote.

Ouais, OK, acquiesce-t-il, un peu bougon. Mais vous êtes ben mieux de filer doux, les prévient-il d’un air sévère, sinon je vous rechipe toué quatre en arrière, pis su’un moyen temps à part de ça.

Oui, grand-père, promettent-ils en prenant place près de Léo et Gaby sur la banquette avant.

Pis je vous avertirai pas deux fois, ajoute-t-il en donnant le signal aux chevaux de partir. J’ai pas envie d’en pardre un su’l chemin.

Maurice est très déçu de ne pas avoir pu suivre ses frères en avant. Pour le consoler, Denise l’invite à s’asseoir sur ses genoux. Les deux appuient leur tête sur le bord de la porte et excités, le nez au vent, ils regardent défiler les maisons et le paysage pendant que Rose et Mimine discutent déjà de tout et de rien.

Il n’y a qu’une seule côte à monter de ce côté-ci de la rivière vers Saint-Fulgence, mais elle est presque aussi haute et à pic que la pente abrupte qui mène au quartier de leur enfance, de l’autre côté, tout en haut du cap Saint-Joseph. Cette fois-ci, la côte mène sur le dessus du cap Saint-François. Habitués au travail dur, les deux chevaux grimpent sans trop d’efforts jusqu’en haut. La route de terre battue suit alors de loin le contour escarpé de la montagne traversant un petit hameau, puis la forêt sur quelques milles pour enfin redescendre brusquement rejoindre la rive du Saguenay qu’elle longe ensuite presque tout du long jusqu’à Saint-Fulgence, Sainte-Rose-du-Nord et même, si on souhaite aller encore plus loin, Tadoussac. Le long du parcours, ils aperçoivent au passage quelques fermes laitières, dont les vaches Holstein à la robe blanche et noire broutent dans les champs. L’équipage passe ensuite sur le pont de la rivière Caribou, étroite rivière bordée de noisetiers qui prend sa source dans les monts Valin et vient se jeter dans le Saguenay. Après quelques milles, la route fait une large boucle vers les terres afin d’aller traverser une seconde rivière, plus imposante, dont le pont a été construit à l’endroit où les rives étaient les plus rapprochées. C’est la rivière Valin, dont le nom, tout comme la source, provient des monts en altitude. Une fois revenu le long du Saguenay, l’équipage file à bonne vitesse vers sa destination. Les quatre garçons ont les yeux écarquillés à force de regarder partout, le vent du large leur fouettant le visage. François Gauthier se tient prêt. Il vient d’apercevoir la maison de ferme qui se trouve à la jonction du rang.

Attention tout le monde ! Tenez-vous ben ! J’vas tourner, lance bientôt le grand-père en ralentissant pour prendre le virage à angle droit.

Tenant bien fort son petit frère sur elle, Denise a vraiment hâte de se retrouver à la ferme. Elle a si peur de vomir en buggy. Pourvu que je salisse pas ma robe pis mes beaux souliers, se dit-elle en maintenant son visage face au vent tout en regardant droit devant. Elle pense à toutes les activités inhabituelles qui l’attendent et jette un regard inquiet sur la jolie robe bleu ciel ceinturée d’un mince ruban blanc noué dans le dos que sa mère lui a confectionnée au début de l’été. Elle ne voudrait l’abîmer pour rien au monde.

Une fois engagé dans le rang, l’équipage reprend aussitôt sa course, pénétrant dans les terres, longeant bientôt un tout petit ruisseau rocailleux, pompeusement baptisé rivière à la Loutre, qui rejoint le long du chemin de terre. Ils aperçoivent la fermette des Harvey et leur petit moulin à scie situés au bas de la montagne, juste avant le chemin escarpé qui monte vers quelques fermes construites sur le plateau et qui aboutit étonnamment, après avoir parcouru des milles en s’enfonçant dans les terres, au petit village de Saint-Honoré, nommé ainsi en l’honneur du député Honoré Petit.

Les voilà qui pénètrent maintenant dans la vaste cour de la ferme après avoir d’abord traversé un pont en rondins recouvrant le petit ruisseau. Rose et Mimine sont soulagées d’arriver enfin chez leur sœur Annette. Une sainte, comme Rose aime à le répéter. Une vraie sainte certain, se dit-elle, d’endurer son mari, Thomas que tout le monde appelle Bebé, un rustre pourtant, selon elle, qui lui fait faire de gros travaux, même enceinte, et que Rose ne peut pas voir en peinture. Elle n’envie pas non plus sa sœur de demeurer encore avec ses beaux-parents. Elle-même, elle est restée trois ans avec les parents de son mari au début de son mariage et elle avait trouvé cela très difficile de ne jamais avoir son intimité.

Sitôt les chevaux immobilisés, les quatre petits gars sautent par terre et se mettent à courir vers l’enclos à lapins.

Vous êtes mieux de faire ça comme du monde, leur crie Rose avec son ton de maîtresse d’école, si vous voulez pas avoir une volée en revenant à maison.

N’écoutant sa mère que d’une oreille, Maurice se dépêche de descendre du buggy et court les rejoindre. « Attendez-moi ! » hurle-t-il de sa petite voix d’enfant en galopant derrière eux. Leur cousin, Stellan, se trouve déjà là, à donner des bouts de carotte aux lapins.

Venez ! fait-il en tant qu’aîné de la bande. On va aller jouer en arrière du moulin, leur dit-il en se dirigeant vers la bâtisse au fond du terrain.

Denise descend à son tour du buggy et repère un peu plus loin sa cousine, Rita, en train de nourrir les poules qui courent en liberté un peu partout sur le terrain. Sa petite sœur, Thérèse, six ans, est avec elle.

Salut ! leur dit Denise joyeusement en courant vers elles.

Salut, répond Rita, onze ans, jolie brunette à l’allure un peu frondeuse, dont les traits rappellent ceux d’une jeune autochtone. Veux-tu nourrir les poules avec nous autres ?

Oui, certain.

Viens ! lui dit-elle.

Rita entre dans la grange suivie de Thérèse et de Denise. Avec précaution, elle remplit un petit récipient de graines et le met dans les mains de Denise, puis elle en rajoute un peu dans celui de Thérèse. Elles ressortent toutes les trois et se mettent à suivre les volailles pour leur jeter des graines.

Pas trop à la fois ! précise Rita. Juste une petite poignée.

Elle fait le geste de semer :

Tu vois, comme ça, dit-elle en continuant de lancer ses graines avec application. Après, on va aller ramasser des bleuets, tu veux-tu ?

Oui, répond Denise, ravie.

Y va y avoir des framboises aussi, déclare Thérèse. Moi, j’adore les framboises, dit-elle en se passant la langue sur les lèvres.

Ben oui ! Sont mûres astheure, précise Rita, on va pouvoir en ramasser, pis en manger, c’est sûr.

Pis les petites baies violettes dans les arbres, demande Denise, tu sais là, je me rappelle pus du nom…

Les amélanchiers, répond Rita, qui sait tout. Oui, ça aussi, on va en ramasser pis en manger.

Denise est heureuse. Elle a hâte de monter sur les gros rochers tout secs et brûlants de soleil.

Si tu veux, ajoute Rita en s’adressant à sa cousine, on pourra se mettre nu-pieds su’l tapis de mousse dans le bois. T’aimerais-tu ça ?

Je sais pas trop, dit Denise, qui pense plutôt à protéger ses vêtements.

Dans la cuisine, Rose et Mimine sont accueillies par leur sœur les bras ouverts. Son bébé, Paul, neuf mois, dort dans son petit moïse un peu à l’écart, alors que sa plus jeune fille, Blanche-Annette, trois ans, est dehors sur la galerie en train de jouer avec ses poupées. Annette sourit au milieu de son royaume. Deux tartes refroidissent sur le bahut. Une soupe aux gourganes mijote sur le feu. Un gros pain de fesse cuit dans le four. Les trois sœurs s’embrassent en se donnant rapidement des nouvelles de leur mère qui ne pouvait malheureusement pas se joindre à elles aujourd’hui. Mimine lui remet un petit mot de sa part. « Tu le liras quand on sera partis », mentionne-t-elle.

Malgré le beau sourire d’Annette, Rose remarque assez rapidement qu’elle a les yeux cernés et semble amaigrie.

C’est que t’as, donc ? T’as pas l’air bien.

C’est rien.

Est enceinte ! fait Mimine de sa petite voix haut perchée. Marie-Louise me l’a dit l’autre jour.

Encore ! s’exclame Rose, surprise.

Non, chus pas enceinte, répond Annette en levant le couvercle de sa casserole pour y ajouter deux poignées d’orge. Ben, je l’ai perdu ça fait quinze jours, ajoute-t-elle dans un souffle, la louche à la main.

Ah, je le savais ben que t’avais pas l’air dans ton assiette, fait Rose sur un ton de reproche.

Elle se lève et lui prend la cuiller des mains :

Assis-toi, là ! J’vas te la brasser, moi, ta soupe.

J’vas ben, là, voyons, affirme Annette, pas besoin de vous en faire pour moi.

Elle s’assoit tout de même à la table près de Mimine :

C’est pas le premier que je perds. Pis comme Paul a même pas un an…

Parle-moi-z’en pas, riposte Rose d’un air sévère.

Elle en aurait long à dire sur le mari de sa sœur qu’elle déteste à s’en confesser.

Aaah ! J’aime autant pas parler, lance-t-elle finalement d’un ton sec.

Ça adonne vraiment ben que vous soyez venues, déclare Annette comme si de rien n’était. Ma belle-mère est chez sa sœur pour la journée, pis mon beau-père est parti lui aussi avec Bebé au village pour l’avant-midi. Y vont revenir juste pour le dîner.

Pauvre toi ! ne peut s’empêcher de dire Rose, qui vient se rasseoir avec ses sœurs à la table. Quand je pense que tu viens de faire une autre fausse couche ! C’est pas croyable ! T’étais pas faite pour vivre su’a ferme, aussi. T’es pas assez forte pour ça. T’es comme moi…

Rose hoche la tête, navrée.

Mon Dieu Seigneur, Rose, tu t’en fais ben que trop avec ça. À t’entendre, on dirait que chus la seule femme qui fait des fausses couches su’a terre ! J’ai déjà cinq enfants, ben vivants. Deux garçons, pis trois filles. Toi, t’en as juste quatre. Tu vois !

Rose ne l’entend pas ainsi. Elle continue ses récriminations :

Mais c’est que t’avais d’affaire aussi à repartir encore enceinte ? lance-t-elle. Tu venais juste d’en avoir un bébé.

Elle laisse planer un silence plein de reproches :

Y pourrait te lâcher, lui ! soupire-t-elle.

Tu comprends pas, Rose, explique Annette d’une voix douce en jetant un œil sur l’énorme crucifix qui pend au-dessus du bahut et la photo du Sacré-Cœur de Jésus accrochée au-dessus de la porte. C’est le bon Dieu qui a voulu ça, comprends-tu ? Tout est entre ses mains. Tout ce que je vis, ça vient de lui. Pis je vis toute ça avec Jésus sur la croix. Ah si seulement tu savais…

Oui mais…

On devrait changer de sujet, coupe Mimine de sa petite voix claire, plutôt mal à l’aise d’assister aux indiscrétions de Rose.

Elle, si délicate, jamais elle ne pourrait accabler sa sœur Annette ainsi. De toute façon, elle aime bien son beau-frère pour sa part. Il a ses qualités. Elle se demande bien pourquoi Rose l’a entrepris ainsi.

Si tu vois ça de même, finit par répondre Rose. En tout cas, soupire-t-elle, je peux ben répéter à qui veut l’entendre que t’es une sainte.

Oui, intervient Mimine d’un ton moqueur. Une sainte, qui se fâche pas quand tu lui envoyes une coupe de pataraffes par la tête, hen Rose !

Elle les regarde à tour de rôle, les yeux moqueurs, le sourire en coin, attendant un signal pour éclater de rire.

Fixant le visage de sa jeune sœur ricaneuse avec qui elle a déjà eu tant de fous rires, Rose pouffe de rire avec elle. Soulagée, Annette se met à rire, elle aussi. Il faut dire que ce n’est pas la première fois que Rose manque de tact et lui dit sans ménagement ce qu’elle pense de son mari. Elle la connaît celle-là. Elle en a vu d’autres.

Bon ben, on va mettre la table d’abord si c’est de même, fait Annette en ouvrant le tiroir du bahut pour y prendre une belle nappe tricotée au crochet que Rose lui a offerte.

Elle a des épines, sa sœur, mais elle est quand même gentille.

Oui, on est mieux d’être prêtes avant que les enfants reviennent.

Affamés comme des galafias.

Elles rient encore un peu toutes les trois, jouissant du calme revenu dans la cuisine.

J’ai apporté du fromage pis des confitures, des galettes aussi, fait Rose en sortant ses victuailles de son panier.

Le dîner se passe en trois tablées. Les enfants d’abord, rapidement sortis de table et repartis jouer dehors. Le mari d’Annette, Bebé, et son beau-père ensuite, qui mangent en vitesse et ressortent, sitôt le repas terminé, pour aller réparer leur charrue avec les pièces d’instrument aratoire achetés chez un brocanteur du village le matin même. Une fois les plus jeunes couchés pour la sieste, les trois sœurs peuvent enfin s’installer à la table et prendre leur temps pour savourer leur repas tout en jasant de tout ce qui a pu leur arriver au cours des derniers mois, à elles et à leur entourage, avec bien des « ho ! », des « voyons donc » et des « c’est pas vrai », chacune conservant, malgré le flot ininterrompu de paroles échangées, son petit jardin secret bien à l’abri.

Au milieu de l’après-midi, après avoir exploré les alentours, ramassé et mangé une quantité impressionnante de fruits sauvages, Rita amène Denise sur le bord de la petite rivière à la Loutre qui coule sur les terres des Harvey. Elle a apporté avec elle deux cannes à pêche qu’elle a fabriquées elle-même à l’aide de longues branches bien souples auxquelles elle a attaché des fils avec des hameçons au bout.

Y a d’la truite dans le ruisseau, déclare Rita en mettant sa main dans une boîte de fer pleine de terre de laquelle elle extirpe un ver. Tiens ! Mets ça à ton hameçon, dit-elle à Denise en lui tendant le ver.

Yeurk ! proteste celle-ci. Un ver de terre ! Je suis pas capable de toucher à ça, voyons donc. C’est ben que trop dégoûtant.

Peuh ! C’est ça, les filles de la ville ! fait Rita en secouant la tête. Envoye-moi ça icitte ! J’vas te le mettre, moi, ton ver.

Elle saisit l’hameçon et accroche le ver :

Tiens ! dit-elle. Tu peux jeter ta canne à l’eau astheure.

Denise avance prudemment sa perche au-dessus du petit cours d’eau et laisse couler l’hameçon jusqu’au fond. Rita lance la sienne et se met à faire bouger doucement son hameçon, au-dessus des cailloux, pour agacer les poissons.

Bon ben, on peut s’asseoir astheure, fait Rita. La pêche, des fois c’est vite, des fois c’est long. On peut pas savoir d’avance quand le poisson va mordre.

Assises sur une large roche plate, les deux fillettes laissent flotter leur hameçon dans l’eau, l’agitant machinalement de temps en temps. Denise regarde sa robe. Elle aperçoit une grosse tache rouge sur le devant, et une autre plus petite sur le côté. C’est que maman va dire ? se demande-t-elle, inquiète. Elle se relève.

C’est que tu fais là ? demande Rita.

J’aime autant être debout, déclare Denise en époussetant sa robe avec ses mains, de peur de l’avoir salie davantage en s’assoyant par terre.

Eille ! lance Rita. Je vois une truite. Bouge pus ! ordonne-t-elle.

Denise sent tout à coup un bon coup sec au bout de sa ligne.

Vite ! Sors-la de l’eau ! crie Rita.

Comment je fais ?

Denise tient sa canne à pêche à deux mains.

Est petite. Envoye ! Sors-la !

Denise donne un coup et monte sa perche dans les airs, tout excitée. Le poisson se décroche et retombe sur elle, tout dégoulinant.

Yeurk ! hurle Denise, qui se met à se secouer, dégoûtée.

Rita empoigne rapidement la prise et la relance à l’eau.

Eille ! C’est que tu fais là avec mon poisson ? s’indigne Denise.

Ètait trop petite, décrète Rita. Ça valait rien. Dans ce temps-là, on les rejette à l’eau.

Ouais ben, en attendant, je me suis toute salie, déclare-t-elle en remarquant les taches de terre mouillée qu’elle a faites avec ses mains en voulant se débarrasser du poisson.

Rita la regarde et fait une moue qui en dit long sur ce qu’elle pense. Denise lui répond de la même façon.

En tout cas, c’est pas si plaisant que ça, pêcher, dit-elle, un peu boudeuse. Continue, toi ! J’vas te regarder faire.

Pendant ce temps, les garçons se sont lancés dans l’exploration des alentours. Stellan, qui connaît son coin comme sa poche, les entraîne à l’aventure dans le bois. C’est à qui sera le plus fort pour soulever une pierre, à qui courra le plus vite, à qui grimpera le plus haut dans un arbre.Téméraires, Claude et Léo, sept ans, relèvent tous les défis de leur cousin de huit ans, alors que Paul et Gaby, un peu plus jeunes, se contentent de participer avec courage. Responsable pour son âge, Paul surveille son petit frère, Maurice, qui peine par moments à courir aussi vite qu’eux.

Faudrait pas se perdre, prévient Paul.

Inquiète-toi pas ! lui lance Stellan. On est pas loin.

Faudrait pas faire attendre maman tantôt, ajoute-t-il.

Bon ben, OK d’abord. J’vas vous montrer une dernière affaire. Venez !

Ils marchent quelques minutes et arrivent devant de grosses pierres, l’une, très large et assez plate, couchée sur deux autres à chaque bout formant une cavité.

C’est une grotte, déclare Stellan. L’hiver, y a un ours qui se couche là jusqu’au printemps.

T’es-tu sûr ? demande Claude.

Eille ! Je l’ai vu, je te dis.

Les garçons regardent la grotte, impressionnés.

On peut-tu rentrer dedans ? demande le petit Maurice en s’avançant vers le trou.

Ben oui. Chus déjà allé.

Ils entrent, l’un derrière l’autre, sous la lourde pierre en équilibre.

Ça fait de l’écho, crie Claude, très énervé. Ohé ! Ohé ! Eille, vous m’entendez-tu ?

La journée à la ferme se termine finalement lorsque François Gauthier entre dans la cour avec son buggy. Cette fois, il descend et passe saluer son gendre et son père qui travaillent au moulin. Quelques remarques sur la température suffisent pour ces hommes peu bavards. François Gauthier retrouve ensuite ses trois filles en train de placoter sur la galerie. Annette tient son petit dernier dans ses bras, Rose tricote et Mimine raconte quelques histoires cocasses que Rose et elle ont vécues dans leur jeunesse et qui les font rire encore. En apercevant leur père, elles lui sourient.

Bon ben chus venu te dire bonjour, là, ma fille, dit-il en s’adressant à sa plus vieille, Annette. Faut qu’on redescende astheure.

Vous êtes ben fin, papa, d’être venu les mener à matin. Ça nous a fait faire une belle journée toué trois ensemble. Vous embrasserez ben fort maman pour moi. Pis vous y direz que j’vas ben, pis que j’vas y écrire la semaine prochaine.

Sitôt les enfants revenus au bercail, l’équipage se met en branle vers Sainte-Anne. Rose n’est pas de bonne humeur. Denise a taché sa robe comme une vraie souillon et ses garçons l’ont fait attendre trop longtemps. Inquiète, elle les croyait perdus à jamais dans la forêt de Saint-Fulgence. Lorsqu’ils ont enfin surgi des bois en courant et en riant, elle n’a fait ni une ni deux. Tenant le plus vieux, Claude, responsable des autres, elle lui a administré une de ces « claques en virant » que personne, après, n’avait plus le goût de rire.

Après les dernières salutations d’usage, la carriole repart enfin. Rendu au grand chemin, tout le monde somnole déjà, les plus jeunes s’étant carrément endormis. À l’exception de Denise qui n’ose pas trop parler. Elle ne se sent vraiment pas bien. Elle a son dîner sur l’estomac, les petits fruits peut-être, ingurgités en grande quantité.

J’ai mal au cœur, crie-t-elle finalement. Vite ! Maman ! J’vas renvoyer !

Papa ! Vite ! Denise est malade !

Faisant aussi vite qu’il le peut, le grand-père arrête son attelage, laissant à peine le temps à la fillette de descendre du buggy pour vomir autant par terre que sur ses souliers et sur le bas de sa robe.

Ça me surprenait aussi, qu’a aille pas renvoyé à matin ! bougonne Rose, découragée.

Elle cherche le mouchoir mouillé qu’elle a placé dans son panier avant de partir ce matin en prévision.

Je te dis, moi, que c’est pas drôle, le mal des transports, marmonne-t-elle. Viens, là, que je te lave au moins la face un peu.

Elle lui passe le mouchoir dans le visage :

Pis regarde tes souliers, pis ta robe ! Une vraie cochonnerie ! Ah ! Je te dis, moi, que c’est pas drôle, soupire encore Rose en frottant un peu le tissu de la robe et les souliers avec son mouchoir. Bon ben, finit-elle par dire, t’es-tu correcte, là ?

Oui, répond Denise, prête à pleurer. C’est pas de ma faute, se lamente-t-elle.

Je le sais ben que c’est pas de ta faute, pauvre toi, dit Rose en secouant la tête. Envoye ! Embarque astheure ! Pis tiens-toi tranquille !

Le reste du voyage se passe sans incident. Rose et les enfants arrivent juste à temps pour le retour du traversier vers Chicoutimi. Exténuée par sa journée, excédée par tous les efforts qu’elle a faits pour se rendre et revenir de Saint-Fulgence, Rose décide, rendue au quai, de héler un taxi pour retourner à la maison.

Y a un boutte à ménager, s’insurge-t-elle à l’avance en pensant aux possibles objections de son beau-père, s’il l’apprenait.

À la maison, Louis les attend, le souper sur le feu.

Mon Dieu que t’es fin, dit-elle en se laissant tomber sur une chaise. Aaah… Quelle journée ! Chus vraiment restée, fait-elle en se laissant aller lourdement contre le dossier, épuisée.

Tu peux te reposer astheure, ma belle Rose ! Je suis là.