Martine

 

 

Martine avance à petits pas rapides sous la pluie fine et froide de fin septembre, en faisant très attention à ne pas mouiller ses chaussures en toile dorée. Encore quelques mètres et elle sera bien au chaud. Heureusement il fait toujours bon chez Madame Wilde et elle va certainement lui servir un thé agréablement parfumé comme d’habitude. C’est une des choses que Martine adore en Angleterre : elle est toujours sûre d’avoir une bonne tasse de thé avec des petits gâteaux lorsqu’elle va travailler chez ses clients. Ou plutôt chez ses clientes car pour le moment Martine ne fait de traduction pour le compte d’aucun gentleman. Mais cela ne lui manque pas, après tout elle s’est toujours sentie plus à l’aise en compagnie des femmes. Martine pousse le petit portail de la maison, monte les quelques marches et sonne comme tous les jeudis à 16h précises. La séance se passe bien, comme d’habitude, avec Mme Wilde, Martine est efficace. Cent quarante-trois pages déjà traduites en français du fameux Portrait de Dorian Gray, écrit par le défunt frère de Mme Wilde. Et bien sûr Martine prend un plaisir particulier à travailler directement à partir du manuscrit original.

– Je suis très contente de votre travail, chère Martine. Mon frère, j’en suis persuadée, le serait tout autant.

Martine sourit. Elle aime beaucoup l’accent de cette dame lorsqu’elle s’adresse à elle en français.

– Me feriez-vous le plaisir de rester dîner ? Ma nièce arrive de Londres dans moins d’une heure et elle est justement en train de préparer son voyage à Paris. Je pense que vous pourrez avoir avec elle quelques conversations intéressantes.

Martine hésite. Elle n’est pas en tenue pour dîner et de surcroît avec une inconnue venue de Londres. Mais en même temps, elle est curieuse. Elle est toujours curieuse Martine, elle aime regarder les gens, comprendre leur personnalité, jouer leur jeu.

Elle prend un air gêné et dit :

– Oh, cela serait avec grand plaisir, mais…

– Il n’y a pas de « mais », my dear. Ma nièce serait plus que déçue de ne pas vous rencontrer !

Martine rougit. Elle regarde ses chaussures et se dit que cela lui est impossible. Elle ne se sentirait pas à l’aise dans cette tenue. Elle invite alors Mme Wilde à lui rendre visite le lendemain, pour le thé par exemple. Elle pourrait ainsi montrer à sa nièce les deux manuscrits originaux de Marcel Proust en personne. Ainsi que toute sa collection de photos de Paris. Elle en a même une avec cette horrible tour que les Français ne se décident pas à démolir : la tour Eiffel.

Mme Wilde aime l’idée. Elle-même ne pourra pas être de la partie car elle a déjà des engagements par ailleurs, mais c’est entendu, elle enverra sa nièce à 17h précises. Martine la remercie, ramasse ses papiers et quitte la maison, ravie de cette nouvelle perspective.

Le vendredi 28 septembre, à 17h et une minute, Martine arrange encore les deux tasses sur leurs soucoupes. Tout est en place. Dès que la sonnette retentira, Mary ira ouvrir la porte, débarrassera la nièce de son manteau, la conduira dans le salon. Martine se lèvera pour lui serrer les deux mains d’un geste chaleureux qu’elle a révisé plusieurs fois aujourd’hui devant la glace.

17h12 et la sonnerie ne retentit toujours pas. Martine va à nouveau à la fenêtre et écarte le rideau pour regarder, mais aucune voiture ne s’approche dans la rue. 17h20. Martine décide de regarder à nouveau sa collection de photos. Elle repasse tout en revue, elle a une histoire pour chaque cliché, elle pourrait occuper la conversation pendant deux heures au moins. Si conversation il y a, bien sûr, car pour le moment la nièce de Mme Wilde semble l’avoir oubliée. À 17h41, Martine entend enfin des pneus crisser devant le portail. Elle se précipite à la fenêtre. Une jeune femme, cheveux et jupe courts, sort de la voiture et court sous la pluie pour sonner. Mary lui ouvre et la jeune femme arrive dans le salon, la coiffure en désordre :

– Oh Martine, excusez-moi pour ce retard ! J’ai eu du mal à démarrer ma voiture ! lui dit-elle avec un sourire.

Elle n’a donc pas de chauffeur. Ni de parapluie, ni même un chapeau… « Oh ! »… Mais elle se ressaisit et avance vers la jeune femme, les deux mains tendues :

– Cela ne fait rien, chère demoiselle, je suis ravie de faire votre connaissance !

La jeune femme attrape la main droite de Martine et la lui serre vigoureusement :

– Je m’appelle Augustine ! Mon père a grandi sur le continent, comme vous le savez, alors il a tenu à me donner un prénom français !

Martine a envie de reculer, mais se retient. Elle dit « Enchantée » et retire sa main doucement.

– Avez-vous déjà servi le thé ? lui demande Augustine en s’asseyant sans attendre sur un des fauteuils capitonnés et recouverts de velours vert que Martine a hérité de sa chère mère.

– Vous n’auriez pas dû m’attendre, dit-elle. Vous savez, je suis toujours en retard, tout le monde est au courant, à Londres comme à Paris. Je passe ma vie entre les deux, j’ai des amis partout. Quant à Paris, ô combien je préfère cette ville à notre vieille capitale ! J’y ai rencontré des artistes extraordinaires et il y a… comment dire… quelque chose dans l’atmosphère là-bas… une énergie si porteuse, une envie de s’envoler…

Sur ces mots, la jeune fille se lève et commence à faire des pirouettes dans la pièce, les bras ouverts. Sa jupe plissée tourne avec elle en découvrant ses cuisses. Puis tout d’un coup, elle s’arrête et se laisse tomber, les cheveux encore plus en désordre, sur le canapé.

– J’y retourne après-demain. Je suppose que vous êtes au courant, ma vieille tante a dû vous le dire. Vous savez, elle n’en a pas l’air, mais les petites histoires de la vie moderne l’intéressent tout particulièrement. Et puis, mon grand-père, le grand Oscar, ne portait pas son nom pour rien !

Mary arrive et sert le thé. Martine regarde Augustine et sans pouvoir se contrôler, ressent une vague de bonheur envahir son corps. Son parfum pénètre ses narines comme une douceur, comme une fraîcheur. Martine a soudain envie de se jeter dans cette fragrance comme dans la mer.

– Avez-vous de la musique ? demande la jeune femme et sans attendre de réponse, elle se lève et sort de la pièce et de la maison.

Martine ne comprend pas, mais en moins d’une minute Augustine revient, un disque à la main.

– J’ai toujours ce disque avec moi… Vous connaissez bien sûr ce nouvel air, « Paris qui jazze ». Nous pouvons l’écouter si vous voulez bien.

Elle n’attend pas l’accord de Martine. Elle va tout droit vers le gramophone, enlève Vivaldi, le jette dans un coin et installe Mistinguett. Sa voix remplit aussitôt la pièce et Augustine recommence ses pirouettes, cette fois-ci dans le rythme.

– Venez, venez, dansez avec moi !

Augustine lui tend la main, Martine la prend délicatement et commence à tourner avec elle, timide au départ, de plus en plus à l’aise quelques minutes après.

Trois chansons et le disque est fini. Augustine retombe dans le canapé en attirant Martine dans sa chute. Elles se regardent, serrées ainsi l’une contre l’autre, et éclatent de rires.

– Tu as quel âge, Martine ? lui demande d’un coup la jeune femme.

Martine arrête de rire et se redresse un peu, passe sa main gauche sur sa nuque pour s’assurer que sa coiffure tient toujours et chuchote, toute gênée :

– Trente-cinq ans. J’ai trente-cinq ans.

– Ah mais ça va ! Il n’y a pas de quoi se cacher. Moi j’en ai que vingt-deux, mais je fréquente beaucoup de personnes de votre âge. Ma tante me dit que j’ai toujours ce besoin de retrouver mes parents… Mais je crois qu’elle a tort. En réalité, si vous saviez comme les gens de mon âge sont ennuyeux !

Martine se redresse encore un peu et tente de se lever, mais Augustine la rattrape et l’enlace soudainement de ses bras. Martine ne bouge plus. Elle sent la respiration d’Augustine s’approcher, elle sent son parfum envahir ses pensées, elle l’imagine comme un brouillard qui s’infiltre dans son cerveau, dans son sang, dans son cœur. Augustine colle ses lèvres sur son cou et reste ainsi. Un moment. Une éternité. Martine est immobile, le brouillard du parfum de la jeune femme l’empêche de réagir. Augustine attrape le lobe de son oreille dans sa bouche, le mord doucement et se met ensuite à lui lécher l’oreille, puis le visage, pour s’arrêter tout près de ses lèvres.

Elle lui chuchote :

– Je suis la petite-fille d’Oscar Wilde. Son sang coule dans mes veines…

Alors Martine tourne la tête et ses lèvres tombent entre celles d’Augustine.

Elle succombe au brouillard, après le parfum, la langue, les caresses, les doigts de la jeune femme l’envahissent tout aussi impérieusement.

 

Le jeudi suivant, la pluie s’était arrêtée. Un soleil doux de début d’octobre effleure les épaules de Martine lorsqu’elle se rend, à 16h précises comme tous les jeudis, chez Mme Wilde. Celle-ci lui sert le thé, comme d’habitude, avec quelques gâteaux secs.

– Chère Martine, j’ai hâte de reprendre le travail. À ce rythme, nous serons bientôt en mesure d’envoyer la traduction à la maison d’édition. Vous savez que j’ai reçu justement une lettre dans laquelle le directeur général en personne me fait part de son impatience.

Martine avale une gorgée de thé. Elle pose calmement sa tasse et dit :

– Justement, je voulais vous en parler. Je souhaite reprendre tout le travail que j’ai fait ici sur Dorian Gray. En le relisant, je me suis rendue compte que le sens du texte était perdu. Il va falloir recommencer.