Dorota s’arrête deux secondes avant d’appuyer sur la poignée de la porte. Elle inspire, elle expire, elle ferme les yeux. Deux fois. Ensuite elle recompose son visage souriant et entre.
Le peintre ne se retourne pas. Il regarde son chevalet et la place vide où elle ira se poser. Il fume. Dans l’autre main, il tient sa palette.
« On dirait qu’il va peindre avec sa cigarette », pense Dorota et elle laisse échapper un petit rire nerveux. Elle est intimidée, elle a peur, elle est très jeune, elle est débutante, mais elle est là, maintenant. Alors il faut y aller, se dit-elle.
– Bonjour Maître, lance Dorota vers l’homme qui lui tourne le dos.
– Ah ! Je pensais que vous ne viendriez plus… lui répond-il en tournant à peine la tête. Dépêchez-vous, la lumière va changer.
Dorota regarde autour. Il n’y a ni cabine, ni paravent pour se changer. Ou plutôt pour se déshabiller, car elle le sait bien, il va falloir qu’elle aille s’asseoir toute nue sur la banquette située à l’autre extrémité de la pièce.
– Que pour te déshabiller, Tes bras se fassent prier…, marmotte le peintre.
Dorota l’entend à peine mais ne distingue pas ses mots. Elle ne bouge toujours pas.
– Dépêche-toi, je t’en prie. Je ne vais pas rester ici jusqu’à ce soir !
Elle enlève son écharpe et son manteau et cherche des yeux une chaise pour poser ses affaires.
– Laisse ça par terre.
Elle plie son manteau en deux, se penche et le dépose doucement sur le sol en béton. Elle enlève ses chaussures et son collant. Il fait chaud dans la pièce et la banquette, sa banquette, est placée à côté d’un poêle. Elle met le collant en bouchon et le glisse dans une de ses chaussures. Après, elle déboutonne son jersey, lentement, comme si elle regrettait chaque mouvement. Ensuite, son chemisier. Le peintre se retourne d’un coup et la regarde. Dorota en jupe et soutien-gorge s’arrête, elle ne sait plus si elle veut toujours continuer.
– Écoute ma belle, si tous mes modèles étaient comme toi…
– Pardon, pardon, balbutie-t-elle, et elle enlève d’un geste décidé son soutien-gorge.
Dorota est blanche, très blanche, ses cheveux sont blonds et ses formes commencent à peine à se voir.
Elle va enfin s’asseoir toute nue sur la banquette, mais le peintre la fait changer de position plusieurs fois avant de la renvoyer.
– Reviens demain, mais plus tôt. La lumière n’est plus bonne… Et arrête tes conneries… Soit tu veux poser, soit tu ne veux pas.
Quelques minutes plus tard, Dorota se retrouve dehors, dans la neige. Elle marche vite et inspire l’air glacé comme si elle le fumait.
Le lendemain, elle revient. Plus tôt, comme il lui avait demandé, trop tôt même, car la porte est fermée à clé et Dorota doit attendre dans le froid.
Lorsqu’il arrive, une cigarette coincée dans le coin de ses lèvres, Dorota ose lever les yeux. Elle épie son visage, sa peau pas rasée, quelques rides agglutinées au coin de l’œil, des sourcils très épais. Soudain, il tourne son regard vers elle et l’invite à passer en premier. Elle trouve à peine le moyen de dissimuler son indiscrétion. « Ah, comme ses copines vont être jalouses qu’elle voie deux jours de suite le célèbre maître S. W. ! » Elle est tellement contente qu’elle oublie presque le fait qu’elle va devoir à nouveau s’asseoir nue sur la banquette de l’atelier. Mais aujourd’hui elle essaie de ne pas trop y penser. Elle enlève à la hâte ses vêtements qu’elle laisse en tas par terre et s’assoit.
Le peintre la regarde longuement.
– T’as une petite fleur dans les cheveux, jeune femme. Tu veux bien l’enlever, s’il te plaît ?
Elle s’exécute. Elle retire sa barrette et pour éviter de se lever et retraverser toute nue la pièce, elle la laisse tomber derrière la banquette.
– Bien bien, fait le peintre et il commence à lui demander de tourner à droite, de tourner à gauche, de mettre ses pieds sur la banquette, de croiser une jambe, de croiser l’autre, d’avancer sa main, d’étendre ses doigts, de bouger ses cheveux.
Au bout d’un moment il a l’air satisfait car il s’éloigne et la regarde.
Il la regarde comme ça pendant une bonne demi-heure. Dorota ne bouge pas. Elle, elle regarde les aiguilles de la pendule accrochée juste devant ses yeux, au-dessus d’une fenêtre.
Tic-tac. Tic-tac. Une demi-heure !
Enfin, il prend un pinceau.
Il commence à mélanger ses couleurs.
Il fait quelques traits.
Dorota est excitée à l’idée de ce tableau d’elle peint par le fameux S. W. en personne.
Mais il s’arrête à nouveau. Il rallume une cigarette et la fume en silence, en la regardant, les sourcils froncés. Dorota a mal au bras gauche, mais ne dit rien. Elle sent son regard se promener sur son corps, mais ne le voit pas directement. Elle ne peut ni l’éviter, ni l’affronter. Alors, la honte l’emporte sur la douleur qu’elle ressent dans son bras gauche.
Une fois sa cigarette finie, le peintre l’écrase lentement, d’un geste nonchalant et lui dit :
– Revenez demain. Même heure, s’il vous plaît…
Dorota se rhabille, encore plus rapidement que le premier jour, et s’en va.
Le lendemain, elle arrive à nouveau trop tôt, mais il est déjà là. Il lui demande de se remettre dans la même position que le jour précédent et il recommence sa contemplation. Au bout d’un quart d’heure, il s’approche d’elle :
– Ne bouge pas. Tu as à nouveau oublié une fleur dans tes cheveux. Je vais te l’enlever, mais surtout il ne faut pas que tu bouges.
Dorota sent ses doigts toucher délicatement sa tête. Il tient ses cheveux, tire doucement sur la barrette et ensuite il arrange la mèche blonde, comme si son tableau allait être modifié si un seul de ses cheveux bougeait.
Il pose la fleur à côté de ses pots de peinture et cette fois-ci se met à peindre. Dorota est ravie. Elle oublie même la position gênante dans laquelle elle se trouve. Mais au bout d’un certain temps elle commence vraiment à avoir très mal. Elle veut bouger, mais elle n’ose pas. Des petites gouttes de transpiration glissent sur sa peau blanche, sous ses aisselles, le long de son bras et de son sein gauche.
Pourtant, elle pensait que les modèles avaient le droit à une petite pause de temps en temps. Mais comment dire cela à S.W., le plus grand artiste contemporain de son pays.
– Vous avez mal ? lui demande-t-il sans lever le regard de sa toile.
– Oh oui, je n’en peux plus, répond-elle et comme pour confirmer, son bras gauche se met à trembler sans qu’elle puisse faire quoi que ce soit pour l’arrêter.
– À demain alors. À la même heure, lui dit-il sans bouger, en continuant à peindre.
Dorota n’est pas sûre d’avoir bien compris : a-t-elle l’autorisation de bouger ? Mais de toute façon, elle ne peut plus attendre. Elle se lève, elle passe derrière le peintre et se rhabille. Avant qu’elle enfile son manteau, il se retourne d’un coup et vient vers elle.
– Montre-moi ton bras !
Elle bouge son épaule en cercle et balbutie :
– Non… non… ce n’est rien.
– Montre-moi ton bras ! insiste-t-il.
Elle obéit. Il attrape sa main, tire, et se met à lui masser le bras de haut en bas et de bas en haut. Ensuite, il le laisse tomber et lui dit, comme si tout cela était tout à fait dans l’ordre des choses :
– À demain, même heure, s’il vous plaît.
Dorota, toute rouge, envahie par une émotion étrange, ne répond pas. Elle se dépêche de sortir.
Le jour suivant la séance est encore plus longue. À la fin, elle ne sent plus son bras gauche, celui sur lequel elle est restée appuyée pendant plus de deux heures, et les gouttes de sueur dégoulinent sans gêne sur sa peau.
Mais le peintre ne lui montre plus aucune compassion. Elle se rhabille en silence et part sans un mot de sa part autre que « À demain, même heure, s’il vous plaît ».
Le lendemain, il ne neige plus. Dorota arrive, elle se déshabille. Le peintre est là, de dos. Elle enlève tout, la fleur dans ses cheveux aussi, et va s’asseoir.
Lui, il fume. Il la regarde pendant un certain temps sans rien faire. Il n’ôte même pas le drap qui couvre sa toile. Dorota est inquiète, pourquoi aujourd’hui ne peint-il pas comme les autres jours ? Mais quelques minutes plus tard, il lui demande de partir. Elle s’exécute sans poser de question. Lorsqu’elle sort, il se retourne et lui dit, tout en allumant une cigarette :
– À demain, même heure, s’il vous plaît.
Le lendemain, elle revient. Elle se déshabille et s’assoit. Au bout d’une heure, il fume toujours, sans rien faire d’autre. Dorota décide de se lever. Non, aujourd’hui elle n’attendra pas son pathétique « À demain, même heure… ». Elle se lève, elle traverse la pièce et commence à se rhabiller. Elle remet sa culotte et son soutien-gorge. Ensuite son chemisier, sa jupe, son jersey, son collant en dernier. Ses chaussures, son manteau et sa fleur dans les cheveux. Il ne dit rien, il ne bouge pas, il fume.
Dorota s’approche et lui touche l’épaule très rapidement, pour qu’il se retourne. Il le fait et à ce moment elle ressent une envie tellement forte de coller son visage contre sa poitrine qu’elle ne peut y résister. Elle se lance, un peu brusquement, comme si devant elle se trouvait un tronc d’arbre et non pas un être humain, et comme si elle voulait juste écouter sa sève circuler à l’intérieur.
Il ne fait rien. Elle attend.
Finalement, il la serre calmement et lui caresse les cheveux. Ses doigts se prennent dans la barrette à fleur, alors il l’enlève doucement et la glisse dans sa poche.
Le lendemain, le peintre ne touche toujours pas à ses pinceaux. Dorota reste assise toute nue, appuyée péniblement sur son bras gauche, le visage tourné vers la pendule, mais rien n’arrive. Ni le bruit du pinceau sur la toile, ni lui qui vient vers elle, ni même « À demain, même heure… ». Finalement, c’est lui qui sort. Toute seule dans son atelier, Dorota s’habille et repart. Elle ne reviendra pas, elle sait que c’est fini.
Deux mois plus tard, Dorota reçoit une invitation pour le vernissage de la nouvelle exposition du célèbre peintre S. W. Elle met sa plus belle robe et y va seule, après avoir longuement hésité à se faire accompagner par une amie. Sur place, des dames élégantes, des hommes importants, des voitures luxueuses garées devant, des journalistes, du champagne, des serveurs habillés en blanc, les tableaux et lui. Il fume une cigarette et discute avec une femme. Il ne la voit pas.
– Vous avez une jolie fleur dans les cheveux, lui dit une voix d’homme.
Dorota se retourne vers l’inconnu et le remercie d’un sourire.
– On dirait les fleurs mêmes du tableau, enchaîne-t-il.
– Quel tableau ?
– Comment quel tableau ? « Les Fleurs du mal », le point fort de l’exposition…
Dorota fait un tour sur elle-même et le voit.
Le tableau est immense, tellement grand qu’elle se dit qu’elle n’a pas dû le voir à cause de sa grandeur. Il représente un bras. Son bras. Un énorme bras sur lequel on devine que le reste du corps s’appuie. Mais le corps n’y est pas, la toile est coupée au niveau de l’épaule. Le bras est très blanc, le fond aussi, très lumineux, mais on y sent une tension, une douleur, un mal-être, comme si le monde entier s’y était appuyé. Et sous le bras, comme des gouttes de sueur, trois fleurs qui tombent. Ses fleurs. Son mal. Les fleurs du mal…