Amar était dans le RER B lorsque la pluie commença à tomber à grosses gouttes le 27 septembre. Il descendit à Châtelet et prit la correspondance pour Belleville. Il s’installa dans un wagon presque vide de la ligne 11, sur un des sièges réservés aux femmes enceintes, il posa son sac à dos par terre entre ses jambes et changea la musique dans son i-Pod.
Amar était ingénieur chez Citroën, mais il avait démissionné depuis deux semaines pour aller occuper un poste similaire chez Renault. Entre les deux, il allait partir en voyage. Amar habitait en banlieue, il avait beaucoup d’amis et très peu de temps pour lui tout seul, il avait aimé une femme pendant six ans mais elle l’avait quitté quelques mois auparavant. À l’âge de 14 ans, il avait décidé qu’il serait toujours heureux. Qu’il transformerait toujours le négatif en positif. Lorsqu’il vit le petit sac en tissu bleu sur le siège à sa droite, Amar pensait à son avenir et il souriait. Il hésita à le toucher, se demanda pourquoi il ne l’avait pas remarqué avant, mais lorsqu’une femme enceinte arriva et voulut s’asseoir, il le prit d’un geste brusque et le mit dans la poche de son manteau.
Amar sortit à Belleville à 19h03, vit son ami qui l’attendait de l’autre côté du trottoir et s’avança pour traverser. Ce soir-là, Amar était heureux et bien intentionné.
Le même jour vers 18h, Anna décida d’aller courir le long du bassin de la Villette, malgré la couleur de plus en plus sombre des nuages dans le ciel. Elle mit son pantalon de sport, ses baskets, prit son i-Phone, ses clés, sa carte Velib’ et sortit. Elle prit un vélo à la station la plus proche, pédala à toute allure et commença son jogging à 18h21. Anna regardait toujours l’heure exacte avant de commencer pour être sûre de courir au moins une demi-heure. À 18h27, juste après le vieux pont noir de l’ancienne ligne de train, il se mit à pleuvoir. Des grosses gouttes de fin d’été. Anna avait déjà très chaud à cause de l’effort, alors elle continua sa course la tête tournée vers le ciel et la bouche grande ouverte. Elle fit comme d’habitude deux fois le tour du parc et elle retourna ensuite à la station Velib’ qui était son point de départ. À 18h53, la pluie s’était arrêtée, mais Anna était trempée, ses baskets faisaient un drôle de bruit à chaque pas et un de ses écouteurs glissait systématiquement de son oreille droite car ses cheveux étaient ruisselants d’eau. Elle prit un vélo, mit la carte Velib’ dans la poche de son pantalon et rentra chez elle. Elle traversa la place de Belleville à toute vitesse et elle ne vit ni n’entendit le jeune homme aux beaux yeux verts qui avait ramassé sa carte Velib’ et l’appelait pour la lui rendre.
Amar lui courut après sur quelques mètres, mais cela ne servit à rien. Il retourna ensuite vers son ami et ils regardèrent la carte ensemble : Anna Laora Falcone.
« Italienne sans doute », pensa-t-il et il la glissa dans sa poche.
Ce soir-là, Amar rentra chez lui vers 21h, enleva ses chaussures et vida les poches de son manteau sur le bar de sa cuisine américaine. Dans le sac en tissu bleu qu’il avait récupéré dans le métro, il découvrit onze petits clous en fer rouillé. Amar fut étonné, puis sans réfléchir, comme poussé par une pensée extérieure, il prit un clou et l’enfonça au milieu de la carte Velib’ trouvée le soir même.
Un peu plus tard il fit une recherche rapide sur internet, trouva les coordonnées d’Anna, l’appela et lui donna rendez-vous le lendemain. Le lendemain, elle le remercia plusieurs fois, mais ne lui demanda aucune explication sur le trou qu’il y avait au milieu de sa carte.
Elle trouva Amar très beau.
Lui, il pensa qu’elle était trop sérieuse, limite inabordable et n’engagea aucune conversation. Il fut très surpris lorsqu’elle l’appela le jour d’après pour lui demander d’où venait le petit trou rond situé en plein milieu de sa carte. Amar hésita, puis mentit. Il avait ramassé la carte avec le trou et il n’en savait pas plus. Ensuite il changea de sujet, lui posa des questions sur son travail, lui parla de son voyage à venir et ils finirent par se donner un deuxième rendez-vous, cette fois-ci pour dîner.
Anna était chef de projet dans une agence événementielle. Elle aimait son travail qui lui permettait de rencontrer beaucoup de gens, elle avait les yeux bleus et les cheveux noirs coupés court, un mari, deux enfants et un amant. Anna était en parfait équilibre entre le « écoute-moi » à son bureau, le « aime-moi » à la maison et le « baise-moi » chez son amant, mais le hasard de cette rencontre l’intriguait. Elle ne savait pas qu’elle allait tomber.
Elle raconta à son mari qu’elle sortait voir une amie, s’habilla, se parfuma et partit retrouver Amar.
Pendant le dîner, entre le couscous et le baklava, elle lui raconta toute sa vie. Après le restaurant, ils firent quelques pas ensemble. Amar marchait les mains dans les poches, et lorsqu’il l’embrassa, il avait de la rouille sur les doigts. Anna les porta à ses lèvres et senti le goût amer de vieux fer, mais ne se posa pas de question.
Le jour d’après, lorsqu’ils firent l’amour pour la première fois, elle sentit un faible picotement quand Amar lui enfonça le premier clou dans le cœur. Elle avait tout de suite aimé son regard vert, ses yeux souriants, son étreinte, son odeur. Au deuxième clou, il continua à parler, en disant juste qu’il ne fallait pas s’y habituer, car il était à la recherche d’une femme de son pays, de sa religion, disponible, aux cheveux longs et aux yeux noirs. Anna ne correspondait à aucun de ses critères, mais sans comprendre pourquoi, il l’attira vers lui, la prit dans ses bras et elle s’y abandonna. Au troisième clou, Anna sentit la douleur, la vraie. Mais elle s’efforça de l’ignorer. En trois mois, ils firent l’amour quatre fois et à la fin de la quatrième fois Amar fut soulagé de constater qu’il avait fini les petits clous rouillés du sac bleu. Il accompagna Anna au métro, lui souhaita bonne continuation et dès qu’elle fut partie, il lui envoya un sms pour lui annoncer que c’était fini. Ensuite il rentra chez lui en souriant et se jura de ne plus jamais rien ramasser dans la rue.
Anna mit longtemps à retirer tous les clous de son cœur. Un soir en juin, avant de se coucher, elle les aligna tous sur sa table de nuit et pensa qu’il fallait faire quelque chose pour soigner les trous. Le lendemain, elle se rappela qu’après sa dernière rencontre avec Amar, elle avait trouvé dans la poche de son blouson un petit sac en tissu bleu, fouilla dans le tiroir où elle l’avait rangé quelques mois auparavant et ensuite, poussée par une idée absurde, elle mit les onze clous dedans et alla l’abandonner sur un banc au jardin des Tuileries.
Le 27 juin à 16h il faisait encore beau, mais le ciel commençait à se couvrir. Lorsqu’Andrew Adams, Canadien, professeur de mathématiques en voyage à Paris, s’assit sur le banc, il ne vit pas le petit sac en tissu bleu. Il resta là une heure, plongé dans sa lecture, avant de le remarquer. Il fut surpris de découvrir son contenu, mais quand il sentit les premières gouttes de pluie, il le glissa rapidement dans son sac à dos en même temps que son livre et partit visiter le Louvre.