Maud quitta son mari un soir de printemps en quelques mots.
C’était un de ces soirs de fin mai où on a plutôt envie de déclarer son amour et de sortir se balader main dans la main dans un joli chemin arboré. Ça lui avait fait un coup, même plusieurs, droit dans le cœur, mais Maud n’avait pas choisi son jour, ni l’heure, ni même les deux-trois mots qu’elle avait prononcés pour annoncer la rupture. Au contraire. Quelques heures auparavant, elle pensait justement tout le contraire.
Le matin même de ce beau jour de printemps, Maud était enfin rentrée. À contrecœur, bien entendu, mais rentrée tout de même. Cela faisait une semaine qu’elle avait disparu, sans donner aucune nouvelle. Mais ce jour-là, très tôt, vers 5h, elle s’était réveillée sous l’emprise d’une étrange conscience familiale. Elle crut subitement qu’elle ne pouvait jeter à la poubelle dix années de sa vie. Et surtout, s’il n’y avait que la sienne, s’était-elle dit, mais il y avait la vie de Fred. Toute sa vie, elle le savait, elle était toute sa vie. Alors elle avait pris le premier train et elle était rentrée. Mais depuis la gare, elle n’avait pas trouvé le courage d’aller directement à la maison. En traversant le pont, elle pensa d’abord à sauter. Se jeter sur les rails juste au-dessous, pile avant le passage d’un TGV, voilà comment se débarrasser de tout à la fois. Après tout, ce serait plus facile pour Fred d’accepter sa mort plutôt que son désir de liberté.
On ne pouvait faire autant de mal à quelqu’un juste pour un caprice !
Elle s’imagina Fred, écrasé par la douleur, amaigri, tout seul, assis à la table du joli jardin de leur maison avec un verre de vin. Elle l’imagina surveiller son téléphone, en désirant fortement un appel de sa part, elle l’imagina sombrer dans le tunnel noir de l’attente sans espoir. Elle s’imagina Fred, écrasé par la douleur, tout seul, un bouquet de fleurs dans les mains, au bord de sa future tombe… Mais oui, elle préférait la dernière image. Elle imagina Fred déposer le bouquet et rentrer, se préparer un repas, se refaire une santé, se trouver une autre femme.
Mais Maud n’eut pas le courage.
Elle continua son chemin et rentra dans un square un peu plus loin. Elle resta assise sur le banc toute la journée. Elle ne savait plus comment tout cela avait commencé. Peut-être sur la plage du camping l’été dernier. Mais elle aimait trop le camping, l’océan, les grosses vagues, l’odeur des pins, la lenteur des gens. Elle rejeta cette hypothèse. Peut-être bien le jour où elle avait changé la pile de sa montre rouge. Oui, oui, peut-être… Ce jour-là, elle avait regardé l’heure et avait vu que les petites aiguilles ne tournaient plus et l’idée d’un grand changement dans sa vie lui était venue aussitôt. « L’heure ne tourne plus, ma vie va changer », s’était-elle dit… Mais pouvait-elle accepter l’idée qu’une si petite chose modifiât l’existence de qui que ce soit ? Elle rejeta cette hypothèse aussi. Donc, elle ne savait pas. Tout était allé très vite après les vacances : la montre, le régime et tout le reste. Il n’y avait aucun trou. Clairement, les événements avaient suivi une logique déterminée avant. Alors, elle revint sur l’hypothèse du camping.
Maud adorait cet endroit. Paradisiaque. Il n’y avait pas d’autre mot. Ils y allaient chaque été depuis quelques années et elle n’en avait jamais assez.
Maud flottait un peu dans son quotidien, elle était toujours présente à moitié, souvent il fallait répéter plusieurs fois la même chose avant d’arriver à capter son attention. Mais au camping, elle flottait complètement. Elle se levait le matin, avec Fred, évidemment, mais c’était comme s’il n’était pas là. Même s’il parlait beaucoup, elle ne l’entendait pas. Elle prenait son petit déjeuner à l’ombre, assise toute nue dans une chaise longue. Plus tard, elle attrapait une serviette et un livre et partait à la plage ou à la piscine. Ce qu’elle aimait le plus au camping était le chemin qui menait à la plage, l’odeur des pins et le vent qui venait se glisser agréablement sur sa peau entièrement nue. Elle aimait aussi marcher sur le sable fin et regarder ses pieds s’y enfoncer. Le plus profond possible. Elle marchait le long de l’océan tous les jours, jusqu’à ce qu’elle arrive à la limite du secteur nudiste, puis elle revenait, tout en regardant ses pieds s’enfoncer, l’un après l’autre, dans le sable.
Maud vivait dans sa bulle. Dans un autre monde. Elle était là et pas là. On pouvait la toucher, on pouvait lui parler, on pouvait la voir. Parfois même, elle répondait. Mais quelques secondes après, elle-même ne savait plus quoi. Elle disait oui, elle disait non, à tout hasard, sans entendre, sans écouter, sans le savoir. De temps en temps, Fred s’en apercevait, mais pas très souvent. Lui, il aimait parler, discuter, débattre, raconter. Et il n’aimait pas qu’on le coupe. Les jours ensoleillés des vacances se suivaient, sans difficulté.
Puis il y eut ce matin où Fred vint rejoindre Maud à la plage. Elle y était déjà depuis une bonne heure et elle le vit de loin. Elle attendit qu’il s’approche et, puisqu’elle ne voulait pas lui donner l’occasion de se lancer dans un de ses monologues, elle se leva et partit en courant pour se baigner. Même en courant vers l’océan, Maud prit du plaisir à regarder ses pieds s’enfoncer dans le sable fin. Pendant ce temps, Fred la suivit du regard, étudia le rebondissement de ses cuisses et l’attendit sur la serviette pour lui annoncer qu’il la trouvait un peu trop grosse. Sans raison précise, peut-être à cause de la fraîcheur du vent sur sa peau mouillée, elle eut une minute d’attention pour lui. Il lui dit aussi qu’elle mangeait trop et qu’elle devait faire des efforts. Cela prit une minute, tout au plus. La minute de la fin. C’était bien là, la fin… Elle lui promit de faire un régime à la rentrée et elle tint parole. Elle perdit kilo après kilo et en quelques mois elle redevint une jeune femme attirante et confiante. Elle se remit à sourire aux passants, à rire avec des inconnus… Elle reconquit le monde, et maintenant elle voulait en profiter.
Elle était sortie de sa bulle.
Mais pas Fred. Fred était resté à des années-lumières. Il ne savait rien, il ne voulait rien voir. De temps à autre, peut-être, il sentait quelque chose. Parfois, il lui racontait qu’il avait encore fait ce même cauchemar où elle le quittait.
« Quelle horreur, pensa Maud, je suis en train de réaliser son cauchemar », et même se jeter sur les rails ne lui paraissait plus une solution.
Elle se leva du banc et quitta le square décidée à trouver un moyen de vivre sa vie sans faire de la peine à Fred. « J’ai le temps, se dit-elle. Je vais le préparer en douceur, j’attendrai la fin de l’été, j’ai le temps. Ce sera plus facile… »
Elle rentra chez elle.
Les plantes étaient fraîchement arrosées, le jardin sentait bon. Sur la table, dehors, il y avait une bouteille de Bordeaux débouchée et deux verres à pied attendaient à côté. Fred, un sourire bienveillant au coin des lèvres, l’accueillit les bras ouverts.
– Ma chérie, bienvenue à la maison, lui fit-il et il vint vers elle déposer un baiser sur sa bouche.
Elle ferma le portail derrière. À clé, double tour. Comme dans une prison, pensa-t-elle. Mais comment s’évader ?
– J’ai préparé des lasagnes. Je sais que tu adores ça…
Depuis le régime, elle ne mangeait plus de lasagnes. Trop de matières grasses. Mais comment le lui dire… ? Et puis, ce n’était pas l’essentiel. Elle avala ses larmes et lui sourit.
Maud ne voulait pas le blesser, mais une forte envie de crier « Laisse-moi partir ! » s’empara d’elle. En lieu de ça, elle lui rendit son baiser.
Au moins si elle pouvait fumer, juste une cigarette, pour se calmer, mais Fred lui avait interdit de fumer en sa présence depuis belle lurette. Il l’invita à s’asseoir et lui servit un verre. Excellent ! Un grand cru. Il avait sorti les couverts en argent de sa mère. Et les assiettes en porcelaine qu’il fallait toujours bien disposer, pour que le dessin soit dans le sens de la personne assise devant.
Fred lui raconta sa semaine et Maud but et mangea sans trop l’écouter. Elle n’en pouvait plus. « Dix ans à entendre un homme qui parle en continu… Ce n’est plus possible », se dit-elle.
À la fin du repas, elle s’essuya la bouche, replia sa serviette et arrangea soigneusement sa fourchette et son couteau dans l’assiette, à cinq heures moins dix comme on le lui avait appris. Elle voulait le lui dire. Mais par où commencer ? Et comment le faire taire ?
– Fred, commença-t-elle timidement, en plein milieu d’une de ses phrases.
– Oui… attends, je finis…
Elle ne voulait plus attendre. Attendre, attendre, toujours attendre. Toujours des phrases, l’une après l’autre, des phrases sans intérêt et surtout sans fin…
– Fred ? essaya-t-elle à nouveau.
– … et, tu comprends, lorsque je suis arrivé à la caisse, avec ce fou derrière moi…
Elle regarda la fourchette en argent, joliment décorée, les quelques restes de sauce, et par-dessus le dessin de l’assiette, un trio de moucherons qui se noyait dedans… Fred continuait son histoire sans intérêt. Elle se dit qu’il parlait juste pour ne pas aborder le sujet de sa disparition prolongée. La tension flottait dans l’air, elle sortait tout droit de la terre et des feuilles fraîchement arrosées.
Maud prit le couteau d’un geste ennuyé, elle le regarda d’un côté, puis de l’autre, et voulut le remettre dans l'assiette, mais quelque chose lui fit changer d’avis. Le couteau, bien aiguisé pour la viande, avait aussi un manche en argent couvert de fleurs en relief, mais il était beaucoup plus léger que d’habitude. Tellement léger que Maud avait l’impression de tenir dans sa paume un papillon prêt à s’envoler. Elle se leva et alla dans la chambre. Elle se déshabilla en vitesse et se glissa sous le drap. Fred se tut. Il la suivit dans la chambre. « Va-t’en ! pensa Maud. Va-t’en d’ici ! » Mais il éteignit les lumières et se glissa à ses côtés.
Le parfum de début de l’été pénétrait joyeusement par la fenêtre entrouverte. Quelques rires des passants aussi… Une musique au loin…
Il commença à lui caresser les seins. « Ne me touche pas », pensa-t-elle. Mais il continuait. « Pourquoi s’imagine-t-il qu’il doit venir me baiser juste parce que je suis nue sous un drap ? » L’idée l’énervait. Ses caresses, ses baisers et son envie encore plus. Sous le coussin, sa main serrait le manche du couteau.
– Je suis tellement content que tu sois revenue, lui chuchota-t-il. Je t’aime, je t’aime, lui répétait-il pendant qu’il la pénétrait. « Putain ! Si au moins il pouvait se taire ! » Elle lâcha le manche en argent et se retourna pour le chevaucher. Elle commença ses aller-retour, frénétiquement, plus vite, moins vite, plus vite, moins vite… puis elle se pencha sur lui, lui poussa sa langue dans la bouche. Même là, il continuait à parler, à dire que c’était bon, à lui demander des enfants. Elle allait de plus en plus vite, il se mit à gémir…
Maud ne vit pas le couteau se glisser de sous la couette, s’envoler dans l’air et puis s’élancer tout droit dans la poitrine de Fred. À plusieurs reprises. Elle ne le vit pas, car elle s’était mise à hurler : « Je te quitte ! je te quitte ! je te quitte ! je te quitte ! »
Quelques minutes plus tard, dans la glace sur la porte du placard, elle vit, comme dans un rêve, l’image de la liberté chevauchant la mort. Elle ne remarqua pas qu’elle serrait dans sa main le couteau meurtrier.