Antoanela avait dix-sept ans lorsqu’elle était arrivée à Bucarest pour étudier la musique. Elle était blonde, assez petite et toute maigre car l’argent qu’elle gagnait en tant que caissière à la billetterie du Théâtre national ne lui suffisait pas pour payer son loyer et bien manger à la fois. En plus, elle aimait les robes élégantes et elle venait de découvrir les cigarettes, le vernis à ongles et le rouge à lèvres, alors elle préférait les compliments des jeunes étudiants du conservatoire, au détriment de ses dîners.
Antoanela rencontra Paul dans la rue. Il habitait devant le conservatoire et l’observait tous les jours à son arrivée. Un matin, il passa à l’action, et se présenta sur son chemin avec un bouquet de fleurs. Elle lui résista pendant dix jours, Paul insista avec ses roses. Ils se marièrent et Antoanela accoucha de son premier fils dans un taxi en route vers l’hôpital sous les dernières bombes de l’été 1944.
Son premier fils était mon père.
À Bucarest, la vie était dure après la guerre, mais le commerce de mon grand-père prospérait et quelques années plus tard ma grand-mère, Antoanela, avait fini ses études et était devenue première soprano de l’Orchestre philharmonique national roumain. Avec sa chorale, elle voyagea dans toutes les grandes villes d’Europe. C’était un grand privilège pour une femme roumaine à cette époque-là. Dans le temps, la plupart des habitants de ce pays ne savaient pas à quoi ressemblait un passeport. Alors ma grand-mère en profita.
Quand j’étais petite, alors que Bucarest plongeait dans l’obscurité totale à 21h pile, elle me racontait ses voyages.
« Paris… me disait-elle d’un air rêveur… Quelle merveille !… »
Dans ses yeux, dans ses histoires, je voyais défiler les plus belles avenues du monde, j’écoutais les plus célèbres opéras, je sentais les meilleurs parfums… Elle me disait : « Quand tu seras grande, tu iras vivre là-bas ! Promets-le-moi, ma petite chérie, promets-le-moi, s’il te plaît ! Il faut que tu t’en ailles d’ici, de cette ville fantôme dans laquelle tu es née ! »
Moi, je lui promettais. Du haut de mes sept ans, je voyais la vie qu’elle imaginait pour moi et cette vie me plaisait.
Elle, elle continuait :
« Lorsque tu seras une femme, que tu auras ta maison et ta famille, lorsque tu seras bien installée à Paris, il faudra que tu ailles voir Florence », et elle me montrait sa collection de cartes postales. Je me souviens des statues blanches scintillant sous le soleil, des maisons jaunes au bord d’une rivière… Et puis, une photo d’elle, Antoanela, assise sur le rebord d’une fontaine, jeune, belle, souriante au milieu d’une place très fleurie.
– Florence… un bijou ! N’oublie pas, je serais peut-être morte d’ici là, mais n’oublie pas d’y aller ! N’oublie jamais que voyager est la chose la plus importante. Ça te change l’esprit…
Je l’ai fait, pour elle et pour moi.
Je suis allée à Florence, mais je n’ai pas trouvé la place fleurie, ni la fontaine. J’ai arpenté toutes les ruelles, mais je ne l’ai pas vue. Pourtant, elle doit exister, car c’est sur cette place qu’Antoanela a rencontré son aviateur.
À Florence en 1963.
L’aviateur était le mari d’une des filles de la chorale, car c’est ainsi que ma grand-mère les appelait toujours : « les filles ». Il était beau, grand, souriant. Mais surtout il était pilote d’avion. À l’époque c’était plutôt inouï, Antoanela tomba amoureuse de lui rien qu’en entendant quel était son métier.
Cet été-là, ce soir-là, il était en escale, il passait 48 heures sur place avant de repartir pour Bucarest. Sa femme ne voyageait pas avec le Philharmonique, mais avait tout de même recommandé à son mari d’aller voir le concert des « filles » qui étaient aussi en tournée à Florence. Comme il n’avait rien de mieux à faire, il y alla. Il écouta chanter ma grand-mère, l’invita à dîner et ils finirent dans le lit de sa chambre d’hôtel le soir même. L’aviateur aimait la musique. Antoanela, elle, était fascinée par les belles voitures, mais encore plus par les avions. Lorsque j’avais huit ou neuf ans j’allais ouvrir en cachette son armoire pour regarder sa collection de serviettes en tissu conservées de ses voyages en avion. Il y en avait de toutes les couleurs et parfois les logos des compagnies aériennes étaient imprimés dessus.
Antoanela et son aviateur se baladèrent en amoureux à Paris, au jardin des Tuileries, sur les berges de l’île de la Cité, sur le pont des Arts, dans les couloirs du Louvre. À Florence, ils s’embrassèrent sur le Ponte Vechio, au milieu de la Piazza della Signoria, dans les petites rues étroites de la ville bijou, devant la Madone de l’église Santa Croce, sous la coupole si magnifiquement décorée du Dôme… Ils descendirent dans de grands hôtels, payés par la compagnie aérienne, à Rome, à Barcelone, à Athènes, à Budapest, à Prague, à Cracovie, à Moscou, à Sofia, à Lisbonne… Ils furent bercés par l’amour dans les eaux douces des canaux vénitiens et je me rappelle encore la gondole en plastique montée sur un socle que ma grand-mère avait installée sur son piano.
Pendant des années, ils rentraient dans la poussière de Bucarest et à chaque fois ils regardaient, éberlués, les nouveaux immeubles en béton gris qui se construisaient partout à la place des belles maisons détruites en une nuit. À chaque retour, Antoanela ressentait un grand vide s’installer dans son cœur. « Et si c’était la dernière fois ? » Elle ne pouvait s’empêcher d’y penser. Le dictateur était capable à tout moment, pris par quelque étrange humeur, de leur retirer leur passeport. À chaque fois, elle embrassait son aviateur dans l’avion et ensuite, ils se séparaient. Ils devenaient des inconnus, ou presque, jusqu’au prochain départ. Mais un jour, elle ne supporta plus son absence. Elle se réveilla envahie par un sentiment intense de manque et ne put y résister longtemps. Alors, elle s’empara du téléphone et composa son numéro. Elle espérait, le cœur tremblant, entendre sa voix, mais sa femme répondit. Alors, en désespoir de cause, Antoanela les invita, elle et son mari aviateur, pour dîner. Mon grand-père devint ainsi l’ami de l’amant de sa femme. Ils s’échangèrent les voitures lorsque celles qui avaient une plaque d’immatriculation au numéro pair pouvaient rouler et pas les autres. Ils allèrent boire des bières ensemble des étés entiers et ils critiquèrent en chuchotant le régime au pouvoir pendant de longs hivers. Lorsque mes grands-parents achetèrent leur maison à la campagne, l’aviateur et sa femme furent les premiers invités.
Et ainsi, de temps à autre, elle, elle partait en tournée, et lui, il continuait ses courses. Je n’étais pas là pour constater leur amour, mais aujourd’hui je me demande de quel père est le deuxième fils d’Antoanela.
Un soir à Paris, las de rentrer, il lui proposa de rester.
– Nous pourrons vivre ici, loin de tous ! Je trouverai facilement du travail et toi, tu chanteras à l’Opéra. Demandons l’asile, restons ici, faisons notre vie ensemble ! Tu feras venir les garçons et nous serons heureux ! l’implora-t-il.
Il voulait une vraie vie, une seule vie, sa vie à lui avec elle. Je l’ai vu dans les photos. Il avait l’air d’un homme sincère.
Antoanela avait fondu en larmes. Elle avait d’abord pensé à mon grand-père, mais une seconde seulement. Tout de suite après, des souvenirs de son village l’avaient envahie. Les vergers en fleurs, les chants de Noël, sa mère en costume traditionnel. Elle entendit le bruit de la rivière où elle allait se laver quand elle était petite et elle ressentit le même frisson qui parcourait son corps au contact de l’eau fraîche. Ensuite, elle revit comme dans un rêve l’église qui traversait la rue le jour d’avant son départ pour Paris. Le dictateur abattait les églises, mais celle-là, par chance, était protégée par quelque organisme international, alors on avait demandé qu’on la déplace, qu’on la cache. Ma grand-mère, ébahie, avait regardé l’édifice monté sur des énormes roues en train d’avancer sur le boulevard.
« En plus, le français, je ne le parle pas », pensa-t-elle et sa décision fut prise.
Antoanela rentra et l’aviateur resta. Elle laissa derrière elle douze ans d’amour illégitime.
Douze ans d’amour contre un chant, douze ans d’amour contre des arbres en fleur, douze ans d’amour contre l’ombre d’un souvenir… Douze ans d’amour contre rien.
Je n’étais pas encore née. Antoanela devint grand-mère dix-sept ans plus tard. Entre-temps, la femme de l’aviateur vint pleurer sur son épaule la fuite de son mari, puis elle divorça et se remaria quelques mois plus tard. Antoanela la consola d’abord et dansa ensuite à ses noces. Paul, mon grand-père, la trompa plusieurs fois avec des femmes plus jeunes et plus blondes qu’elle-même, mais Antoanela ferma les yeux. Mon père grandit et fit d’innombrables reproches à sa mère, comme tous les fils le font. Son frère, mon oncle, ne l’épargna pas non plus. Lorsque je fis mon apparition, Antoanela regrettait tellement de ne pas avoir eu une fille, qu’elle m’accueillit comme une princesse. Elle fit de moi son rêve. Sa bataille. Son unique espoir d’une vie meilleure.
Puis un jour, le jour où je partis vivre à Paris comme je lui avais promis, ma grand-mère me griffonna un nom et un numéro de téléphone sur un papier :
– Une fois là-bas, appelle ce monsieur. Dis-lui que tu viens de ma part, dis-lui que tu es ma petite-fille…
Je regardai le nom. « Un Roumain… Une connaissance, sans doute, de ses voyages », pensai-je sans me poser d’autres questions.
Elle continua :
– Et surtout, demande-lui de m’acheter ce médicament, on ne le trouve pas ici. Je crois qu’il faut une ordonnance, et lui, il connaît peut-être un bon médecin, et elle ajouta le nom compliqué d’un médicament sur le petit papier. C’est pour mes mains, pour que je tremble moins, avoua-t-elle tout doucement.
Je pris le papier et je partis.
Son aviateur, je l’ai vu !
J’ai vu ce vieux monsieur au visage rasé de près et ridé. J’ai vu son petit appartement, son salon, son canapé, ses meubles antiques et la gondole en plastique montée sur un socle posée sur sa télé.
Il tremblait des mains, lui aussi.