4
Jours de deuil

Guillemette fut de retour à midi. Elle envoya Violaine et les deux garçons se dégourdir dans l’arrière-cour, sous l’auvent qui protégeait l’établi d’Octave. Puis elle entraîna ses filles dans la chambre. Celles-ci étaient suffisamment grandes pour entendre la nouvelle :

— Henri a les poumons très atteints! Il aurait dû consulter le docteur bien avant. Gabrielle ne veut pas le quitter. Surtout, pas un mot à la petite! Je dois prévenir madame Duplessis, elle serait fâchée sinon… Et puis aujourd’hui, c’est jour de repassage. Un sou est un sou!

Guillemette prit juste le temps d’avaler un morceau de fromage frais sur du pain avant de repartir. Nicole et Mariette firent rentrer les enfants et leur servirent de la soupe aux navets. Violaine eut du mal à manger. L’harmonie qui réglait sa jeune existence venait de voler en éclats, brisée par des quintes de toux, des cris et des larmes. Son père se trouvait dans cet endroit mystérieux appelé « hôpital » et sa mère avait disparu.

La fillette était accoutumée à rester quelques heures chez Guillemette, son ancienne nourrice, sa Guillette! Mais cette fois, il rôdait autour d’elle une menace imprécise, une atmosphère différente, pesante, qu’elle apprendrait bientôt à reconnaître et à nommer. C’était la tristesse, le goût âcre du malheur.

Cependant, lorsque François sortit d’un placard une poupée en mauvais état, la fillette parvint un moment à chasser sa peine.

— Maman l’a trouvée derrière la maison du maire, dans un grand carton! murmura le petit garçon. Avec, il y avait ses habits… Elle était plus belle, avant. Tu as vu ses dents et ses cheveux?

Mariette, qui les surveillait, eut une idée.

— Apportez-moi la poupée! Nous allons la réparer.

Maman n’a jamais eu le temps de s’en occuper! Nicole, soulagée, sortit la boîte à couture. Sa sœur avait raison, il fallait s’occuper la tête et les doigts plutôt que d’attendre des nouvelles de l’hôpital.

Ce fut un après-midi enchanté, fait de rires, de chansons fredonnées, pendant que la poupée reprenait une allure correcte. Ses cheveux naturels brossés, sa peau de porcelaine lavée et séchée, il ne manquait plus à la « demoiselle », comme la nomma Violaine, qu’une belle robe.

— Je lui couds des manches longues! expliqua Nicole, cela cachera son bras cassé.

— Et moi un beau jupon, ajouta Mariette, on ne verra pas qu’elle a eu la jambe arrachée. C’est Arlette qui a fait ça, le jour où maman avait ramené la poupée.

Violaine eut un regard farouche :

— Elle est méchante, Arlette! Pauvre poupée!

— Arlette avait ton âge, ma chérie! répliqua Nicole. Elle voulait la prendre à Isabelle. Crac, la jambe s’est détachée et cassée en morceaux, sur le pavé. Arlette a pleuré, Isabelle aussi, en laissant tomber la « demoiselle ». Tu vois, ce trou derrière sa tête?

La petite fille effleura du bout du doigt la blessure. Sa bouche se tordit de chagrin. Mariette s’écria :

— Non, ne pleure pas, ma Violaine! Je vais lui faire un beau bonnet dans ce bout de tissu rose. Et puis, sens le fromager qui cuit! Nous allons nous régaler…

Les deux jeunes filles se regardèrent et reprirent la chanson interrompue. Louis répéta avec elles :

« Sur le pont de Nantes, un bal était donné, sur le pont de Nantes, un bal était donné! La belle Élise voudrait bien y aller, la belle Élise voudrait bien y aller… »

Dans ce pays, chaque ménagère savait préparer le fromager. Mariette, triomphante, le sortit du four bien noir selon la recette. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de redouter la réaction de sa mère. En effet, afin de cuisiner ce gâteau, elle avait épuisé le pot de fromage blanc.

— Regarde ça, Violaine! J’ai vu faire maman bien souvent, mais c’est mon premier fromager! Quand j’aurai un mari, il sera bien content d’avoir une femme qui n’est pas manchote! Tu vois, c’est simple : une pâte fine à l’huile en dessous et garnie de fromage sucré, avec des œufs battus.

Nicole pouffa en découpant la pâtisserie :

— Si nous le mangeons tout entier, maman ne saura même pas que tu l’as fait…

— Non! s’écria François, il faut en garder pour Arlette et Isabelle. Elles vont rentrer de l’école.

Le retour de Guillemette, accompagnée de madame Duplessis, mit fin à la discussion. L’épouse du notaire chercha aussitôt Violaine du regard. Guillemette, embarrassée, examina d’un œil noir la table encombrée de tissus, la poupée étalée, les bols vides et un superbe fromager trônant au milieu d’un plat. Mais Élise ne prêtait aucune attention au décor. D’un geste, elle fit signe à Violaine d’approcher.

— Eh bien, mon enfant, tu t’amuses, on dirait?

— Oui, madame… balbutia la fillette.

La petite se rappela soudain la chanson de Nicole, « Le Pont de Nantes », et cette belle Élise qui voulait danser. Elle crut un instant que la dame de la chanson se tenait devant elle, car la femme du notaire lui parut très jolie avec sa voilette et ses cheveux ondulés.

— Je voulais m’assurer que tu n’étais pas trop inquiète, mon enfant! Ta maman ne peut pas rentrer ce soir. Elle te confie à Guillemette. J’ai demandé à Charlotte de porter une blanquette de veau pour le dîner. Je veillerai à aider tes parents, Violaine… Toi, il faut que tu sois bien sage.

La fillette promit dans un souffle. La présence de cette belle dame, qui l’avait d’abord ravie, la ramenait à présent du côté de son chagrin, à cause des paroles dites, du visage grave et triste. Alors, très vite, elle se raccrocha à ce qui l’avait si bien consolée :

— Mariette et Nicole soignent ma « demoiselle »! dit-elle en montrant la poupée.

Mais Élise discutait à voix basse avec Guillemette et ne l’entendit pas. Elle s’en alla rapidement, laissant tomber par mégarde aux pieds de Violaine un mouchoir de soie parfumé à la lavande. L’enfant le ramassa prestement. Elle le porta à son nez et respira une senteur riche et fraîche qui la réconforta. Et madame Duplessis reprit sa place dans la chanson…

Le soir, Octave rentra plus tôt que prévu. Un pêcheur lui avait appris ce qui s’était passé chez les Plantier. Violaine craignait le mari de Guillemette mais, décidément, personne n’agissait comme de coutume.

Arlette et Isabelle ne s’étaient pas querellées en faisant leurs devoirs, Guillemette n’avait pas reproché à Mariette d’avoir cuit un fromager. Elle avait même donné la poupée à Violaine, en l’embrassant très fort sur les joues. Et Charlotte, en apportant la lourde marmite enveloppée d’un torchon, qui contenait entre ses flancs encore tièdes la fameuse blanquette de veau, n’avait pas son habituelle figure moqueuse. La bonne des Duplessis avait souri d’un drôle d’air aux enfants et s’était même attardée près de la cuisinière en bavardant avec Guillemette.

Lorsque la nuit eut noirci les carreaux, Violaine supplia Nicole de fermer les volets. La fillette était grisée de chaleur et de nourriture. Elle voulait jouer à être la plus heureuse du village, sa « demoiselle » contre son cœur et, au fond de sa poche, le mouchoir au délicieux parfum de madame Duplessis.

Octave lui-même parla peu et tout bas. Il but trois verres de vin, avala sa part de blanquette et partit se coucher. Il marmonna seulement :

— Misère! Misère de misère…

Nicole et Mariette improvisèrent un lit pour leur protégée. Elles attachèrent ensemble deux vieux fauteuils en paille.

— Maman, demanda Nicole, puisque tu as les clefs de chez Gaby, il faudrait prendre l’édredon et les couvertures de Violaine. Nous lui ferons un lit là-dedans!

— J’y vais! s’écria Guillemette. Viens donc, Vénus, allons prendre l’air…

Bientôt, Violaine put s’installer dans cette étrange couchette, à un pas de la cuisinière. Nicole et Mariette avaient si bien garni les fauteuils que l’enfant était vraiment comme dans un nid.

— J’ai peur du noir! souffla-t-elle. Et je n’ai pas dit mes prières…

Émue, Guillemette s’essuya les yeux.

— Fais tes prières, ma chérie! s’écria-t-elle, nous les dirons avec toi…

Certes, ils avaient moins de religion que Gabrielle et Henri, tout en étant bons catholiques et croyants. François et Louis, qui enviaient en secret le « lit » de Violaine, ainsi qu’Arlette et Isabelle, joignirent leur voix au Notre Père. Ensuite, tous les enfants Lignet se couchèrent dans la seconde chambre, où les lits étaient à touche-touche.

Guillemette se pencha sur le nid douillet et murmura, en caressant les joues de la fillette :

— Dors bien, ma petite chérie! Tu vois, Vénus s’est couchée juste à côté, elle va veiller sur toi. Ta Guillette va coudre un peu sous la lampe, jusqu’à ce que tu dormes. Veux-tu savoir un secret, toi toute seule?

— Oh oui!

— Tu n’en parleras à personne?

Violaine promit d’un clignement de paupières.

— Eh bien, cet été, un bébé arrivera dans la maison, un joli bébé… Une fille ou un garçon… Alors je tricote pour lui. Es-tu contente?

La petite serra plus fort sa poupée. Elle chercha à comprendre comment viendrait ce bébé, mais le sommeil l’engourdissait déjà.

— Je pourrai t’aider à le soigner? bredouilla-t-elle malgré tout.

— Bien sûr, ma Violaine. Dors vite maintenant.

Guillemette cala sa chaise près de la cuisinière, prit ses aiguilles et sa laine, qui provenait d’un vieux paletot d’Isabelle. Elle guettait le souffle régulier de la fillette en comptant ses mailles, tandis qu’une buée de larmes faisait briller ses prunelles noires.

Le lendemain matin, Violaine se réveilla de bonne heure. Elle n’ouvrit pas tout de suite les yeux. Quelqu’un pleurait en disant d’une voix toute frêle :

— Il a passé à l’aube, quand le ciel bleuissait… Mon pauvre Henri! Si j’avais cru que ça irait aussi vite! Les docteurs ont dit que c’était une phtisie galopante. Ils criaient que nous aurions dû venir à l’hôpital bien plus tôt! Mais… je ne le savais pas! Henri ne se plaignait jamais…

— Chut! dit Guillemette, ta petite dort, elle saura bien assez tôt.

Des sanglots suivirent et un murmure confus :

— Mon Dieu! Sainte Marie! Priez pour lui! Pour moi et ma fille…

Violaine aurait voulu se rendormir, effacer de son esprit les mots de sa mère! Ne pas l’entendre dire encore, d’un ton désespéré :

— Oh! Guillemette, il est mort! Mon Henri, il ne méritait pas ça… Je l’aimais tant. Qu’est-ce que je vais devenir sans lui?

L’enfant se redressa sans bruit. Elle savait la vérité et cette vérité la terrorisait. Elle appela :

— Maman, maman!

Gabrielle tourna vers sa fille un visage altéré par la douleur. Elle se leva avec précaution, marcha pliée en deux vers le bizarre assemblage de fauteuils à la paille défraîchie.

— Ma Violaine, ma petite fille chérie, je n’ai plus que toi! Papa est monté au ciel, cette nuit… Les anges du paradis vont le protéger.

Ces paroles furent prononcées d’un ton si navré, si poignant que la fillette éclata en larmes. Pour l’instant, elle ne voulait pas d’un papa bien installé chez les anges. Non! elle rêvait de le voir entrer, avec ses guêtres boueuses, son bonnet sur les cheveux, un panier d’osier à la hanche. Il serait doré par le soleil, il ne tousserait plus, il rirait à pleines dents…

— Ma Violaine, je n’ai plus que toi! répéta Gabrielle.

Le rêve fut chassé, balayé par ces mots, par les joues mouillées de sa mère contre la sienne.

— Alors, papa est mort? demanda l’enfant. C’est sûr, qu’il est mort? Moi, je voulais pas!

Violaine suffoquait, la bouche grande ouverte, car elle ne pouvait même pas pleurer tant elle avait peur et mal.

Gabrielle, devant ce spectacle tragique, prit sa fille dans ses bras et la couvrit de baisers éperdus.

— Ma pauvre petite pitchoune! Tu l’aimais, ton papa… Moi aussi, je l’aimais… Je ne te laisserai pas, moi, n’aie crainte. Nous sommes bien malheureuses, ça oui!

La voix de la jeune femme tremblait, puis elle céda à de nouveaux sanglots. Violaine put enfin pleurer aussi, cramponnée à sa mère.

Guillemette les regardait, profondément affligée. Elle n’osait pas approcher de la mère et de la fille enlacées, secouées par la violence de leurs larmes. Elle se contenta de murmurer, sans espoir d’être entendue :

— Je suis là, moi, et je veillerai sur vous deux.

*

Le vent soufflait du large, faisant voleter les châles noirs des femmes. Le petit cimetière du Chapus était envahi par une foule de gens qui tournaient le dos à l’air froid et humide du noroît. On mettait en terre Henri Plantier, et ses collègues ostréiculteurs, les marins, les pêcheurs, leurs épouses, leurs mères, les enfants… tous assistaient à la cérémonie.

Violaine tenait fermement la main de Gabrielle, dont le corps mince frissonnait de chagrin. Pendant les obsèques, la jeune veuve avait beaucoup prié dans l’église, sans quitter des yeux le cercueil où reposait son mari. Elle avait eu l’impression, à ce moment-là, d’être encore près de lui, mais à présent il allait vraiment disparaître sous la terre sablonneuse et légère du pays.

Les vagues de l’Océan, dont on percevait le roulis déchaîné contre la jetée du port, semblaient prêtes à dévaster les cabanes de bois bâties près des rochers du Daire. C’était la seule musique qui accompagnait Henri ce jour-là, une musique sauvage et violente dont il connaissait chaque accord.

Guillemette reniflait, un mouchoir à la main. Son mari Octave montrait un visage fermé. Il perdait un de ses amis et gardait les lèvres closes sur sa colère, face à ce qu’il considérait comme une injustice du sort. Élise Duplessis, en toilette de velours brun, se tenait un peu à l’écart des villageois. Elle paraissait prier, ses mains gantées jointes sur la poitrine. Le prêtre récitait le requiem, agitant le goupillon d’eau bénite au-dessus de la fosse.

Gabrielle se sentit défaillir. L’instant approchait où elle devrait jeter une poignée de sable sur cette fragile caisse en planches où gisait son Henri. La jeune femme ne parvenait pas à croire qu’elle ne le reverrait plus. Son regard brun si doux, ses mains caressantes, usées par l’eau de mer et la vase… Violaine perçut la faiblesse de sa mère. La petite, à qui l’on avait dit d’être courageuse et sage, leva la tête.

— Maman? tu pleures?

Gabrielle lui lança un coup d’œil affolé. Si sa fille n’avait pas été là, à ses côtés, elle se serait effondrée au bord de la tombe, pour hurler de douleur et de terreur. Mais la petite, blonde et dorée malgré le ciel lourd de nuages gris, resplendissait au milieu de cet Océan de chagrin qui la submergeait. Ses beaux yeux bleus, gonflés par les larmes versées depuis deux jours, imploraient sa mère.

— Viens avec moi, ma Violaine! bredouilla Gabrielle. Nous devons dire adieu à papa! Toutes les deux… Ne lâche pas ma main, cela me donne de la force.

Nicole et Mariette pleuraient en silence, bouleversées par le chagrin de leur voisine. Elles tenaient aux épaules leurs petits frères, entourés d’Isabelle et d’Arlette. Les six enfants Lignet plaignaient de tout cœur leur chère Violaine et sa maman.

Gabrielle n’avait pratiquement rien mangé durant ces heures terribles qui s’étaient succédé, avec leur poids de malheur. Le départ à l’hôpital sous une pluie froide, la nuit d’horreur où Henri s’était éteint brutalement après des quintes de toux redoutables. La jeune femme revit dans un éclair l’écume sanglante ourlant les lèvres de son mari, puis ce brusque sursaut, sa vie coupée net.

— Il était si malade! marmonna-t-elle en prenant le goupillon.

Elle aurait voulu revenir en arrière, juste pendant la veillée funèbre. Henri lui avait paru très beau, à la clarté jaune des cierges disposés dans leur chambre. Beau et reposé, avec un sourire apaisé.

— Henri! cria-t-elle. Ne me laisse pas! Non, pas déjà!

Guillemette se précipita pour retenir son amie qui vacillait. Octave lui prêta main-forte. Gabrielle, soutenue par des poignes solides, recula en sanglotant tout haut. Violaine s’accrochait à ses jupes :

— Maman! Maman! Qu’est-ce que tu as?

Olivier Bonaventure n’avait rien perdu de cette scène tragique. Le patron d’Henri réajusta sa cravate. Vêtu d’un costume gris foncé, portant un chapeau que le vent voulait lui arracher, le maître mareyeur se faisait du souci. Il fut l’un des derniers à jeter une poignée de sable symbolique sur le cercueil de son employé.

Les gens se retiraient en groupes, après avoir présenté leurs condoléances à la veuve, que Guillemette aidait à rester debout. Il fallut plus d’une heure pour voir le calme revenir, et un monticule de terre jaunâtre faire office de tombe. Une collecte avait été organisée. Un marin piqua une simple croix de bois, où était gravé au couteau le nom « Henri Plantier ». Une couronne de lierre et de buis remplaça les fleurs, trop rares à cette époque de l’année.

Violaine, qu’enlaçait Nicole, se promit de venir au cimetière tous les dimanches. La fillette s’imagina cueillant des roses trémières, de toutes les couleurs, du mimosa, des dahlias, qu’elle porterait en cadeau à son cher papa.

Enfin, la foule se dispersa. Guillemette murmura à l’oreille de Gabrielle :

— Si nous rentrions! Je te ferai boire du bouillon chaud… Tu dois tenir le coup, pour ta fille!

Gabrielle n’avait qu’une envie : dormir et ne pas se réveiller. Pourtant, elle prit le bras de son amie. Devant les deux femmes marchaient les enfants, dont Violaine. Octave souffla soudain à son épouse :

— Monsieur Bonaventure! Il veut parler à Gabrielle…

Or, madame Duplessis désirait également discuter un peu avec la veuve. Gabrielle se retrouva donc confrontée au maître mareyeur et à sa bienfaitrice.

— Je suis navré, madame Plantier! commença Olivier Bonaventure. Je ne veux pas vous ennuyer un jour pareil, mais il faut que nous causions. J’ai engagé un autre gars, qui remplacera votre mari. L’hiver, il y a encore plus de travail sur les parcs. Alors, rapport au logement… Je ne peux pas vous garder, faut me comprendre! Celui-là, il me paiera un loyer, pas comme vous! Donc…

Guillemette se mordit les lèvres tandis qu’Octave lui serrait le bras en signe de prudence. Sa femme avait son franc-parler et il la sentait prête à défendre, le verbe haut, la malheureuse Gabrielle. Ce fut Élise qui, d’un ton glacial, s’en chargea :

— Monsieur! vous n’allez pas tourmenter cette pauvre femme qui vient d’enterrer son mari! Ce n’est ni l’endroit ni l’heure, mais je souhaiterais vous dire deux choses. D’abord, mon époux vous a trouvé de grosses commandes dans les Deux-Sèvres; ensuite, je suis disposée à vous verser un loyer, afin que madame Plantier et sa fille puissent demeurer dans leur maison, au moins jusqu’à l’été. Si vous cherchez de quoi loger un nouvel ouvrier, il y a sûrement moyen d’arranger la baraque du père Mathieu. Son logement vous appartient aussi, n’est-ce pas? Que voulez-vous, l’épouse d’un notaire est au courant de tout… Les hommes égoïstes, sans générosité, ne sont pas les bienvenus au royaume de Dieu, ne l’oubliez pas!

Gabrielle écoutait, l’air hébété, ses mains crispées sous son châle. Ainsi, sans madame Duplessis, elle se serait retrouvée à la rue avec Violaine… La jeune femme finit par réagir et déclara d’une voix douce :

— Merci, chère madame! Mais je suis sûre que monsieur Bonaventure nous aurait quand même accordé un délai… N’est-ce pas, monsieur? Comprenez, là, je suis encore tout étourdie… vu ce qui m’arrive, pourtant je comptais vous dire que je peux travailler sur les parcs pendant des années encore! J’accompagnais Henri, tous les jours ou peu s’en faut! Je connais le métier, monsieur, vous pouvez me croire!

Guillemette chuchota :

— Allons, Gaby, tais-toi donc!

Mais Gabrielle ne pensait plus qu’à l’avenir de sa fille. Elle voulait demeurer au Chapus et se battrait pour, s’il le fallait.

— Croyez-moi, monsieur Bonaventure, même les claires, je peux m’en occuper! Je sais que l’eau doit être changée régulièrement, les bords, consolidés. Les outils de mon homme, je sais m’en servir.

Le maître mareyeur haussa les épaules, comme exaspéré par les suppliques de Gabrielle.

— Je ne pourrai pas vous garder l’année prochaine, madame Plantier! Vous ne travaillerez jamais autant qu’un homme!

— Oh! je vous en prie! s’écria la jeune veuve. Avec ce que l’on ramasse sur les rochers, et une seule enfant à nourrir, je m’en sortirai comme il faut! Vous verrez!

Élise avait pâli. Le spectacle de Gabrielle implorant ce mareyeur au rictus méprisant lui était insupportable. Elle saisit l’homme par le coude :

— Je vous en prie, monsieur Bonaventure, veuillez immédiatement rassurer madame Plantier, qu’elle puisse rentrer se réchauffer. Je me porte garante pour les soucis que cette situation vous occasionnerait… Et vous, Gabrielle, soyez tranquille. Charlotte vous portera tous les matins un pot de soupe et de la farine blanche; vous ne manquerez de rien.

Sur ces mots, l’épouse du notaire quitta le cimetière à grands pas. Saisi de stupeur et maîtrisant à peine une colère sourde, le mareyeur la suivit, saluant d’un geste de la main, les lèvres pincées, Octave, Gabrielle et Guillemette.

— Tout est arrangé, on dirait! murmura celle-ci entre ses dents. Maintenant, ma grande, viens chez nous. Tu dormiras avec Mariette cette nuit, et Violaine, dans ses deux fauteuils. Il ne fait pas bon être seul quand on a le cœur trop lourd.

Octave hocha la tête. Il songeait à l’intervention de madame Duplessis. Cette femme devait vraiment s’ennuyer pour se mêler ainsi de la vie des autres. C’était un de ses sujets d’étonnement, de méfiance même.

« Pourquoi joue-t-elle les sœurs de charité, celle-là? se demanda-t-il encore une fois, en son for intérieur. Déjà, son gamin a une mauvaise maladie. Ma parole, elle a honte de rouler sur l’or… Et quand elle regarde Violaine, on dirait qu’elle voudrait la prendre sous son bras. Un croquemitaine en jupons, ouais! »

Le pêcheur eut beau retourner la question en tous sens, il ne trouva pas de réponse. Le plus important, finit-il par conclure, c’était que la veuve de son ami Henri ait un toit sur la tête et de quoi manger…

*

Gabrielle et Violaine ne passèrent qu’une nuit chez Guillemette. Dès le lendemain des funérailles, elles rentrèrent dans leur petite maison, froide et silencieuse, pleine de souvenirs : chaque moment de leur existence imprégnait les lieux, ces instants de bonheur à trois… Au sein de la grande famille de Guillemette, entourée de leur affection, Gabrielle arrivait à accepter l’idée de la mort d’Henri. Mais de retour dans sa maisonnette, la douleur de cette perte lui revenait en plein cœur. Retenant ses larmes, elle marmonna :

— Je vais allumer le poêle, ma chérie!

La fillette jetait des regards désolés vers la chambre. C’était dans le grand lit qu’elle avait vu son père pour la dernière fois. Le chagrin lui serrait la gorge, au point de ne pas pouvoir dire un mot à sa mère. Seule sa belle poupée, qu’elle tenait contre son cœur, lui apportait un peu de réconfort. Violaine la berça, embrassa ses joues de porcelaine et lui chuchota :

— Maman, est-ce que je peux coucher ma demoiselle dans mon nid? Elle a froid, très froid.

— Bien sûr, ma pitchoune! La soupe sera bientôt prête.

Gabrielle retrouvait peu à peu les gestes de tous les jours. Le quotidien ne se laisse pas oublier. Et puis, il aide à reprendre pied dans la réalité, quand le cœur est trop lourd, que l’esprit se révolte… La vie, avec son lot de misère et de chagrin, continuait malgré tout. Alors, que faire d’autre? Violaine avait besoin de sa mère. Gabrielle réussit à faire une flambée dans le Godin.

Mais tout son être souffrait de la mort d’Henri. Malgré sa profonde piété, en sachant son mari couché sous la terre, elle se mettait à douter du salut des âmes.

Des sanglots la suffoquèrent. Gabrielle se réfugia dans la chambre, leur espace d’intimité… Elle prit à sa ceinture une clef qui ouvrait un petit placard mural où elle rangeait ses maigres économies, son missel et un collier d’argent qu’Henri lui avait offert, la veille de leurs noces.

La jeune femme voulait y déposer son missel, mais, entre la boîte contenant ses sous et l’écrin du collier, elle découvrit une image, comme celles que l’on donne aux communiants, le jour de la confirmation.

« Qu’est-ce que c’est? » se dit-elle.

Il lui fallut s’essuyer les yeux, se moucher, avant de pouvoir examiner sa trouvaille. Elle fronça aussitôt les sourcils, stupéfaite! Le dessin, couleur sépia, représentait une colombe s’envolant dans un ciel parsemé de nuages blancs. L’oiseau, symbole de paix et d’amour, portait en son bec un rameau de buis.

— Mais… d’où sort cette image? balbutia Gabrielle.

Du bout des doigts, la jeune veuve caressa le papier velouté. Les mots inscrits sous la colombe la frappèrent en plein cœur : « Je suis avec vous! »

— Violaine! appela-t-elle. Viens vite!

La fillette accourut.

— Ma mignonne! J’ai trouvé cette image dans mon placard! Je ne l’avais jamais vue! Et puis, qui l’a mise ici? Ne crains rien, dis-moi la vérité! Tu ne l’aurais pas trouvée quelque part, avec François, et cachée là, après m’avoir pris ma clef?

La petite ouvrit des yeux ronds. Son expression de surprise suffit à Gabrielle pour comprendre que sa fille ne connaissait pas ce dessin, porteur d’espérance.

— Non, maman! Moi, je sais pas… Mais c’est beau, tu me le donnes?

— Pas tout de suite, ma chérie! D’abord, je veux savoir ce qu’elle fait chez nous. Je suis la seule à ouvrir ce placard. C’est ton papa qui a installé une serrure, parce que je m’inquiète toujours des voleurs. Gentil comme il était, il ne voulait pas que je me tracasse, mon Henri!

Violaine, voyant sa mère en larmes, la serra dans ses petits bras.

— Maman, je t’aime! Papa, il est au ciel, comme la colombe. Il vole!

Gabrielle, éperdue de chagrin, n’y comprenait rien. Son esprit cherchait désespérément d’où venait cette image. Enfin, aucune explication logique ne pouvant la satisfaire, elle renonça.

— Nous allons la remettre à sa place, ma chérie! dit-elle en soupirant. Tu dois avoir faim.

Violaine se coucha dès qu’elle eut dîné. Gabrielle, les nerfs à vif, veilla près du Godin ronronnant. Elle avait ressorti l’image du placard et contemplait la mystérieuse gravure. Elle ne pouvait détacher les yeux de ces quelques mots :

« Je suis avec vous! »

Ce message l’obsédait. En fidèle catholique, la jeune femme avait vu bien des images de piété, à l’église ou chez des voisins. Dans ce pays de bord de mer, ce genre de dessin évoquait surtout la Vierge Marie ou les saints protégeant les voyageurs. Mais cette colombe blanche, aux ailes déployées, lui paraissait étrange.

— Mon Dieu! Je sais qu’elle n’y était pas hier matin, avant que l’on porte mon mari chéri au cimetière. Je le sais, puisque j’ai pris mon missel pour les obsèques.

Gabrielle détailla avec attention le carré de papier. Il semblait en bon état, presque neuf.

« Henri! songea-t-elle. Que je suis sotte! J’ai l’impression que c’est toi qui me parles. Ma grand-mère me racontait bien que, parfois, les défunts nous envoient des signes… Elle avait entendu trois coups résonner dans son armoire, alors que son homme venait de trépasser. »

La jeune veuve frissonna d’une crainte sacrée. Puis elle rangea l’image dans le placard et se coucha, l’oreiller de son mari serré contre son cœur.

Le lendemain, Gabrielle, hantée par ce qui lui était arrivé, retrouva un peu d’énergie. Il lui fallait interroger les gens capables de trouver une réponse à son tourment. Elle consulta en premier le curé de l’église Saint-Louis, son confesseur. C’était un homme instruit et d’une grande bonté. Il l’écouta sans l’interrompre, puis lui prit les mains :

— Ma chère enfant! L’univers nous cache encore bien des secrets. Et puis, n’oublions pas la profonde miséricorde de Dieu pour nous, pauvres pécheurs. J’ai recueilli, au cours de mon sacerdoce, des témoignages surprenants. Puisque vous m’assurez que nul n’a pu placer cette image chez vous, que penser? En tout cas, je peux vous assurer que, moi-même, je n’ai jamais vu ce genre de dessin. La colombe est un symbole chrétien, car ce bel oiseau volait au-dessus de Notre-Seigneur Jésus, à Jérusalem, mais il est rarement représenté sur ces petites images.

Gabrielle insista :

— Et les mots, mon Père!, « Je suis avec vous! », sont-ils dans l’Évangile?

— Une fidèle croyante comme vous ne peut l’ignorer. Vous le savez comme moi : Dieu est avec nous à toute heure de notre vie terrestre, mais ceux qui nous aiment et sont au ciel peuvent délivrer le même message. Retrouvez la paix, mon enfant, peut-être votre mari vous le demande-t-il… Vivez, avec votre fille, dans la sérénité des cœurs purs.

Gabrielle sortit de l’église dans un état second. Sa foi, comme une force nouvelle, la portait, soulageant l’amère douleur du deuil. Elle marcha ainsi jusqu’au Chapus et entra chez Guillemette à qui elle avait confié Violaine.

Louis, François et la fillette jouaient dans la cour. Les deux femmes, seules, burent une chicorée. C’est alors que Gaby, d’un ton ému, conta à nouveau son histoire.

— Mon Dieu! s’exclama sa voisine, tu me donnes la chair de poule. Montre-moi l’image…

Les doigts de Guillemette tremblaient en tenant la petite gravure. Superstitieuse par-dessus tout, elle la rendit aussitôt à Gabrielle.

— Je peux te jurer, ma Gaby, que je n’ai jamais vu ce dessin. J’espère que tu me crois! Et puis, si j’avais voulu te le donner, je l’aurais fait en mains propres, après l’enterrement. Je ne me serais pas amusée à le cacher dans ton placard. D’abord, je ne sais même pas où il est, ton réduit… ni ta clef!

— Regarde, murmura Gabrielle, la clef est à ma ceinture, sous mon manteau. Personne n’a pu me la prendre. Alors, il me faut admettre que c’est un miracle, un vrai petit miracle pour moi seule, de mon Henri bien-aimé, qui est au ciel avec les anges.

La jeune veuve pleura encore sur le sein généreux de son amie, mais ces larmes la réconfortèrent. Son chagrin était bien trop fort pour être consolé, trop immense, mais elle reprit courage, persuadée dorénavant qu’une âme charitable, et capable de pardon, veillait sur sa fille et sur elle, de là-haut.

Hormis le curé et Guillemette, personne au Chapus n’eut vent de cette image, apparue comme par enchantement. Mais beaucoup s’étonnèrent de voir à Gabrielle un visage lumineux, une résignation toute chrétienne à son sort de veuve. Le message de l’image habitait son cœur. Elle ne doutait plus désormais, et ses prières lui tenaient lieu de nourriture et d’amour.

*

Violaine berçait sa poupée en fredonnant, assise sur une chaise près du poêle. Le mois de janvier s’achevait et déjà l’air s’était adouci. L’hiver avait été très rigoureux, mais sans un seul jour de gel. La petite fille surveillait les gestes de sa mère occupée à écailler un énorme poisson. Gabrielle, les paupières rougies par les larmes, travaillait en pleurant doucement. Il y avait exactement un mois que son mari était mort. L’enfant chanta plus fort :

Ma poupée chérie ne veut pas dormir

Petit ange mien, tu me fais souffrir

Ferme tes doux yeux, tes yeux de saphir

Dors, poupée, dors, dors, ou je vais mourir…

Sa mère, surprise, se retourna et contempla sa fille avec émotion. Combien Violaine était charmante, ses cheveux nattés et garnis de rubans, avec la belle poupée que lui avait donnée Guillemette contre son cœur! Elle essuya ses mains poisseuses sur un torchon et s’approcha :

— Tu n’as pas oublié cette chanson, ma pitchoune?

— Tu me l’as chantée quand on dormait chez Guillette! répondit Violaine. Moi, j’aimais bien habiter avec eux.

Gabrielle soupira, prit une chaise et s’installa en face de sa fille.

— Violaine, nous sommes si proches voisins que tu cours voir François dix fois par jour. Quand je travaille sur les parcs, Nicole te garde. Ma pauvre mignonne, je sais que la maison est bien vide sans papa, mais nous sommes chez nous ici. Je ne veux gêner personne. Chante encore, va! Cela me fait plaisir.

La petite reprit son refrain, mais le mot « mourir », à la fin, lui fit craindre de nouvelles larmes de sa mère. À sept ans, l’esprit et le cœur sont portés à la joie, à l’espoir. Violaine avait eu beaucoup de chagrin et son père lui manquait à chaque instant. Pourtant, sans en avoir véritablement conscience, elle était avide de retrouver une vie quotidienne paisible et rassurante. Et puis, soir et matin, sa maman demandait à la Vierge, dans chacune de ses prières, de veiller sur son mari.

Gabrielle lui avait appris, il y avait déjà bien longtemps, que cette belle dame vêtue de voiles couleur du ciel, au visage plein d’amour, était la mère de Jésus-Christ, le sauveur de tous les hommes du monde. Sa maman ajoutait souvent, les yeux pleins d’espérance :

« Les femmes prient Marie, ma mignonne, car elle n’est jamais sourde à leurs suppliques! Comme nous, son cœur de maman a souffert quand son fils a été mis en croix. Comme nous, elle a de la compassion pour ceux qui souffrent. Papa avait très mal à l’hôpital, alors la Sainte Vierge l’a rappelé à elle, pour qu’il prenne sa place parmi les anges… »

Désormais, lorsque Violaine pensait à son père, elle se le représentait avec deux magnifiques ailes blanches, comme la colombe sur l’image que sa mère gardait précieusement, entre les pages de son missel. Henri devait veiller sur les âmes, dans ce paradis dont parlaient si souvent sa mère et le curé de Bourcefranc. Cette certitude avait contribué à apaiser plus rapidement le chagrin de l’enfant.

— Dors, dors, ma poupée, et tu auras de la galette! chanta la petite fille en souriant à Gabrielle. C’est joli comme ça aussi, hein, maman?

— Oui, tout est joli! surtout toi, mon rayon de soleil! s’écria la jeune veuve en étreignant son enfant. Maintenant, je vais m’occuper de ce poisson, sinon nous souperons fort tard.

Violaine se leva et alla coucher la poupée dans son lit. Elle revint à petits pas et, faisant le moins de bruit possible, elle ouvrit le bahut. C’était la première fois qu’elle prenait l’initiative de mettre le couvert. Sa mère s’en aperçut et l’encouragea d’un sourire :

— Oh! Voici une petite fée du logis! Ma Violaine, que tu es gentille…

La fillette s’appliqua, posa les deux assiettes face à face, puis les verres, les couteaux et les fourchettes.

— Tu as vu, maman, je suis grande! Je n’ai rien cassé… Bientôt, je t’aiderai à faire la cuisine et je pourrai même laver du linge! Nicole m’a aussi montré comment on repasse.

Gabrielle ferma les yeux un court instant. Dans le poêle, le bois craquait, les flammes captives ronflaient, jetant des lueurs orangées derrière la lucarne de mica. L’eau de la marmite, assaisonnée de sel, de thym et de laurier, bouillonnait, prête à cuire la chair rose du poisson. Tout était presque comme avant… À la fenêtre s’attardait un coin de ciel d’un bleu sombre piqueté d’étoiles, signe que la marée était basse, là-bas, au bout de la jetée. Elle murmura d’une voix sourde, le cœur étreint par l’émotion :

— Henri!

C’était l’heure où son mari rentrait, avant… La jeune femme se raidit. Elle ne devait pas y penser, pour épargner Violaine que ses larmes bouleversaient. Quand le lit trop grand l’accueillerait, après le repas et les prières, Gabrielle pourrait étouffer ses sanglots au creux de l’oreiller.

— Maman? s’inquiéta Violaine.

— Oui, ma pitchoune? Ne t’en fais pas, je me suis écorché le doigt. Rien de méchant, mais la douleur m’a coupé le souffle. Puisque tu as mis la table, mangeons donc un peu du pâté de lapin que madame Duplessis nous a fait porter.

La mère et la fille s’assirent à table, sous la lampe à pétrole. Gabrielle voulait à tout prix paraître souriante, mais elle ne cessait de jeter des coups d’œil vers la porte. Violaine ne le remarqua pas. Elle savourait innocemment l’atmosphère presque « comme avant » de cette soirée.

La fillette aimait toujours autant jouer et courir avec François, mais elle passait également de longs moments à réfléchir : les instants suivant son réveil, avant de se lever, ou bien le soir, en contemplant la lucarne rouge du Godin. Sa mère était loin de se douter de toutes les pensées qui s’agitaient, derrière le front de son enfant de sept ans.

En dépit de son jeune âge, Violaine se souvenait de tant de choses. Elle préférait évoquer les images des fêtes, des repas en famille ou les promenades sur le sable, à marée basse. Ce soir-là, en croquant dans sa tartine, elle revoyait pêle-mêle le festin donné pour leur anniversaire, à François et elle. Guillemette, si fière de sa montagne de galettes au beurre; Octave, débouchant du cidre acheté à l’épicerie; les bougies sur le gâteau au fromage blanc… Puis elle songea au dernier Noël, tellement triste, car son papa venait de mourir. Gabrielle avait tenu à l’emmener à la messe de minuit avec la famille Lignet, et l’écho des chants religieux vibrait encore dans le cœur de Violaine.

Depuis, il y avait eu leur solitude, à toutes deux, dans la maison silencieuse. Sa mère pleurait la nuit et, bien souvent, la journée aussi. Elle se coiffait de sa quichenotte et partait travailler sur les parcs à huîtres, en plein vent, dans la boue…

Arrivée à ce point de ses réflexions, Violaine eut soudain la vision d’un événement qui lui sembla briller d’une clarté joyeuse. Elle s’écria :

— Maman! quand le bébé de ma Guillette sera là, je pourrai m’en occuper, dis? Ce sera mieux que ma poupée…

Gabrielle, qui mangeait sans appétit, se figea tout net avec une expression de profonde surprise :

— Que dis-tu, Violaine? Quel bébé?

La fillette réalisa alors, mais un peu tard, qu’elle avait fait une promesse à Guillemette. Le soir où son père était parti à l’hôpital, Violaine avait tant de chagrin que sa nourrice lui avait confié le secret sur le bébé. Elle bredouilla, prête à pleurer :

— Je ne devais pas le dire! Guillette sera fâchée… Mais elle m’en parle toujours quand il n’y a personne! Même que je serai la marraine! Ce sera comme si j’avais un bébé à moi…

Très émue, la jeune femme se cacha un instant le visage dans sa serviette, partagée entre l’envie de rire et celle de pleurer. Elle se ressaisit et soupira :

— Guillemette attend un autre enfant! Cela lui en fera sept! Mon Dieu, protégez-la! Et moi, ma pitchoune, qui n’ai que toi…

Violaine, perplexe, attendit la suite. Sa mère avait les joues rouges et un drôle d’air.

— Je suis très heureuse pour elle! reprit enfin Gabrielle, car chaque bébé est un cadeau du ciel pour une femme. Si Guillemette t’a confié ce secret, et qu’elle t’a choisie comme marraine, c’est sans doute vrai que tu pourras soigner le nourrisson!

La fillette, soulagée, respira mieux. Quant à Gabrielle, elle souriait rêveusement, ajoutant tout bas :

— Ma Guillemette n’a pas voulu m’annoncer la bonne nouvelle, à cause de mon deuil. Elle a un grand cœur, vois-tu. Du matin au soir, toujours à s’activer! Je ne la vois pas souffler un seul instant! Pourtant, dans son état, elle doit être bien fatiguée…

Violaine baissa la tête. Elle n’osa pas demander ce que sa mère voulait dire par là ni pourquoi leur voisine devrait se reposer. Guillemette n’avait changé en rien. Elle criait et riait toujours aussi fort, pétrissait le pain avec des gestes énergiques… La petite en déduisit que cela rendait fort et gai d’attendre la venue d’un bébé. Mais un mystère demeurait : les tout-petits ne savent pas marcher puisqu’il faut les promener dans des voitures à leur taille. Alors, comment trouverait-il le chemin du Chapus, ce nouvel enfant…?

— Maman! Qui va apporter le bébé à Guillemette?

Embarrassée, Gabrielle se leva brusquement.

— Une cigogne, ma chérie! Une de ces belles cigognes du grand marais. Elle le déposera devant la porte de nos voisins, enveloppé d’un tissu blanc. Mange vite, Violaine, le poisson est cuit à point.

Violaine, éblouie par ce qu’elle venait d’entendre, rêvassait, la cuillère en l’air. Elle s’empressa d’obéir et se promit, dorénavant, de guetter le ciel. Pas question de manquer l’apparition de la cigogne au long bec rouge, aux grandes ailes blanches, qui amènerait le bébé de Guillemette bientôt, très bientôt…