La disparition prématurée de Gabrielle, moins d’un an après celle de son mari, plongea le village du Chapus et les bourgades voisines dans une profonde consternation. Sa mort tragique devint rapidement le sujet de toutes les conversations. On se racontait comment elle reposait sur le passage du fort, paisible, le visage tourné vers le large. Il y avait eu, vu les circonstances de ce décès, une rapide enquête de la gendarmerie. Le docteur, dûment interrogé, émit la même théorie que le pêcheur Octave Lignet. La malade avait sans doute eu un violent accès de fièvre. Dans son délire, elle se serait enfuie, allant sur les lieux dont elle se souvenait vaguement, ce passage du fort Louvois. Son mari l’y avait si souvent conduite, du temps où leur fille n’était qu’un bébé qu’il portait sur son dos. Très faible, elle avait dû perdre connaissance et s’éteindre là, telle une flamme ténue soufflée par les vents de l’Océan. C’était la seule explication plausible.
Guillemette, l’air hagard, car elle se sentait coupable d’avoir mal veillé sur son amie malade, s’occupa des obsèques sans prendre un instant de repos. De la veillée au convoi funéraire, elle demeura près de sa chère Gaby, la face blême, les mâchoires crispées, et ce jusqu’à l’ultime séparation, lorsque le cercueil de bois blanc, payé par Élise Duplessis, descendit au fond de la fosse.
Durant ces deux jours où le chagrin de Violaine fut à son paroxysme, la fillette ne quitta pas Nicole. Celle-ci la protégeait des curieux et tentait de la consoler, mais elle se sentait impuissante face à une telle douleur.
— Maman! répétait l’adolescente à Guillemette, que puis-je lui dire? La voici orpheline… D’abord Henri, puis notre douce Gaby!
Nicole dispensa tendresse et petits gestes de réconfort, mais le regard égaré de l’enfant ne cessait de l’inquiéter. Violaine ne parlait guère et jetait à tous des coups d’œil alarmés. Même Octave, malgré sa rudesse, observait la petite avec une grande pitié dans le cœur.
L’enterrement, sous un pâle soleil, rassembla une foule de gens. Gabrielle Plantier avait su gagner l’affection et le respect. Il paraissait impensable de ne plus la voir, digne et souriante, partir sur les parcs à huîtres ou entrer à l’église.
Le curé fit d’ailleurs un éloge de la jeune femme qui en bouleversa plus d’un. Élise Duplessis, assise sur le banc des notables, l’écouta un mouchoir blanc appuyé sur sa bouche, comme si elle avait envie de crier on ne sait quoi, qu’elle retenait par respect des convenances. Le brave prêtre eut parfois des tremblements dans la voix.
« Mes chers paroissiens, nous sommes réunis ici pour déplorer la perte d’une personnalité admirable du pays de Marennes, Gabrielle, la veuve d’Henri Plantier. C’était une jeune femme que je connaissais bien, modeste, courageuse et profondément pieuse, une âme d’exception que Notre-Seigneur accueillera en son paradis… »
Des sanglots s’élevèrent parmi l’assistance, Mariette, Nicole et Guillemette ne pouvant contenir leur douleur. Dans le petit cimetière, chacun rendit hommage à Gaby, jetant une fleur sur sa tombe. Violaine, qui avait assisté à la cérémonie avec un masque figé et les traits gonflés par la fatigue et le chagrin, suscitait bien des commentaires.
La fillette, tout de noir vêtue par les soins de Nicole, semblait encore plus jolie avec sa peau dorée, ses longs cheveux blonds et ses magnifiques yeux bleus, l’ensemble lui donnant une allure étrange.
— Pauvre gosse! disait-on. Que va-t-elle devenir?
Olivier Bonaventure était présent. Il affichait une mine compassée qui ne trompait personne. Déjà, la veille, le maître mareyeur avait frappé chez Octave, pour lui demander de vider la maison des Plantier.
Élise Duplessis resta à l’écart. L’épouse du notaire avait beaucoup pleuré, presque autant que Guillemette et ses filles. La mort de Gabrielle la désolait au-delà des mots, au point d’en perdre son assurance habituelle. Elle déposa un bouquet de roses de serre dans les bras de Violaine et repartit en murmurant :
— Je viendrai bientôt te voir…
*
Ce jeudi-là, Violaine était assise près de la fenêtre, chez ses voisins. Elle tenait Marie dans ses bras, car elle avait terriblement besoin de sentir la vie tout contre elle alors qu’un froid de mort la submergeait. Le contact de ce petit corps chaud la réconfortait, ainsi que les sourires du bébé, suaves et innocents.
Guillemette, Octave, Mariette et Nicole attendaient autour de la table. Arlette et Isabelle avaient été envoyées dans la chambre, avec l’ordre de surveiller François et Louis. En fait, les parents et les adolescentes, plus âgées, attendaient quelqu’un. Or, le futur entretien allait aborder des sujets trop graves pour risquer d’être interrompu ou simple ment écouté par des oreilles innocentes.
La famille guettait l’arrivée de madame Duplessis. En effet, elle souhaitait leur parler d’un problème préoccupant qui se résumait en peu de mots: « Que faire de Violaine? »
La principale intéressée avait compris qu’on allait discuter de son sort, mais elle ne réussissait pas à sortir de l’état de choc où l’avait plongée la mort de sa mère. Il y avait eu bien des mots, des discours et des larmes autour d’elle. L’enfant ne retenait qu’une chose, dont la cruauté lui était cependant perceptible: ses parents dormaient tous deux au cimetière. Comme le répétaient les voisins, les gens du village: elle était seule au monde.
— Qu’est-ce qu’elle fait, cette bourgeoise? grogna Guillemette. Nous n’allons pas passer la journée à nous tourner les pouces…
Violaine se mordit les lèvres. Le bébé gazouilla. La petite fille se pencha et l’embrassa sur le front. Enfin, on frappa. Élise Duplessis entra, vêtue d’un tailleur gris très élégant. Une toque de fourrure lui donnait une allure nouvelle. Mariette et Nicole, malgré leur chagrin, ne purent s’empêcher de détailler la toilette de l’épouse du notaire.
— Je suis désolée, s’écria Élise en s’asseyant; mais j’ai été retardée par une visite que je n’attendais pas. Bien, ne perdons pas de temps! Il faut trouver une solution pour Violaine.
Personne ne perçut le bruit d’un loquet que quelqu’un soulevait discrètement. François se doutait que l’avenir de Violaine serait le sujet de la discussion, aussi avait-il décidé d’écouter à la porte de la chambre. Pour lui, l’affaire était simple. Puisque Violaine n’avait plus de parents, elle vivrait avec eux, les Lignet. Le garçon jugeait cela évident, car, depuis ses premiers pas, il avait coutume de voir sa petite voisine chez lui, à n’importe quelle heure du jour. Son amie d’enfance faisait partie de sa vie et il n’était pas question que cela change! Elle deviendrait sa sœur, voilà tout.
Élise ôta ses gants et sortit un papier de son sac. Guillemette en profita pour annoncer d’une voix ferme :
— Moi, je veux bien la garder, notre Violaine. Cela fera une paire de mains en plus pour ramasser des coquillages!
— Ma femme, as-tu perdu la tête? tonna Octave, les poings serrés. Nous sommes déjà neuf à la maison et, tous les jours que Dieu fait, tu te plains du manque de sous! Une bouche en plus, ce n’est pas possible…
Violaine sursauta. Elle n’avait pas pensé à son avenir tant il lui semblait évident qu’elle resterait près de sa Guillette, partageant l’existence de François, de Nicole et des autres. Les Lignet constituaient sa seconde famille. Ils ne pouvaient pas la rejeter!
Guillemette, scandalisée par le refus de son époux, semblait pourtant adopter une attitude de soumission. Tout d’abord, elle ne dit rien. Quoique dotée d’un caractère autoritaire, son mari demeurait la seule personne à qui elle ne s’opposait pas en temps normal. Elle avait entendu assez de récits de femmes de pêcheurs abandonnées avec leurs enfants pour filer doux devant Octave. Mais son cœur de mère se rebellait devant une telle décision. Elle ne pouvait l’accepter. N’y tenant plus, elle laissa sa colère éclater :
— Comment ça, mon homme? Tu chasserais d’ici une enfant que j’ai nourrie au sein, pratiquement élevée? Cette petite, elle a bu mon lait pendant un an, avec François. Elle est comme qui dirait ma fille… Et sa mère, ma Gaby, qui est au ciel, je lui dois bien de garder sa Violaine!
Octave secoua la tête en marmonnant. Il n’osait pas crier aussi fort que sa femme devant madame Duplessis. Il se contenta de répliquer d’un ton ferme :
— Ce n’est pas une raison! Elle pourrait rester chez nous, la petite, quelques mois… Mais après? Je ne vais pas l’établir comme un de mes gosses. Et puis, la vie est assez dure!
Guillemette poussa un gémissement :
— Si je te disais que j’ai promis à sa mère, sur son lit de mort, de veiller sur notre Violaine? Tu veux me faire parjurer, Octave? Tiens, tu n’as pas plus de cœur qu’une huître!
Élise attendait patiemment, avec une expression songeuse, la fin de la querelle. Guillemette s’approcha et lui demanda d’une voix soudainement radoucie :
— Et vous, madame? Ne pouvez-vous rien faire? Depuis le temps que vous aidez Gabrielle! Violaine est très habile de ses mains, sage, obéissante. Elle apprend vite. Je pense qu’elle pourrait aider Charlotte aux cuisines, au ménage… Il y a tant de place chez vous! Comme ça, je continuerai à la voir, ma pauvre pitchoune!
Élise soupira en secouant la tête.
— C’est hors de question! Certes, je dispose d’un peu de revenus personnels que je consacre à mes bonnes œuvres. Mais je ne suis pas la maîtresse chez moi; mon époux ne supportera jamais la présence d’une fillette à la maison. Et puis, elle est trop jeune. Vous le savez très bien, Guillemette!
Les deux femmes échangèrent un long regard méfiant. Nicole lança, dans le silence qui suivit :
— Papa, je t’en prie! Gardons Violaine! Je travaillerai double s’il le faut! Elle partagera mon lit. Nous n’allons quand même pas la laisser partir à l’Assistance publique!
François, qui ne tenait plus en place derrière la porte, surgit dans la pièce. Blanc comme un linge, il prit part au débat en criant lui aussi, ajoutant à la confusion générale :
— C’est ma sœur de lait, alors faut qu’elle reste ici!
Tel un coup de tonnerre, le poing noueux d’Octave Lignet s’abattit sur la table qui en trembla, ramenant à sa façon le silence dans la pièce. Marie se mit à pleurer, effrayée. Violaine la rassura tendrement en lui chantonnant une berceuse, mais le bébé ne se calmait pas. Une onde de colère ranima sa nounou de huit ans et la fit s’éveiller de sa torpeur.
« Monsieur Lignet hurle toujours! pensa-t-elle. Il tape sur tout, il marche fort. À cause de lui, Marie dort mal. »
La fillette continua pourtant à fredonner. Octave, encore très contrarié par la petite révolution qui venait de se produire dans sa cuisine, commença à sermonner rudement ses enfants. Alors, Violaine réagit enfin et, stupéfiant l’assistance, déclara soudain d’un ton fâché :
— Chut! Le bébé pleure! Il ne faut pas lui faire peur!
Élise eut un sourire attendri. Elle éprouvait pour Violaine une profonde affection. Son fils Édouard était un garçon chétif et ombrageux, le contraire en somme de cette petite fille éclatante de santé et si dévouée.
— Tu as raison, Violaine! Pensons au bébé. Monsieur Lignet, ne vous mettez pas dans des états pareils! Je ne suis pas venue jeter le trouble, mais vous dire ce que m’a confié Gabrielle, il y a quelques semaines. Je m’inquiétais en fait de l’avenir de Violaine si un malheur lui arrivait. Alors, celle-ci m’a avoué qu’elle avait une sœur, mariée à un paysan. Ils habitent entre Lourdes et Gavarnie, près d’un petit bourg de montagne…
Guillemette se récria, interloquée :
— J’étais la meilleure amie de Gaby, mais elle ne m’a jamais parlé de cette sœur!
— Pourtant, elles correspondaient au moins une fois par an. J’ai l’adresse de cette Marcelline. Je vais lui écrire. Je dois lui apprendre le décès de sa sœur et lui exposer la situation délicate de sa nièce. Comprenez-moi : la place de Violaine est auprès de sa famille, de sa vraie famille, et non pas chez vous ou chez moi. De plus, si jamais elle avait attrapé la maladie de ses parents, vivre en montagne serait salutaire… L’air y est très sain, paraît-il.
Octave ne cacha pas sa satisfaction. Ce n’était pas la méchanceté qui l’avait fait parler de la sorte. Il aimait bien Violaine, mais pas au point de l’élever jusqu’à sa majorité alors qu’il peinait pour subvenir aux besoins de ses sept enfants. Violaine avait écouté cette fois-ci. Elle fouillait sa mémoire à la recherche d’une « Marcelline », mais ce nom n’évoquait aucun souvenir.
— Maman a une sœur! s’étonna-t-elle. Peut-être qu’elles se ressemblent…
La fillette imagina aussitôt une seconde Gabrielle, douce et belle. Le visage de sa mère lui apparut tel qu’il était sur le passage du fort Louvois, un visage d’ange, magnifique dans le soleil levant.
Madame Duplessis se leva et lui caressa les cheveux. Elle dit en même temps à Guillemette :
— Je ne sais pas quand je recevrai une réponse. En attendant, bien sûr, Violaine restera chez vous. Je veillerai à ce que sa présence ne soit pas une source de dépenses supplémentaires.
Les Lignet au grand complet hochèrent la tête. Octave se frotta les mains, car il était sûr de manger de la viande les jours suivants. Charlotte, avec sa mine de mouette offensée, leur porterait sûrement de beaux morceaux de bœuf. Il n’était pas un mauvais bougre au fond, mais il parlait avec sa raison : il savait le prix de chaque goutte de sueur due au labeur pour subvenir aux besoins des siens. Et puis, on ne peut pas travailler le ventre vide! Alors, quand l’assiette est pleine et, qui plus est, améliorée par quelques bons morceaux, autant en profiter!
« Eh! Cela nous changera du poisson! » songea-t-il.
*
Élise écrivit la lettre le soir même. Elle n’était pas sûre d’obtenir une réponse favorable, ignorant tout de Marcelline Carrier, la sœur de Gabrielle. Si le sort de Violaine l’attristait, elle pensait sincèrement que l’enfant devait être confiée à sa famille. Elle relut la missive en espérant ne pas avoir été trop directe dans sa façon de présenter les choses.
Madame,
Je vous écris en qualité d’ancienne patronne de votre sœur. Je suis au regret de vous informer du décès de Gabrielle. Elle avait perdu son mari, Henri Plantier, quelques mois auparavant. Tous deux sont morts de la tuberculose et, dans le cas de Gabrielle, une pneumonie a précipité les choses. Vous devez savoir qu’ils ont une petite fille de huit ans, Violaine, qui se retrouve seule au monde. Pour l’instant, sa voisine et nourrice l’a recueillie, mais cette situation ne peut plus durer, car cette femme est mère de famille nombreuse et très démunie.
C’est pourquoi je vous demande d’avoir la bonté de vous charger de l’enfant. Elle est saine, vive, travailleuse, douce et intelligente. Gabrielle m’avait confié que vous êtes mariée à monsieur Albert Carrier qui est réputé être un brave homme. Je vous en prie, écoutez votre cœur, tous les deux.
Veuillez recevoir, madame, mes sincères condoléances. Dans l’attente de votre réponse, je vous prie de bien vouloir accepter mes respectueuses salutations distinguées.
Élise Duplessis
Une semaine plus tard, la femme du notaire reçut une petite enveloppe. À l’intérieur se trouvait une simple feuille rayée, pliée en deux, couverte d’une écriture qui lui parut habile et ne comportant aucune faute. Ce détail la rassura aussitôt. La sœur de Gabrielle semblait avoir de l’instruction.
Madame,
Je suis désolée du décès de ma sœur. Pour sa fillette, hélas, il m’est impossible de m’en charger. J’ai déjà deux garçons et j’attends un enfant. Et puis, si ses deux parents étaient atteints de la tuberculose, qui m’assure que Violaine est bien saine? Je ne veux pas introduire le « mal » chez moi.
D’autre part, je n’ai pas assez d’argent pour nourrir une personne en plus. Croyez que je suis désolée de ne pouvoir vous donner satisfaction. Tournez-vous vers l’Assistance publique.
Bien respectueusement,
Marcelline Carrier
Guillemette travaillait ce jour-là chez le notaire. Élise la trouva dans la cuisine, occupée à astiquer, avec une évidente satisfaction, les belles casseroles de cuivre rose.
— Lisez ça, ma pauvre Guillemette! La sœur de Gabrielle ne veut pas de Violaine. Nous allons être obligées de la confier à l’Assistance publique. Je ne comprends pas comment une personne, même dépourvue d’un minimum de bonté, peut oser refuser d’accueillir sa propre nièce. Est-il possible de se conduire de la sorte? Et cette histoire de maladie…
— Ah ça, répliqua Guillemette, on ne peut pas le lui reprocher, si elle a des enfants et qu’elle en attend un autre.
Élise, contrariée, tournait en rond, la maudite missive à la main. Ses talons hauts claquaient sur le carrelage rouge.
— Mais vous, Guillemette? Vous n’avez pas peur? Violaine garde votre bébé du matin au soir!
— Pour moi, la petite est saine. Elle ne tousse pas, elle a de bonnes couleurs. Ce qui cloche, c’est côté cœur, madame Duplessis. Elle a bien du chagrin, notre Violaine.
Élise, rassurée sur la santé de Violaine, prit enfin une résolution et repartit aussi vite qu’elle était entrée.
« Je sais ce que je dois écrire pour convaincre cette femme! se dit-elle. Comme l’explique mon cher mari, les pauvres écoutent toujours la chanson des écus! Ce genre de déclaration n’est guère en son honneur, mais il y a longtemps qu’il a oublié d’avoir un cœur. »
Élise s’installa à sa table de correspondance et reprit sa plume, bien décidée cette fois à convaincre la famille Carrier d’accepter la fillette. Jamais elle ne confierait l’enfant de Gabrielle à l’Assistance publique.
Madame, monsieur,
Je comprends les raisons de votre refus, mais je me vois dans l’obligation d’insister. Je serais vraiment malheureuse de confier Violaine à l’Assistance publique alors que vous êtes sa seule famille.
Si j’avais pu le faire, j’aurais été heureuse d’élever cette fillette que j’aime beaucoup. Mais mon mari ne veut pas. Il craint que la présence d’une enfant de son âge ne perturbe notre fils Édouard, dont la santé fragile nécessite des soins constants. Je ne peux qu’obéir à mon époux, hélas!
J’aimerais vous dire que Violaine est habituée à vivre dans le dénuement. Cependant, afin de faciliter vos finances, je vous propose un arrangement. Donc, si vous l’accueillez, je vous attribuerai une pension mensuelle qui vous aidera à subvenir aux besoins de la petite. Je vous enverrai également, deux fois par an, un trousseau complet vous épargnant le souci de la vêtir.
En ce qui concerne le transport, je me propose de la conduire jusqu’à Lourdes en train, puis jusqu’à votre village avec les moyens locaux. J’insiste, madame, car Violaine est une enfant charmante qui ne peut que vous aider à la naissance de votre troisième enfant. Elle est très attachée aux nouveau-nés. Elle pourra également vous seconder dans votre vie quotidienne et accomplir de petits travaux. N’ayez aucune peur, la petite est saine, elle a d’ailleurs été examinée par notre médecin de famille, un des meilleurs de la région.
En espérant que ces nouvelles conditions sauront vous décider, je vous prie de bien vouloir agréer, madame, l’assurance de mes sentiments distingués.
Élise Duplessis
Cette seconde lettre dut convaincre ses destinataires, car la réponse arriva très rapidement, favorable cette fois. Marcelline affirmait avoir réfléchi, « être prête à veiller sur sa nièce, comme toute bonne chrétienne ».
Élise ne put retenir un sourire d’amertume. Dire qu’il lui avait fallu promettre de l’argent pour obtenir un geste de la famille Carrier! Ces gens devaient être vraiment très pauvres pour céder aussi vite. Elle avait honte de s’être servie d’un tel subterfuge, mais la situation de Violaine l’exigeait, malheureusement. Son âme de femme sensible se révoltait devant la cruauté des événements autant que celle des êtres.
Le cœur serré, elle s’empressa d’aller annoncer la bonne nouvelle à la famille Lignet. Octave était à la pêche, mais Guillemette et ses filles, occupées à cuire du pain, furent consternées.
— Mon Dieu! s’écria Nicole. Notre Violaine, habiter en pleine montagne? Mais elle n’y survivra pas! Ce sont des régions affreuses! Il paraît qu’il y a encore des loups et des ours énormes. Ces bêtes-là égorgent les agneaux et s’en prennent même aux bergers…
— Un jour, quelqu’un m’a raconté que les gens, dans ces pays-là, ne parlent pas comme nous; que l’hiver, ils sont enfermés chez eux, emprisonnés par des murs de neige plus hauts que les maisons!
— Taisez-vous, ne l’effrayez pas davantage! protesta Élise Duplessis, exaspérée. Ce sont des sornettes!
Violaine, qui venait de donner son biberon à Marie, avait suivi toute la discussion, les regardant tour à tour, cherchant dans leurs mots une lueur d’espoir, celui de rester au Chapus parmi les siens, entourée de ceux qu’elle aimait tant. Elle finit par leur demander :
— Alors, c’est vrai? Je dois m’en aller chez ma tante? Mais… je ne la connais pas!
— Oui, ma pitchoune, répondit Guillemette les larmes aux yeux. Sais-tu que ta tante va avoir un bébé… Tu pourras pouponner à ton aise.
— C’est Marie, le bébé que j’aime! Je vais lui manquer! Je ne veux pas partir…
Soufflant ces derniers mots dans un gémissement de bête blessée, la fillette alla coucher le nourrisson dans son lit, puis elle s’approcha d’Élise Duplessis. Ses grands yeux couleur d’Océan l’imploraient en silence, plus éloquents que les mots, plus forts que les pleurs ou les cris, plus terribles que le pire des châtiments… Violaine offrait son âme d’enfant pour unique défense. Enfin, elle osa murmurer :
— Madame, faites que je puisse rester ici, près de Marie, de François, de ma Guillette! Je me ferai toute petite, toute sage. J’aiderai au ménage, au ramassage des coquillages! Et puis, là-bas, à la montagne, je n’irai plus au cimetière porter des fleurs à mon papa, à ma maman… Je ne veux pas les quitter, les abandonner!
Nicole étouffa un sanglot en entendant ce cri du cœur. Guillemette devint très pâle. Mais Élise, persuadée qu’il n’y avait pas d’autre solution, décida de ne pas faiblir elle aussi. Consciente de son rôle dans cette affaire, elle était résolue à mener sa mission jusqu’à son terme. Elle répliqua avec douceur :
— Ce n’est pas possible, Violaine. Nous en avons déjà discuté! Tu dois comprendre que j’agis pour ton bien. Tu sais que nous allons faire un grand voyage, toutes les deux. Il y a longtemps que je souhaitais me rendre à Lourdes, pour ramener de l’eau de la source à mon pauvre Édouard. Ce sera une bonne occasion. Ne roule pas des yeux pareils. Dans le train, je t’expliquerai ce qui s’est passé là-bas. Lourdes, c’est une ville que tous les croyants rêvent de visiter. Ensuite, je t’emmènerai jusqu’à Gavarnie, dans les Pyrénées. Je suis sûre que ta tante ainsi que tes cousins seront très gentils avec toi!
Violaine se moquait de tous ces inconnus. Elle n’avait retenu qu’une seule chose : on allait la séparer de François, de Nicole, de Guillemette et de sa chère petite Marie alors qu’elle avait déjà perdu ses parents. Elle balbutia, retenant ses larmes :
— Je ne veux pas aller à la montagne! C’est mon pays, ici, la mer, la plage… Et Vénus, je ne la verrai plus! Je ne veux pas partir!
Cette fois, elle éclata en sanglots tandis que la chienne gémissait en posant sa tête blanche sur les genoux de la fillette. Mariette et Nicole pleuraient aussi fort. Quant à François, il restait dans son coin, le visage fermé, dur. Il se mit à détester madame Duplessis et surtout cette Marcelline, qui lui volait son amie, sa Violaine.
Élise poussa un long soupir. Elle prit l’enfant aux épaules :
— Tu dois être courageuse, ma petite, comme l’était ta maman! Tu as de la chance d’avoir encore de la famille. Et là-bas, tu pourras aussi t’occuper d’un bébé. Quant aux chiens, j’ai entendu dire qu’à la montagne il y en a des énormes, tout blancs. Peut-être que ton oncle en possède un?
Violaine hocha la tête d’un air résigné, puis elle se moucha. Elle finit par bredouiller :
— Oui, madame…
Guillemette entoura la petite d’un bras protecteur. Elle regarda longuement Élise avant d’ajouter :
— Vous êtes bien bonne, madame, de la conduire si loin, de payer tous les frais… Je ne sais pas comment vous remercier, au nom de notre pauvre Gaby… C’est sûr, sans votre aide, la petite irait à l’Assistance! Vous êtes un peu son ange gardien, on dirait! Je vous la confie, notre Violaine! Elle est si gentille, j’espère que cette tante Marcelline sera brave, sinon j’irai lui tirer les oreilles!
Violaine eut un pauvre sourire à l’écoute des menaces de sa Guillette. Le sort en était jeté, elle allait partir. Alors, tant qu’elle se trouvait chez sa voisine, elle voulait profiter de l’atmosphère familière, des bavardages de Louis et de François, des câlins de Nicole. Mais chaque heure écoulée la rapprochait du moment de la séparation. La fillette en perdit l’appétit et le sommeil.
*
La veille du départ, Guillemette fit promettre à Violaine de leur donner souvent de ses nouvelles par l’intermédiaire de sa tante, en attendant que la fillette apprenne à écrire à l’école. Élise Duplessis avait décidé que la petite dînerait et dormirait chez elle. Il fallait boucler la valise de la fillette. Les adieux furent déchirants. Même Louis, un peu indifférent d’ordinaire, reniflait avec force. Arlette et Isabelle embrassèrent plusieurs fois Violaine. Nicole, après une étreinte désespérée, alla s’enfermer dans la chambre. Mariette tournait en rond, le visage défait par le chagrin. L’émotion générale devenait, en effet, insupportable. Élise décida d’y mettre un terme au plus vite; elle s’écria :
— Partons maintenant! Embrasse ta nourrice, mon enfant! Nous prenons le train à six heures demain matin.
Violaine n’avait plus la force de protester. Elle évitait aussi de regarder du côté de sa maison, où elle avait grandi, heureuse, entre son père et sa mère. François, qui ne pouvait se résoudre à quitter sa sœur de lait, lui offrit un coquillage blanc en spirale, son plus précieux trésor.
— Tiens, Violaine! Si tu le mets à ton oreille, tu entendras la mer. Même là-bas, dans les montagnes!
— François! lui souffla-t-elle à l’oreille. Ne m’oublie pas! Et quand tu seras grand, viens me chercher. Avec Marie. Elle ne me reconnaîtra pas, mais je lui dirai que j’ai été sa nounou… pendant six mois.
— Je te le promets, Violaine. Je viendrai! chuchota-t-il. Madame Duplessis s’impatientait. Octave devait les accompagner pour porter le bagage de la fillette, rempli de ses meilleurs vêtements.
Vite, Violaine agrippa sa Guillette et lui dit tout bas :
— J’ai pris ma demoiselle! Dis, tu veux bien?
— Bien sûr, c’est ta poupée, ma pitchoune! bredouilla-t-elle, en essuyant un flot de larmes. Va, maintenant, va, ma chérie…
Un quart d’heure plus tard, Violaine entrait dans ce merveilleux jardin où elle pensait ne jamais poser un pied. Suivie d’Octave, elle trottinait derrière madame Duplessis. À la porte des cuisines, le pêcheur déposa son fardeau et les salua d’un air embarrassé. À l’instant de faire ses adieux à la fillette, il se sentait envahi de sentiments contradictoires : du soulagement, de la confiance, mais aussi quelques regrets, un peu de culpabilité et une certaine mauvaise conscience.
— Eh bien, bon voyage, madame! fit-il. Et à toi aussi, ma petite Violaine!
Octave, dévisageant Violaine pour la dernière fois, revit soudain le visage aimable de son collègue Henri. Le pêcheur comprit, un peu tard, qu’il avait trahi la mémoire d’un ami. Il marmonna, tournant sa casquette entre ses doigts, les yeux fixés sur ses godillots :
— Faut pas m’en vouloir, pitchoune, de ne pas te prendre chez nous! Mais l’argent est rare… avec le bébé en plus. Tu seras sans doute aussi bien avec ta tante, va! Moi, rapport à ton père qui était le meilleur homme que je connaisse, j’aurais peut-être dû te garder… Je suis pas fier de moi, sais-tu? Tu es bien petiote pour comprendre, mais j’ai pas fermé l’œil de la nuit, à cause de tout ça!
Élise, outrée, enveloppa l’homme d’un regard froid. C’était tout lui, de regretter sa décision au dernier moment. Excédée, elle ajouta, glaciale :
— Je crois qu’il vaut mieux vous en aller!
Pourtant, elle comprenait sa réaction. Incapable de cruauté, elle lui cria tandis qu’il reculait déjà dans l’allée :
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Lignet! Je veillerai sur Violaine.