10
Tante Marcelline

Albert Carrier n’était pas méchant, un peu rude certes, comme beaucoup de montagnards tenus de vivre dans des conditions difficiles. L’été dispensait orages et pluies diluviennes, l’hiver couvrait le pays de neige, quand ce n’était pas des jours de gel à ne pas mettre un chien dehors.

Violaine, trop bouleversée pour confier à son oncle les vraies raisons de ses larmes, se laissa traîner par la main dans un raidillon qui débouchait derrière la bergerie, un bâtiment jouxtant la maison familiale. L’enfant perçut une senteur familière, celle d’un feu de bois que le froid intense rendait plus tenace, mais aussi une odeur forte, écœurante, d’urine et de paille sale qui venait de la litière des moutons. Elle devina, à travers l’écran des arbres, de gros murs sombres qui ressemblaient un peu à des pans de rocher. Des cris frêles, plaintifs s’élevaient dans la nuit.

— Nous voici arrivés, petiote. Écoute mes brebis comme elles bêlent! Peut-être que les loups sont revenus. Tiens, regarde l’autre bâtisse plus haut, ce sont nos seuls voisins, Jeannou et Georges… Le reste, la bergerie, la maison, c’est chez moi!

Une seule fenêtre munie de barreaux était éclairée. Albert tapa ses godillots contre la pierre du seuil et ouvrit la porte. Ils se retrouvèrent dans un sas obscur, en forme de triangle. Son oncle ôta son manteau et l’accrocha à un clou.

— Quitte tes chaussures ici, Violaine! dit-il à voix basse. Avec la chaleur, la neige que tu as dessous fondrait et ça salirait le carreau…

La fillette s’exécuta maladroitement, car on y voyait à peine. Albert tourna un loquet et poussa sa nièce dans une grande pièce carrée, éclairée par des bougies. À la lueur de leurs flammes, Violaine distingua des ombres massives.

— Ah! quand même! fit une voix geignarde. La mule est rentrée, je me demandais ce qui se passait encore… Et la carriole, où elle est?

Violaine n’osait pas avancer. La voix semblait venir du côté d’une cheminée monumentale, à l’opposée de l’entrée, permettant d’y voir un peu plus clair. En effet, une femme était assise près du feu. Violaine aurait pu se tenir debout dans la cheminée sans pour autant toucher les côtés de ses deux bras écartés ni le sommet avec sa tête. Le manteau, qui s’avançait sur près d’un mètre dans la pièce, était orné d’un volant de tissu, bruni par la fumée. Le feu était proportionnel à la taille du foyer, c’est-à-dire réellement imposant. La fillette n’avait jamais vu de foyer ouvert ni autant de longues bûches entassées. Dans le Godin, au Chapus, son père mettait de petits bouts de bois.

— Alors c’est elle! reprit la voix. Approche-toi, que je te voie mieux. Eh bien, on croirait jamais la fille de Gabrielle… Approche donc! Je ne vais pas te manger…

Il fallait obéir. Un pas, deux pas… et Violaine se retrouva auprès de sa tante. Marcelline, âgée de trente ans, plissa les yeux comme si elle n’avait pas une bonne vue. L’enfant l’observait, perplexe, avide de découvrir une ressemblance avec sa mère, la belle Gabrielle. On ne pouvait nier un air de famille. Marcelline aussi était une jolie femme, mais la nature l’avait privée de ce qui faisait la séduction de sa sœur cadette.

Ses cheveux châtain clair paraissaient ternes. Les lèvres n’avaient pas le dessin sensible, sensuel de celles de Gabrielle qui invitaient au baiser, au rêve… La bouche de Marcelline, plus mince, un peu amère, laissait deviner un caractère mesquin et méfiant. Le visage en lui-même, ovale, aux traits pourtant fins, n’était qu’une esquisse imparfaite de celui de la disparue.

Violaine soupira en baissant la tête. Les yeux bruns qui ne la quittaient pas ne se compareraient jamais au magnifique regard bleu vert de sa maman.

— Est-elle sotte? pouffa Marcelline. Dis, tu pourrais me dire bonsoir, puisque tu es ma nièce! Et tes cousins? tu ne leur as pas apporté de cadeaux…

La fillette aperçut alors deux garçons, assis à une table, qui lui faisaient des grimaces. Tous deux portaient d’épais gilets de laine, de couleur grise, et leurs cheveux châtains étaient coupés ras.

— Paul et Pierre! clama sa tante, tes cousins… Paul a onze ans, Pierre, neuf! T’auras intérêt à filer doux avec eux, ce sont tes aînés… Parole! tu les fais rire, avec ton pantalon! Chez nous, les filles, elles portent des jupes. Et elles ont la langue bien pendue, pas comme toi!

Violaine se sentait très mal. Des odeurs nouvelles lui soulevaient le cœur. Il s’y mêlait des relents de vin aigre, de graisse chaude, un parfum fade de poussière. Elle n’osait plus bouger; aussi la chaleur du feu commençait-elle à lui brûler la joue gauche.

Son oncle ne lui prêtait plus attention. Il extirpa de sa poche un canif très impressionnant qu’il ouvrit et essuya sur son pantalon. La lame brillait dans la pénombre de la pièce. Puis il fit glisser le plateau d’une large maie et en sortit une miche de pain dont il se coupa une épaisse tranche; il prit ensuite dans un gros buffet un morceau de fromage. La petite, affamée, attendait en silence. Le carrelage rouge glaçait ses pieds, déjà humides de neige fondue malgré de solides chaussettes. Elle leva la tête et découvrit un plafond parcouru de poutres noircies par la fumée et hérissées de clous. Il y pendait des grappes d’oignons et des têtes d’ail, ainsi que des saucissons et un jambon.

— Est-elle fada, Albert, pour rester muette devant moi? Et puis, regarde-moi cette tignasse rousse, ces yeux bleus! Sûr, elle n’a rien de ma sœur. Dis-moi, mademoiselle Violaine, tu dois être le portrait de ton père, forcément!

Le « mademoiselle » avait été prononcé de façon exagérée sur un ton moqueur qui n’avait pas échappé à la fillette. Elle ne répondit pas. Marcelline la terrifiait… presque autant que les loups de la montagne! Albert jeta un œil sur leur nièce et la vit prête à pleurer de nouveau. Il ronchonna :

— Laisse-la donc, Marcelline! Elle a faim et sommeil. Ma carriole est au fond du ravin, avec la valise de la drôlesse. Ah! je n’ai pas eu de chance, ce soir. Si tu avais vu ce bazar!… Aussi, quelle idée de me faire descendre à Gavarnie! Des loups rôdaient. Sans Tonnerre, peut-être ben qu’ils auraient croqué la gamine…

Du coup, les deux garçons arrêtèrent de gesticuler et firent silence. Leur cousine devenait enfin intéressante à leurs yeux. Ils la dévisagèrent, l’imaginant déjà mise en pièces et dévorée. Paul et Pierre n’étaient peut-être pas de méchants garnements, mais ils avaient entendu tant de choses sur cette fille qui allait habiter chez eux, qu’ils n’étaient pas décidés à faire le moindre effort de gentillesse à son égard. Marcelline avait tracé un tel portrait de Violaine qu’ils étaient, depuis lors, persuadés que ce serait une « gêneuse », prétentieuse et pas très futée.

Le plus jeune, Pierre, s’exclama :

— Moi, cet été, j’ai vu un ours sur l’estive. Trois fois gros comme Tonnerre. J’ai pas eu peur!

— Té, bien sûr! pouffa Paul. Papa avait son fusil.

Marcelline fit taire ses fils d’un regard. Puis elle se leva en tenant son ventre d’une main.

— Tu en as de bonnes, toi, mon homme! Il faut que je serve cette bâtarde, maintenant! Parce que la Gabrielle, on ne sait pas si elle était passée devant monsieur le curé, va… Et puis, pourquoi donc la carriole est au fond du ravin? Elle nous porte déjà la poisse, celle-là!

Albert Carrier courba le dos, attendant que la mauvaise humeur de sa femme s’estompe. Épuisé par son expédition au village, il n’avait aucune envie de provoquer une dispute.

— Allons, ma belle Liline! chuchota-t-il en prenant la jeune femme par la taille. Donne vite de la soupe à Violaine, nous causerons au lit.

Il n’en fallait pas plus pour radoucir Marcelline. Elle expédia ses fils à l’étage, où ils partageaient une chambre glaciale, puis elle posa une marmite en terre sur un trépied qu’elle cala au milieu des braises. Violaine observait tous ses gestes avec inquiétude. Elle pensait avec stupeur que cette femme, dont l’ombre dansait sur les murs jaunes, était la sœur de sa maman. En fait de liens entre sœurs, sa seule référence se trouvait au Chapus dans les personnes de Nicole, Mariette, Isabelle et Arlette. Elle les avait souvent vues se chatouiller, se coiffer, s’embrasser… Une vraie complicité affectueuse les unissait.

« Alors, maman, songea la fillette, quand elle était petite, elle voyait tous les jours ma tante Marcelline. Est-ce qu’elles jouaient aussi ensemble? »

Si Violaine avait été plus âgée, elle se serait demandé pourquoi Gabrielle ne lui avait jamais parlé de sa sœur aînée. Les jambes tremblantes de fatigue et d’émotion, le ventre creux, elle ne savait qu’une chose : depuis son entrée dans la pièce, Marcelline ne lui avait pas dit un mot gentil, ne l’avait pas embrassée…

Déjà malade de peur et de chagrin, Violaine se sentait l’intruse au milieu d’étrangers dans ce monde inconnu. Ici, le moindre détail prenait une dimension inquiétante, propice à générer l’angoisse dans le cœur de l’enfant : le gros feu qui ronflait et craquait, les chandelles laissant de larges zones d’ombre entre les meubles et dans les angles du plafond, le profond silence de la montagne ensevelie sous la neige, dehors…

— Je veux rentrer au Chapus! gémit-elle soudain. Je veux voir ma Guillette!

Albert et sa femme se regardèrent, interloqués. La bouche tordue, les yeux mi-clos, Violaine pleurait sans bruit. Marcelline marcha vers elle, la prit par le bras et la secoua fortement :

— Qu’est-ce que tu nous chantes? Tais-toi donc! Rentrer au Chapus, et puis quoi encore! Alors, on te prend chez nous et tu n’es pas contente? Sale peste!

— Ma Liline! Ne lui fais pas peur! Faut la comprendre, cette gosse. Elle a perdu son père, sa mère et, pour finir, on l’a traînée jusqu’ici! Demain, ça ira mieux…

Albert n’aimait pas les discussions. Il préférait couper court, aussi avait-il appris à amadouer son épouse. Le calme revenu, Violaine se retrouva enfin assise à la grande table. Elle avait très faim et avala le plus vite possible la soupe épaisse que sa tante lui avait servie.

La perte de ses parents, le voyage en compagnie d’Élise, tous ces bouleversements avaient affiné sa sensibilité. Ce soir-là, Violaine comprit confusément que sa tante ne l’aimerait jamais. Les mots « sois courageuse », si souvent répétés par ses proches avant son arrivée à Gavarnie, prenaient enfin tout leur sens. Le moment était venu pour la fillette d’être « courageuse »!

Elle avait à peine fini son assiette que sa tante poussa une porte au fond de la pièce. Violaine aperçut un lit haut, garni de rideaux, et la lucarne rougeoyante d’un poêle. Albert Carrier se grattait la tête, l’air embarrassé. Il dit en bâillant :

— Ah! Ma Liline t’a pas préparé de lit… Le bébé qu’elle porte la fatigue, sûrement… Pour ce soir, je vais te mettre une paillasse près du feu!

Il monta à l’étage, puis redescendit chargé d’un sac informe et d’une couverture. Il lui murmura :

— Tu vas t’arranger, hein, petite? J’ai sommeil!

La fillette observa d’un œil ahuri une sorte de matelas dont le tissu était maculé de taches. Albert l’avait étendu à même le sol, à un mètre de la cheminée garnie d’un épais lit de braises rougeoyantes et de quelques tronçons de bûches noircies.

— Bonne nuit, ma nièce.

L’homme éteignit la lampe à pétrole. Violaine, les pieds mouillés, ôta enfin son manteau. Comme hypnotisée par la « paillasse », elle s’en approcha et s’allongea. Des tiges de foin la piquaient à travers la toile. Mais la couverture, elle, était aussi douce que la fourrure soyeuse du gros chien blanc, Tonnerre. Violaine s’enroula dedans, jusqu’au sommet du crâne. Ce lit étrange se révéla somme toute assez confortable.

— Maman! Papa! chuchota l’enfant. Je n’aime pas cette maison, je veux m’en aller…

Puis la fillette pensa à Élise, à Jacqueline, à ses amis du Chapus. Elle se mit à rêver que sa Guillette entrait chez Marcelline, escortée de Nicole et de François. Ils l’emmenaient en cachette et la ramenaient au Chapus où elle s’endormirait, bercée par le bruit de l’Océan.

— Mon coquillage! gémit-elle. Je l’ai perdu dans le ravin, comme ma poupée.

Mais les péripéties du trajet, le froid, la neige, avaient épuisé Violaine qui sombra très vite dans un profond sommeil.

Au matin, elle fut réveillée par la grosse voix de son oncle et les jérémiades de sa tante. Ses cousins, Paul et Pierre, vinrent la regarder en ricanant. Albert, sans dire un mot, ralluma le feu.

— Debout, toi! cria enfin Marcelline assise à table. Je ne vais pas t’apporter le petit déjeuner au lit. Il faut te mettre au travail, sinon gare à tes fesses. Je ne veux pas d’une mère la paresse!

Violaine se leva précipitamment. Échevelée, ses habits froissés, elle offrait à sa nouvelle famille une mine rose et craintive. Marcelline la regarda, hocha la tête d’un air écœuré et lui tendit un bol. Les deux garçons mangeaient de larges tranches de pain nappées de confiture.

— Donne du lait à ta cousine! ordonna la jeune femme à Paul. Après, au ménage! Elle doit se rendre utile. Je vais pas la nourrir à l’œil!

Après le repas de midi, Albert et Paul partirent sur les lieux de l’accident, afin d’essayer de récupérer les affaires de Violaine. La fillette sortit sur le pas de la porte. Le paysage qu’elle découvrit à la lumière voilée d’un jour grisâtre lui coupa le souffle : partout des montagnes au contour dentelé, couvertes d’un manteau blanc, des pentes hérissées de sapins. Sur sa droite, à quelques mètres, se dressait la maison des voisins, dont la cheminée fumait dru. Le gros pastour, Tonnerre, était couché devant le seuil. Dans ce décor immaculé, son poil paraissait jaune. L’ensemble dégageait une poignante impression de solitude, d’immobilité et d’enfermement, comparé au paysage de la mer ouvert, toujours animé et aux couleurs si variées.

La fillette étouffa un sanglot de panique. Comme elle aurait aimé, à cet instant, voir les chalutiers dans le port et les petites baraques de pêcheurs de Bourcefranc, peintes de teintes différentes. Ici le vent sifflait, telle une bête menaçante, sans apporter à l’enfant exilée les parfums salés de l’Océan, qui avaient enivré ses premières années.

Son cousin Pierre, vexé de ne pas suivre son père et son frère, vint la rejoindre. Il tendit un doigt vers le ciel :

— Hé! un aigle… L’été, il vient voler au-dessus de nos pâtures. Une fois, il a même emporté un agneau!

Violaine distingua en effet la silhouette d’un grand oiseau aux ailes étendues. Pierre ajouta en grimaçant :

— Les aigles, ils ont un gros bec crochu! Ils peuvent te crever les yeux s’ils t’attaquent… Quand tu garderas les brebis de mon père, gare à toi!

La petite fille, effrayée, s’empressa de rentrer. Sa tante cousait une brassière pour le bébé. Elle lui lança un regard agacé, les lèvres pincées. Albert, en la quittant, lui avait demandé d’être indulgente avec Violaine, mais Marcelline n’en avait aucune envie. Son cœur n’était pas assez vaste pour accepter d’aimer, ne serait-ce qu’un peu, l’enfant de sa sœur.

Lorsque Paul et Albert rentrèrent de leur expédition, deux heures plus tard, ils trouvèrent Violaine seule, assise près du feu. Marcelline et Pierre étaient à l’étage. Son oncle lui rapportait une paire de chaussures, quelques vêtements raidis par le gel et une petite sacoche en toile cirée dont il avait dû examiner le contenu, car il déclara :

— Y a un missel là-dedans. Quand même, je pouvais pas le laisser pourrir sous la neige!

La fillette, éperdue de soulagement, lança à Albert un regard si brillant de gratitude qu’il en fut tout retourné. Il lui demanda tout bas :

— C’était celui de Gabrielle, n’est-ce pas?

Puis, entendant Marcelline descendre les marches, il se dépêcha d’ajouter :

— Cache-le bien, va! Si ma femme le reconnaît, elle te le prendra… Quand ta mère habitait à Gavarnie, elle l’avait déjà, ce missel; je m’en souviens…

Violaine décida de glisser la sacoche sous sa paillasse, dès que son oncle et Paul furent assis à table. Mais elle voulut d’abord toucher le missel. Il s’ouvrit à une page précise, là où sa mère avait placé l’image de la colombe. En revoyant ce dessin qu’elles aimaient tant et qui avait redonné espoir à Gabrielle, la fillette éprouva une étrange impression de réconfort. Elle se souvenait du mystère qui l’entourait, puisque l’image pieuse était apparue par « magie » dans le placard que sa mère fermait toujours à clef.

« Si je pouvais le garder avec moi, toujours! » pensa-t-elle en embrassant deux fois le bout de papier : un baiser pour son papa, un pour sa maman.

Cependant, elle craignait trop la réaction de Marcelline pour risquer de perdre cette image miraculeuse. Aussi la rangea-t-elle dans le missel. Elle prit ensuite le coquillage nacré, le dernier cadeau de François. Violaine ne se souvenait pas de l’avoir rangé dans la sacoche; ce devait être Élise, à l’hôtel. Sa poupée gisait au fond du ravin, cassée en deux, mais au moins l’enfant avait son beau coquillage. Soulagée et ravie, elle le porta à son oreille. La mer y chuchotait; Violaine pouvait y entendre un souffle affaibli qui lui rappela la brise marine jouant sur la crête des vagues. La fillette, émerveillée et désespérée, ne se lassait pas d’écouter cette rumeur bien-aimée offerte par ce petit morceau de son cher pays du Chapus. Mais, absorbée dans ses souvenirs, elle ne vit pas une main brutale se tendre vers elle pour lui arracher son trésor. C’était Paul. Il saisit le coquillage et se mit à courir autour de la table, brandissant son trophée à bout de bras. Pierre, jaloux, voulut le lui prendre.

— Arrêtez! hurla Violaine d’une voix suraiguë. C’est à moi! On entend la mer!

Elle se leva et les poursuivit. La rage la rendait folle. Les trois enfants criaient et renversaient les chaises. Paul, furieux, gifla sa cousine qui se cramponnait à ses épaules. Puis il jeta le fragile coquillage sur les carreaux et piétina les débris épars. Marcelline entra.

— Qu’est-ce qui se passe ici?

Aussitôt, les enfants se figèrent sur place et la poursuite cessa. Paul commença à se frotter un genou en bramant :

— C’est elle, maman! Elle m’a fait tomber! Elle voulait pas me prêter son jouet.

Le visage contracté par une colère froide, Marcelline marcha sur Violaine et la saisit par les cheveux.

— Touche encore à mes garçons, petite bâtarde, et tu auras droit au fouet…

Marcelline la projeta à terre et la fillette se retrouva en travers de la paillasse. Sa tante approcha et, d’un geste vif malgré son ventre rebondi, s’empara de la sacoche, un sourire inquiétant étirant ses lèvres minces.

— Puisque tu es méchante avec tes cousins, tant pis pour toi! Je te confisque ça et je vais le ranger dans mon armoire. Dès que tu seras sage, je te le rendrai.

Violaine, à partir de cet instant et ceci pour de longs mois, entra dans un cercle d’épouvante. Elle avait connu l’amour de ses parents, la tendresse de Guillemette et de ses enfants. Elle avait été choyée et protégée par tous et même par Élise Duplessis. Mais, à peine arrivée dans ce hameau isolé, la fillette découvrait l’indifférence, le mépris, la solitude et la méchanceté. Elle n’était pas préparée à affronter tout cela!

Il neigeait tant que Paul et Pierre n’allaient pas à l’école, située dans un petit village distant de deux kilomètres, sur le même flanc de montagne. Les journées passaient, toutes semblables. La famille se levait, déjeunait, se chauffait, puis soupait. Marcelline s’installait près de la cheminée, cousant et tricotant pour le bébé qui naîtrait au début de l’été. Albert soignait ses bêtes – six vaches et une trentaine de moutons – et fendait du bois. Ensuite il prenait place lui aussi au coin du feu, où il fabriquait, avec habileté, des paniers en écorce.

Certains soirs, les voisins venaient veiller. C’était un couple d’une cinquantaine d’années, Jeannou et Georges, les maîtres du pastour Tonnerre. Le chien n’avait pas le droit d’entrer, ce qui désolait la fillette. Malgré le froid, elle se glissait dehors, en sabots, pour caresser l’animal. Mais dès que son oncle s’en apercevait, il l’appelait et elle devait rentrer.

Violaine perdit peu à peu l’usage de la parole. Un froid glacial envahissait son cœur qui, pourtant, n’attendait qu’un geste affectueux pour déverser son trop-plein d’amour. Plusieurs fois bousculée par sa tante, pincée et frappée par ses cousins, elle se réfugiait alors sur sa paillasse, car aucun lit ne lui fut jamais préparé. La fillette en vint à aimer les lourdes vaches grises qui l’avaient tant effrayée, la première fois qu’elle avait dû s’en approcher pour apprendre à traire. Au moins, ces bêtes ne lui reprochaient rien, si bien que Violaine pataugeait dans le fumier et distribuait du foin avec plaisir. Les brebis aussi lui arrachaient un faible sourire lorsqu’elles l’accueillaient d’un bêlement plaintif. Son oncle l’accompagnait dans l’étable et la bergerie. Comme la petite se débrouillait bien, il n’avait rien à lui reprocher. Aussi, puisque Marcelline ne pouvait pas le surprendre, il profitait de ces instants pour lui parler.

— Au printemps, je te ferai un lit, petiote! Va, tu es bien brave, quand même. Ma Liline ne devrait pas te mener la vie si dure, mais, que veux-tu, elle a ses humeurs!

Violaine ne disait mot, mais répondait d’un signe de tête. Elle aimait beaucoup les moments où Albert racontait des souvenirs de sa jeunesse; toute son attention était alors concentrée sur les paroles de son oncle qui lui parlait parfois de sa mère.

— Sais-tu, ma nièce, que je voulais Gabrielle pour femme, il y a de ça une dizaine d’années? J’avais le béguin, bon sang, tu peux pas imaginer! C’est qu’elle était belle, ta mère. Et sage avec ça. Et travailleuse! Mais quand j’ai commencé à m’intéresser d’un peu près à Gabrielle, les Chenu, ses parents, ils m’ont claqué la porte au nez! Tout ça parce qu’elle était la cadette! Ils voulaient marier Marcelline en premier. Et ma Liline, à cette époque, elle me faisait des yeux de pigeon en amour. Un jour, le curé m’apprend que ta mère était partie dans le Nord. Elle avait trouvé, par une cliente de l’auberge à Gavarnie, une place de bonne chez des bourgeois, tes Duplessis… dans un autre pays, au bord de la mer. Alors j’ai épousé la sœur aînée. Ah! Gabrielle… elle en a fait tourner des têtes!

La petite fille fut stupéfaite en écoutant cette histoire. Elle n’arrivait pas à imaginer sa mère en jeune fille des montagnes. Ainsi, Gabrielle avait vu ce paysage blanc de neige, les stalactites de glace au bord des toits, les sommets inaccessibles que l’on devinait, les jours de soleil… Pour Violaine, sa maman avait la douceur du climat de bord de mer, les yeux couleur d’Océan lorsque le ciel s’y reflète, les gestes ronds de tendresse… Tout en elle était à l’opposé de ces montagnes et de leur rudesse. Mais elle n’avait pas posé de questions à son oncle sur Gabrielle. Elle s’était contentée de lui jeter des regards bleus pleins de douleur.

Il ne fut pas question non plus d’école, car les chemins étaient impraticables. Cependant, en mars, Paul et Pierre, eux, retournèrent en classe. Personne ne proposa à la fillette d’aller à l’école et elle ne demanda rien. Comme elle aurait aimé se joindre à ses cousins et s’asseoir sur un des bancs de l’école! Violaine se couchait en rêvant de savoir lire et écrire.

« Madame Duplessis m’avait demandé de lui envoyer des lettres! songeait-elle le cœur serré. Je ne peux pas! Elle va croire que j’ai oublié. Alors elle sera fâchée… »

Malgré ses malheurs, l’enfant dormait bien néanmoins, tant elle avait hâte de se réfugier sous sa couverture. Les semaines s’écoulaient, mais le printemps refusait de revenir. Violaine, lèvres closes sur son immense chagrin, travaillait dur. Marcelline lui imposait petit à petit la plupart des corvées : allumer le feu, balayer la pièce principale, secouer les édredons, éplucher les légumes, raccommoder le linge… La jeune femme, dont la taille s’épaississait, rejetait sur sa nièce toute son aigreur d’éternelle insatisfaite. Quant aux deux garçons, ils portaient sur Violaine le même regard que leur mère. Marcelline leur avait communiqué sa méchanceté envers l’enfant. Ils la considéraient donc comme un être bizarre, muet et peureux, qu’ils avaient le droit de battre et d’humilier dès que leur père s’absentait.

À la mi-avril, la neige se mit à fondre. Il pleuvait des jours entiers, de vrais déluges qui créaient des torrents de boue. Personne du Chapus n’aurait pu reconnaître la fillette si le hasard avait permis une rencontre. Violaine, privée des soins de sa mère, puis de Guillemette, ne se lavait pas, hormis les mains et le visage, parfois. Ses beaux cheveux étaient ternes, broussailleux. Elle enfilait les mêmes vêtements puants des jours durant. Le contraste était frappant entre l’enfant qui avait franchi le seuil un soir d’hiver et cette ombre de fillette sale et délaissée.

Albert constata ce changement. Le soir venu, dans leur chambre à l’abri d’oreilles indiscrètes, il confia à sa femme, d’un ton de reproche :

— Tu pourrais quand même soigner cette gamine! Que diront les gens quand nous irons au village, bientôt? Si ta sœur la voit, du haut du ciel, elle pourrait bien apporter le malheur sur notre maison! La petite était proprette en arrivant chez nous…

Marcelline détestait quand son homme abordait la question de leur nièce, ce qui était d’ailleurs relativement rare. Ce sujet avait le don de la faire sortir de ses gonds! Si elle avait eu le pouvoir de gommer la présence de l’enfant pour retrouver leur vie, celle d’avant qu’elle ne leur tombe dessus, elle n’aurait pas hésité un seul instant. Mais voilà, sa capacité de cruauté n’incluait pas de tels dons; alors, elle devait la supporter et c’était déjà beaucoup pour Marcelline. Excédée, elle haussa les épaules et se contenta de répondre :

— Ce n’est pas ma faute si cette gosse n’a pas un sou de raison. Je te l’ai dit tout de suite, elle est fada! Une bêtasse qui pleure comme on pisse…

Albert ne répondit pas. Il décida de ne plus se mêler de l’éducation de sa nièce. Pourtant, il n’était pas mauvais, dans le fond, et souvent la honte le prenait. Deux fois déjà, il était descendu à Gavarnie encaisser les mandats d’Élise Duplessis. Cet argent-là lui faisait un peu peur, car il voyait Violaine dépérir.

— N’empêche! conclut-il, nous manquons à notre parole. La petite ne cause plus et elle ne va pas à l’école…

— Elle ira en septembre! soupira Marcelline. Je suis grosse, je ne peux pas m’occuper d’elle. J’ai bien assez de soucis comme ça!

Les « soucis » de Marcelline demeuraient un mystère pour son mari. Et comme il n’aimait pas se creuser la cervelle, il se fit caressant, câlin, ce qui dissipait toujours les humeurs moroses de la jeune femme.

Le lendemain, un samedi, Albert se rendit à Gavarnie pour acheter du tabac et du sucre. Comme chaque fois que Violaine voyait son oncle partir, elle ressentait un pincement au cœur. La peur, toujours présente, s’intensifiait alors, car le reste de la famille profitait de l’absence d’Albert pour la harceler un peu plus. Elle redoutait une colère de sa tante ou une méchante blague de ses cousins qui n’allaient pas en classe ce jour-là.

Marcelline, dès que son mari fut sorti, cria à la fillette :

— Et le lait? Tu devais rapporter deux litres de la traite de ce matin! Hein, la muette, t’as oublié?… Fada, va! Violaine se leva prestement, prit la bouteille en verre sur le bahut et dévala les trois marches du perron. Elle s’empressa de remplir le récipient, les mains tremblantes. Depuis des semaines, son esprit lui jouait des tours. Elle n’arrivait plus à ordonner ses idées, uniquement concentrée sur son souci d’obéir vite, de bien faire ce que lui demandait sa tante. La crainte des réprimandes ou des claques en plein visage paralysait son esprit. Elle était incapable de dominer cet état; elle ne vivait plus qu’en fonction de ses peurs, soumise à la poigne de fer de sa tante qui se plaisait à la rabaisser à la moindre occasion.

Ce fut donc avec terreur que Violaine aperçut Paul dans l’embrasure de la porte de l’étable. Incapable de parler, elle hâta le pas :

— Eh! tu en mets un temps, bêtasse! Je te préviens, ma mère, elle est pas contente…

La petite voulut sortir, mais son cousin lui barra le passage. Au fond de son regard dansait une lueur sournoise qu’elle n’avait encore jamais vue. Son visage chafouin exprimait le plaisir cruel de dominer une créature plus faible que lui. Les leçons de sa mère avaient porté leurs fruits!

Violaine réussit à émettre un gémissement peureux et, faisant appel au peu de courage qui lui restait, elle essaya de pousser le garçon.

— Ah! t’es mignonne quand tu te fâches! Pourquoi tu dis rien? Et si je te touche où je veux, tu diras rien non plus? Viens là pour voir…

Paul attrapa sa cousine par la taille. Sans relâcher son emprise, ses mains commencèrent à se promener sur l’enfant. Il riait étrangement. Ses gestes se firent plus brutaux, les mains cherchant un passage sous les vêtements de la fillette. Tout à coup, il voulut baisser le pantalon de Violaine qui essayait de lui échapper. Trop jeune et tellement innocente, elle ne comprenait pas l’attitude de son cousin. Mais son instinct lui disait qu’elle était en danger. Elle n’aurait pu préciser la nature de ce danger, mais elle comprit qu’elle devait agir vite. Elle poussa un hurlement d’agonie, si aigu que le chien des voisins, le brave Tonnerre, aboya de toutes ses forces. Paul, surpris, lâcha prise. Il grommela :

— Oh, dis, ça va! T’en fais des manières pour montrer tes fesses…

Marcelline fit irruption dans le bâtiment. Furieuse d’avoir dû mettre le nez dehors, elle se demandait ce qui se passait. Violaine, en la voyant, se rappela le lait et chercha la bouteille. Mais celle-ci gisait sur les pavés, le verre brisé. Elle l’avait laissée tomber dans l’affolement affreux qui l’avait saisie. Il n’en fallait pas plus pour déclencher la colère de la jeune femme.

— Et alors? T’as encore fait des tiennes, sale bâtarde!

Paul, qui avait reculé prudemment à l’entrée de sa mère, se méfiait. Sa cousine pouvait retrouver sa langue d’un seul coup et dire la vérité. Il ne lui en laissa pas le temps et, jouant les victimes, se précipita en pleurnichant :

— Maman! c’est Violaine! elle a cassé le litre de lait et elle voulait pas que je te prévienne. Tiens, regarde! elle m’a griffé la joue. Et quand j’ai essayé de la ramener à la maison, elle s’est mise à crier!

Le souffle court, Violaine écoutait. Le mensonge de Paul la dégoûtait. Elle ouvrit la bouche et respira un peu mieux. Elle savait qu’elle aurait dû expliquer ce qui s’était passé, mais elle n’avait pas les mots pour le dire. Sa jeunesse ne lui permettait pas de nommer ces gestes dont elle ne comprenait pas le sens. Aucun son ne franchit ses lèvres. Marcelline observa les éclats de verre, la flaque blanche, puis sa nièce et en déduisit que son fils disait vrai. Sa rage n’avait plus de limite! Haineuse, le visage déformé par la fureur, elle siffla entre ses dents :

— Tu vas voir! Sale petite garce, fille de putain!

La jeune femme, les mains sur les hanches, plissa les yeux : elle cherchait autour d’elle l’instrument lui permettant d’assouvir sa vengeance. Elle avisa enfin une courroie en cuir, vestige d’un vieux harnais qu’Albert conservait, et la décrocha. Paul recula, impatient d’assister à la punition qui ne tarderait pas. En cet instant, il détestait profondément Violaine.

Marcelline marcha sur la fillette et, sans hésiter, la frappa d’abord aux épaules. Les coups pleuvaient au hasard sur le dos, le ventre, les jambes… Violaine tournait en rond sans pouvoir éviter la morsure cinglante de la lanière, aussi dure qu’un morceau de bois. Elle finit par se ramasser sur elle-même, telle une bête prise au piège qui, ne pouvant échapper au danger, attend que celui-ci s’éloigne. Aucun cri ni la moindre supplique… Seul le souffle précipité de Marcelline, le sifflement du cuir cinglant l’air et le bruit de la lanière sur la peau de l’enfant retentissaient dans la grange.

— Tiens, et tiens, bourrique… Ça t’apprendra, va… Je vais te dresser, moi! Casse encore une de mes bouteilles et tu verras!

La petite finit par sangloter de douleur. Cela ne calma pas sa tante, qui, à demi penchée, un rictus de haine la défigurant, continua à la battre. Elle ne pouvait s’arrêter, prise d’un vertige de soulagement mêlé de plaisir… Son ancienne jalousie vis-à-vis de Gabrielle, sa méchanceté, son aigreur de cette vie difficile… tout ce qui lui empoisonnait le cœur depuis tant d’années s’exprimait enfin, animait son bras d’une vitalité extraordinaire. Paul, sentant la nausée monter, s’enfuit de l’étable. Pendant quelques secondes, sa cousine avait eu l’expression horrifiée et étonnée des agneaux que son père égorgeait.

Le départ précipité de Paul mit fin au calvaire de l’enfant. Marcelline jeta la courroie dans un recoin, puis elle soupira, épuisée, car elle n’était pas habituée à un tel effort. Elle cria à la fillette recroquevillée sur les pavés suintants d’humidité :

— Tu me rendras malade, pauvre fada que tu es! Lève-toi et file au lit. Je ne veux plus te voir de la journée! Et tu n’auras ni pain ni soupe…

Violaine parvint à se redresser. Le corps entièrement meurtri, avec à l’esprit le souvenir odieux des gestes bizarres de son cousin, elle suivit docilement sa tante, la tête basse. Albert rentra à la nuit. Marcelline, Paul et Pierre l’accueillirent avec joie, puisqu’il rapportait des sifflets en cuivre pour ses fils et une brioche à l’anis destinée à sa femme, qui en était gourmande. Il chercha Violaine et la découvrit déjà couchée, enfouie sous sa couverture. Il ne se posa pas de questions.

Ce fut, pour la famille Carrier, une excellente soirée…

*

Le mois de mai transfigura le paysage. Violaine assista au retour de la verdure, de la chaleur, avec le même air hébété. Les fleurs envahissaient le hameau, colorant les prairies en pente. De jeunes feuilles lumineuses couvraient les arbres, mais la petite fille ne le remarquait même pas. Elle vivotait tel un animal malade. Pendant les repas, sa tante surveillait chacune de ses bouchées avec un air de reproche constant. Pourtant, sa nourriture ne devait pas leur coûter bien cher : la fillette n’avait droit qu’à des pommes de terre, l’aliment de base des montagnards, tandis que ses cousins se régalaient de lard grillé. Du fromage que son oncle fabriquait, elle ne recevait que les croûtes jaunâtres qui lui donnaient la nausée.

Violaine passait de longues heures sur le perron, le regard fixé sur les cimes grandioses du cirque de Gavarnie. Le trousseau du bébé était prêt, mais Marcelline lui trouvait toujours de l’ouvrage.

Tonnerre, le gros pastour blanc, devina-t-il la détresse infinie de la fillette? Il prit l’habitude de se coucher à ses pieds, de la suivre jusqu’à l’entrée de la bergerie. Il mendiait des caresses en la poussant de sa lourde tête. L’affection du chien, ajoutée à la beauté renaissante de la nature, permit à Violaine de sortir de son état d’hébétude. Elle reprit des forces et retrouva même le goût de rire en cachette, quand Tonnerre lui léchait le visage. Mais sous le toit de sa tante, elle affichait un visage fermé et restait muette.

Paul et Pierre, lassés par son silence, finirent par la laisser en paix. Une fille qui ne crie pas, qui ne gémit pas, perdait tout intérêt à leurs yeux. Paul, surtout, n’osait plus l’approcher, car il se souvenait de la courroie en cuir et de l’expression hallucinée de sa mère, ivre de violence.

*

Les derniers jours de juin, alors que de violents orages ébranlaient la montagne, deux événements se produisirent. L’instituteur reçut une lettre d’Élise Duplessis et Marcelline ressentit les premières douleurs de l’enfantement.

Au Chapus, Élise ne décolérait pas. Elle avait écrit quelques lignes aux Carrier, chaque fois qu’elle ordonnait un mandat, et n’avait reçu aucune réponse. Guillemette, lorsqu’elle venait faire du ménage, demandait des nouvelles de Violaine. En vain…

— Je n’en ai pas, ma brave Guillemette! Attendons le printemps, ce ne doit pas être facile de poster du courrier, là-bas. Surtout si l’on ne fait aucun effort…

Enfin, lorsque le mois de mai étendit sur les rivages atlantiques chaleur et verdure, Élise commença à juger ce long silence bizarre. Très inquiète pour Violaine, elle téléphona à l’hôtel Saint-Roch, à Lourdes. Elle n’avait pas oublié combien les hôteliers s’étaient montrés affables et touchés par le sort de la fillette. Jacqueline Lebail fut navrée de ne pouvoir se rendre à Gavarnie, car les pèlerins affluaient avec le retour du beau temps. Elle tenta de la rassurer de son mieux, lui disant de son charmant accent du Sud :

— Chère madame, ne vous tracassez pas! Dans ces hautes vallées, le facteur ne passe pas souvent! Et puis, quand même, la petite est chez sa tante…

Mais Élise était furieuse! Elle avait fait la promesse de veiller sur l’enfant et personne ne l’en empêcherait! Ne sachant de quelle façon obtenir les renseignements souhaités, elle téléphona à la poste de Gavarnie. Des personnes fort aimables lui indiquèrent le nom de l’instituteur, Jacques Fabrou, qui travaillait dans la petite école du lieu. Il était le maître des cousins de Violaine. Madame Duplessis lui écrivit directement.

Élise était loin de soupçonner la vérité : Marcelline et Albert ne savaient ni écrire ni lire. Les lettres reçues par l’épouse du notaire l’année précédente, lors du décès de Gabrielle, avaient été rédigées par une femme de Gavarnie que l’on disait « instruite ». Il s’agissait de Sidonie qui habitait au-dessus du hameau. Un jour, il y avait de cela bien des années, elle était arrivée des contreforts espagnols. Elle s’était installée dans une maison isolée et, peu à peu, avait acquis une réputation de guérisseuse. Jamais elle ne refusait de soulager les souffrances d’autrui.

Et ce fut Sidonie qu’Albert envoya chercher, tandis que son épouse se tordait de douleur dans leur lit.

— Paul! Cours chez Sidonie! Dis-lui que ta mère souffre beaucoup, que le bébé arrive. Qu’elle vienne vite!