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Le temps de l’amour

2 juillet 1939

Le train reliant Lourdes à la ville de Pau s’arrêta dans un long grincement qui mit à rude épreuve les oreilles des passagers. Jacqueline Lebail en descendit, très élégante, puis elle arpenta nerveusement le quai. L’hôtelière cherchait une silhouette familière parmi la foule et commençait à s’inquiéter lorsqu’un visage lumineux, encadré d’une chevelure flamboyante, attira son attention. Elle s’élança :

— Violaine! Enfin… te voilà! Je croyais que tu m’avais oubliée!

— Ma chère Jacqueline, s’écria gaiement la jeune fille. Excuse mon retard, j’ai dû faire mes adieux aux sœurs et à mes camarades.

Elles s’embrassèrent en riant. Ce n’était pas la première fois que madame Lebail venait rejoindre Violaine à Pau, mais ce jour-là, sous un soleil éblouissant, ces retrouvailles prenaient figure d’événement.

À la demande d’Élise Duplessis, cinq ans plus tôt, Jacqueline Lebail avait accepté de devenir la « marraine » et la correspondante de Violaine, qui entrait alors au pensionnat. Son mari Gérard n’y ayant vu aucun inconvénient, l’hôtelière établit un calendrier précis. Elle recevrait la lycéenne à Lourdes au début de chaque période des vacances et lui rendrait visite à Pau deux fois par mois, pour les sorties du dimanche qui nécessitaient la surveillance d’un proche.

Cet arrangement avait apporté de grandes joies à la jeune femme, dont le cœur généreux se dévouait ainsi à une juste cause. Elle en profitait, de surcroît, pour flâner dans la jolie ville de Pau, à la découverte des boutiques, et pour apprécier les spectacles organisés les jours de fête.

Violaine exultait! Elle ne pouvait tenir en place et, prenant le bras de Jacqueline, elles sortirent de la gare à pas légers. L’adolescente laissa éclater sa joie :

— Je suis si contente! J’ai mon diplôme d’infirmière… Je vais pouvoir consacrer ma vie à ceux qui souffrent, les aider. Si tu savais ce que cela signifie pour moi…

L’hôtelière hocha la tête d’un air attendri.

— Je m’en doute, Violaine. J’ai appris à te connaître et je sais que tu as un cœur d’or. Tu as beaucoup sacrifié pour réussir et je t’admire! Sidonie aussi, pourtant tu lui as manqué, je crois. Elle t’aime comme sa fille! Moi, j’aurais préféré que tu deviennes institutrice. Tu aurais pu exercer dans un village de la région. Mais en travaillant à l’hôpital de Lourdes où je t’ai trouvé une place, tu seras confrontée chaque jour à la misère humaine. On voit tant de choses, ma petite amie…

Violaine ne répondit pas. Elle n’avait pas choisi cette voie à la légère. C’était un véritable engagement, le fruit d’une réflexion sérieuse. La fillette qui avait tant souffert des méchancetés de sa tante Marcelline, qui parcourait les sentiers de la montagne avec Éloi, avait bien changé. À dix-huit ans, rayonnante de jeunesse et de maturité mêlées, un corps aussi mince que vigoureux, un visage empreint de douceur et de volonté, elle respirait la joie de vivre.

Jacqueline tira l’adolescente de ses réflexions en s’écriant :

— Allons, ne parlons pas de choses tristes en un jour pareil. Aujourd’hui, nous fêtons ton succès! D’abord, un repas fin au restaurant, puis nous irons au fronton voir les joueurs de pelote! Tu es en âge d’admirer les beaux gars du pays en pleine action!

Violaine rougit aux paroles de sa « marraine », mais pouffa aussi de rire :

— Oh! Jacqueline! Si Éloi t’entendait, il serait furieux. Jaloux comme il est…

Bonnes marcheuses, elles avaient rejoint le boulevard des Pyrénées et le longeaient d’un pas tranquille. C’était une longue et large esplanade, très fréquentée les jours fériés et en été, située au bord du plateau sur lequel s’était édifiée la ville. Une balustrade en pierre blanche permettait aux passants de se reposer un moment tout en contemplant le superbe panorama de la chaîne pyrénéenne dominée par le sommet curieusement arrondi du pic du Midi. Ce jour-là, les badauds étaient nombreux sur la promenade. Toutes deux, blondes et gracieuses, attiraient bien des regards chez la gent masculine.

Violaine, plongée dans ses pensées, semblait ne pas remarquer ces coups d’œil admiratifs. Elle se remémorait ces dernières années, s’étonnant encore de la succession des événements. Elle fit part de ses réflexions à sa compagne :

— Combien de fois en six ans sommes-nous venues ici, Jacqueline? Combien de dimanches à observer les jeux de lumière sur les montagnes, à évaluer la hauteur de neige ou à suivre la course du gave? Vois-tu, je les aime bien, ces sommets et ces vallées! Parfois, lorsque j’écris à François, je lui décris « mes » Pyrénées. Mais quand je les ai découvertes la première fois, quand j’ai suivi le chemin du hameau dans le froid, près de cet oncle grognon, j’étais terrifiée! Je trouvais ce décor affreux et effrayant. Nous avions même croisé des loups… oui, des loups!

— Mon Dieu! s’écria l’hôtelière, tu me l’as déjà raconté, mais cela me fait encore frémir.

— Ils sont plus rares de nos jours! ajouta Violaine. Les ours aussi; d’ailleurs je n’en ai pas aperçu un seul, sauf à Gavarnie, avec un collier autour du cou. La pauvre bête n’avait rien de terrifiant : son rôle consistait à danser devant le public, sous l’œil vigilant de son dresseur. Éloi m’a dit à Pâques que les chasseurs en ont tué plusieurs. Les ours s’en prennent aux brebis, signant là leur arrêt de mort. Quel dommage de tuer ces grosses bêtes si belles! Maintenant, j’aime ce paysage, si grandiose et tellement varié. Mais si j’étais restée chez ma tante, si ma Sido n’était pas venue me sauver, je les détesterais encore, ces montagnes. J’ai eu le temps de réfléchir au pensionnat. Si ma mère Gabrielle, dont je t’ai tant parlé, n’avait jamais avoué à personne l’existence de sa sœur Marcelline, c’était sûrement à cause du caractère odieux de cette femme. Plus qu’odieux, noir, cruel… Jacqueline lui caressa la joue :

— Allez, ma Violaine, pas de sombres pensées! Le soleil brille, ta vie commence à peine et tu es ravissante dans cette robe. Éloi te verrait…

Elles éclatèrent de rire. Les deux jeunes gens devaient se fiancer le dimanche suivant. Leur tendre amitié avait évolué de la douce complicité à un sentiment plus intense prenant les nuances de l’amour. Cela ne s’était pas fait en une saison, mais très progressivement, au rythme des séjours chez Sidonie. Éloi avait succombé depuis longtemps, en secret, mais Violaine s’était posé plus de questions. Elle éprouvait à l’égard du jeune homme un élan sincère, une profonde confiance. Mais l’amour, était-ce cela… ou autre chose de plus profond encore?

Ces fiançailles furent le thème favori des discussions pendant le déjeuner. Ensuite, Jacqueline et Violaine marchèrent jusqu’au fronton, ce large mur badigeonné d’ocre jaune, au faîte arrondi, devant lequel se disputaient de furieuses parties de pelote basque, une passion locale.

Assises sur les gradins parmi la foule, toutes deux suivirent le tournoi avec enthousiasme. Les jeunes joueurs, vêtus de blanc, un béret rouge sur la tête et une ceinture de couleur à la taille, maniaient une batte en bois recourbée qui frappait au vol une balle très dure. Celle-ci semblait animée d’une vie propre, allant heurter avec un bruit sec le fronton, rebondissant à droite ou à gauche.

Souples, vifs, gracieux, les garçons de tous âges cachaient, sous leurs chemises, des muscles secs et puissants. C’était un véritable spectacle de les voir courir et relancer la balle d’un mouvement du corps si harmonieux, tels des danseurs.

— Bravo! hurla Violaine devant une passe extraordinaire à ses yeux. As-tu vu cet envoi, Jacqueline?

L’hôtelière, prise par la partie en cours, applaudit en criant :

— C’est formidable! Oh! Celui-là, qui rit tout le temps, il vient de manquer la pelote.

Les spectateurs étaient aussi agités qu’elles. La jeune fille s’amusait sans arrière-pensée, comme on chanterait après une nuit trop longue. Ses années d’études étaient terminées, bientôt elle serait fiancée à Éloi et verrait sa Sido tous les dimanches. Les épreuves de son enfance perdaient de leur aura tragique sous le soleil du Sud. Les cris des joueurs, le choc mat de la pelote contre le mur lui donnaient l’impression que son avenir serait aussi gai et animé. Une fois encore, elle se répéta :

« J’ai mon diplôme d’infirmière et j’aime Éloi. »

Puis, elle saisit Jacqueline par le cou pour lui confier dans un soupir ébloui :

— Comme je suis heureuse! Je n’ai jamais tant ri.

Le soir, elles reprirent le train pour Lourdes. Violaine disait au revoir à cette belle ville dont le château lui était devenu si familier, à le voir jour après jour. Le trajet leur parut court, tant elles avaient de choses à se dire. Jacqueline surtout parlait à l’adolescente et, peu de temps avant l’arrivée, elle lui précisa :

— Tu vas passer la semaine avec nous, à l’hôtel Saint-Roch, Violaine! Repos et repos, car tu as tellement travaillé que tu as droit à quelques vacances. Mercredi, nous irons à l’hôpital, que je te présente au directeur. Et dimanche prochain?

— Dimanche prochain, répliqua Violaine exaltée, nous partirons toutes les deux à Gavarnie pour retrouver Sidonie et mon Éloi… Et je serai fiancée le soir même!

Cette perspective les fit rire de nouveau. Bientôt, le train ralentit à son entrée en gare de Lourdes. Elles se dépêchèrent de descendre et Jacqueline, en rectifiant une mèche d’un blond pâle échappée de son chapeau, héla un taxi. Violaine eut une mimique amusée, car, depuis cinq ans que l’hôtelière l’accueillait les soirs de vacances, il y avait le sempiternel trajet en voiture jusqu’à l’hôtel Saint-Roch. La jeune fille la taquinait chaque fois, mais Jacqueline se défendait toujours en argumentant :

« C’est plus rapide et si moderne! À Pau, je préfère marcher; à Lourdes, j’ai hâte de revoir mon mari. Alors, le taxi! »

Gérard Lebail les accueillit en personne dans le hall luxueux de l’établissement. Le chef cuisinier disposait de quelques instants avant le « coup de feu » du soir, aussi en profita-t-il pour féliciter Violaine dès son arrivée.

— Bravo, petite! Demain, je t’offre le champagne! Nous trinquerons à ta réussite. Quand j’y pense, je me dis que j’aimerais bien être malade, tiens, pour être soigné par une infirmière aussi mignonne que toi!

Violaine protesta, d’un ton à la fois offusqué et ravi, comme toute jeune fille que les flatteries enchantent :

— Oh! monsieur Gérard!

Tout le personnel, femmes de chambre, serveuses, même le maître d’hôtel, vint la saluer. Durant ces cinq années, ils avaient eu le temps d’apprécier les qualités de l’adolescente. Il était impossible de ne pas succomber à son charme naturel et à sa grande générosité. Un quart d’heure plus tard, elle s’enferma dans sa chambre et se laissa tomber dans un fauteuil, fatiguée par les émotions de cette journée bien remplie. Jacqueline lui avait aménagé cette pièce confortable au second étage.

« Qu’ils sont gentils! se dit-elle. Tous! Jamais je ne remercierai assez Jacqueline et Gérard. Sans eux, ces années de pensionnat m’auraient quand même paru bien longues. »

Elle se décida à enlever son tailleur gris, ne gardant que sa combinaison de satin et ses bas. Elle se jeta sur son lit et, allongée dans la pénombre, se laissa emporter par le flot de souvenirs qui l’envahissait, à cette date clef de sa jeune existence. Elle refit, pour elle-même, le décompte de ses cinq dernières années.

D’abord, il y avait eu le grand départ, en compagnie d’Élise Duplessis et de son fils Édouard. Violaine quittait alors Gavarnie pour le pensionnat du Sacré-Cœur de Pau. Mais elle se séparait aussi de Sidonie et d’Éloi. Cela avait été un déchirement, malgré sa promesse de revenir passer Noël avec eux. Ces montagnes qui, fillette, l’avaient tant impressionnée, voici qu’elle se désolait de s’en éloigner, car elle y avait trouvé un bonheur paisible au foyer de la guérisseuse.

— Oui, j’étais bien malheureuse de m’en aller, ce jour-là, murmura Violaine en s’étirant, mais quelle fierté d’entrer au lycée! J’avais déjà ce rêve en moi : m’occuper des malades, comme Sidonie.

Ensuite, un de ces gros taxis à plusieurs places les avait ramenés à Lourdes. Édouard semblait enchanté de sa présence. Remarquant les larmes de Violaine, il l’avait dis traite de son chagrin en lui narrant les changements survenus au Chapus, notamment la construction d’un kiosque à musique, à Bourcefranc, financée par les jeunes de la commune qui avaient organisé un défilé de chars fleuris. Élise leur souriait, d’un air un peu soucieux. Le séjour dans ce même hôtel Saint-Roch avait eu raison de la mélancolie de Violaine qui avait retrouvé avec joie les époux Lebail. La semaine avait filé bien vite, entre des visites à la grotte, des bains dans les piscines pour Édouard et des courses dans les magasins de la ville, car Élise tenait à acheter un trousseau complet à la future pensionnaire.

« Et ils m’ont conduite à Pau, chez les sœurs du Sacré-Cœur! Édouard ne voulait plus lâcher mon bras. Il tremblait en m’embrassant. »

À ce point de ses souvenirs plus intimes, Violaine se sen tit rosir d’émotion. Édouard Duplessis, malgré une santé toujours précaire, lui avait écrit une fois par semaine durant ces cinq années. Il lui racontait ses « flirts » avec des filles de la bonne société, en insistant sur le fait qu’il les jugeait fades et « moins belles que toi, ma chère Violaine ». Ce compliment la touchait, mais l’embarrassait également.

Si les attouchements vicieux de son cousin Paul l’avaient terrorisée, ce soir lointain où il s’était jeté sur elle dans le grenier de la bergerie, un autre garçon avait su effacer ces images de peur et de honte. Éloi, son Éloi…

— Demain! Je vais revoir mon tendre chéri demain! murmura Violaine dans le silence de la chambre.

Cette pensée la troubla. De longs frissons parcouraient sa peau chaque fois qu’elle prononçait le nom de son aimé. Dans son regard, elle avait lu le désir, électrisant son corps comme jamais auparavant. Elle aimait ses doux yeux qui la dévoraient. La jeune fille caressa d’une main hésitante les rondeurs de sa poitrine, la courbe de ses hanches; elle leva une jambe et en observa le galbe d’un œil critique. Elle voulait tant lui plaire! Était-elle assez belle pour son aimé?

— Éloi prétend que je suis la plus jolie du monde! Il est fou! Quand je suis seule avec lui, il me regarde étrange ment… et j’aime ça!

Violaine se retourna et, à plat ventre cette fois, elle se détendit et ferma les yeux. Son esprit la ramena vers le pensionnat, les couloirs interminables, les grandes salles de classe qui faisaient paraître minuscule la petite école où enseignait le brave maître Jacques Fabrou.

À Pau, au milieu de deux cents autres filles, Violaine s’était sentie perdue. Jamais elle n’avait dû affronter autant de regards, de visages inconnus. La plupart des élèves appartenaient à la bourgeoisie de la ville. Pourtant les religieuses qui veillaient au bon ordre de l’institution ne toléraient aucune injustice ou discrimination. Très vite, portée en avant par sa soif d’apprendre, Violaine s’était distinguée par ses résultats. De nature modeste et serviable, l’adolescente avait gagné l’affection de tous, hormis de quelques jalouses qui se méprenaient sur son caractère doux et généreux.

« Comme j’ai aimé ce lycée, pensa-t-elle en souriant. Le réfectoire et ses grosses tables en bois noir, la bibliothèque avec tous ces livres qui sentaient bon le vieux papier et le cuir, car ils étaient reliés le plus souvent. Je mettais mon nez dedans pour les respirer, cela faisait rire sœur Mireille! »

Mais lorsque sonnait la cloche, la veille des vacances, la jeune fille frémissait d’impatience à l’idée de monter dans le train, escortée par Jacqueline Lebail qui venait la chercher à Pau, les premières années. Enfin, c’était le retour à Gavarnie où l’attendaient Sidonie et Éloi.

Les semaines, les mois s’écoulaient rapidement. Chacun changeait à sa manière. La guérisseuse, qui venait d’avoir cinquante-trois ans, arborait depuis longtemps une chevelure de neige, les fils blancs ayant fini par triompher des dernières mèches grisonnantes. De nouvelles rides sillonnaient son visage toujours majestueux. Mais les yeux en amande, brillants et pénétrants, gardaient une jeunesse insolite. Éloi, lui, prenait des muscles et surtout de la moustache. Son étreinte, lorsqu’il embrassait amicalement Violaine lors de ses retours au village, se faisait pressante, câline et de plus en plus douce.

L’été 1937, à la fête de Gavarnie, les jeunes gens, qui avaient de plus en plus de difficultés à se considérer encore comme frère et sœur, étaient allés au bal tous les deux. Sidonie ne les avait pas accompagnés, car elle se sentait lasse. Elle leur avait recommandé la prudence et la sagesse, selon son habitude, mais quelque chose dans son intonation les avait mis en garde contre un danger nouveau, qu’ils devinaient sans le nommer. Elle voulait parler du désir, niché dans leur corps en plein éveil amoureux.

« Nous avons dansé des heures, refusant tout autre cavalier ou cavalière, se souvint-elle. Rien que lui, rien que moi. Éloi était si beau à la lumière des lampions! Sa peau brunie par le soleil, ses cheveux noirs, son sourire… Et je portais cette robe bleue très serrée à la taille, sans manches. Il a embrassé mes épaules, mon cou. Je suis devenue toute rouge, de plaisir et d’attente de futurs baisers. »

Bouleversée, Violaine se leva et alla se rafraîchir dans la salle de bains adjacente. Ses joues étaient brûlantes et ses nerfs, exacerbés par une étrange sensation d’impatience. L’eau froide lui fit du bien.

— Je voudrais voir mon Éloi! gémit-elle. Je n’ai peur de rien quand il me tient la main, qu’il me serre dans ses bras. Comme je voudrais qu’il soit là!

On frappa à la porte de la chambre.

— C’est Jacqueline! Ouvre vite…

La jeune fille se précipita sans se soucier de sa tenue. L’hôtelière lui tendit un papier bleu.

— Tu viens de recevoir ce télégramme, ma Violaine.

— Il vient du Chapus! Oh, écoute : « Bravo pour réussite diplôme. Impossible assister fiançailles. Jérôme très malade. Pensées affectueuses. Élise et Édouard. » Mais… comment le savent-ils déjà?

Jacqueline eut un sourire malicieux. Elle avait téléphoné à madame Duplessis le matin même, après avoir reçu le courrier de Violaine annonçant son retour et sa réussite à l’examen.

— J’espérais que notre Élise, dès mon appel téléphonique, sauterait dans le train, mais je ne savais pas que son époux était si souffrant. Ce soir, fais-toi toute belle! Gérard est à ses fourneaux en ton honneur.

Puis, soudainement embarrassée, la jeune femme s’installa au bord du lit, contemplant Violaine d’un regard rêveur, et lui demanda :

— Est-ce que je peux te parler un moment? Tu seras fiancée demain, ma jolie, et bientôt mariée. Tu prends ton poste d’infirmière à l’hôpital mardi prochain. C’est un métier contraignant, Violaine. Je sais qu’Éloi a trouvé une place à Lourdes, lui aussi, en septembre…

— Oui, comme facteur! répliqua la jeune fille. Nous serons à notre aise. Il a été déclaré soutien de famille, puisqu’il a déjà un petit emploi à la poste de Gavarnie et que Sidonie est veuve. Grâce au brigadier Lucas qui a rempli un tas de paperasses, Éloi ne fera pas son service militaire. Il n’y aura plus qu’un petit logement à dénicher!

— Vous êtes jeunes, Violaine… et très amoureux. Tu risques d’avoir un enfant dans moins d’un an. Alors, à mon avis, il faudrait faire attention. Demande conseil à Sidonie.

— Mais… Jacqueline, bien sûr que je veux des enfants! Et je les rendrai heureux, je les aimerai et les protégerai ma vie durant. Sans que cela nuise à mon emploi. Sidonie les gardera.

— Tu l’imagines, quittant ses montagnes et habitant Lourdes? avança Jacqueline. Ce serait un sacrifice pour elle. Je ne la connais pas suffisamment bien, mais tu me racontes souvent combien elle aime cueillir ses plantes, traire ses chèvres, parler à ses abeilles. Elle serait malheureuse loin de sa bergerie!

Violaine, tout à son bonheur, n’avait pas envisagé cet aspect de la question. Elle soupira :

— Nous verrons bien! Tu es gentille de t’inquiéter de mon avenir, chère Jacqueline. Je te promets d’y réfléchir.

L’hôtelière l’embrassa sur le front et sortit. Violaine se retrouva seule à nouveau. Cette conversation l’avait perturbée. L’avenir qu’elle imaginait si simple, auprès de celui qu’elle aimait, lui parut soudain plus compliqué à envisager. Mais ils n’en étaient pas là. Demain, ils se fianceraient et cette pensée l’emplissait de joie. Sa petite chambre lui sembla tout à coup trop exiguë pour contenir son bonheur; elle ouvrit sa fenêtre et inspira profondément, ivre de joie. Les sommets voisins se découpant sur un coin de ciel gris lui donnèrent envie de danser. Elle tournoya sur le tapis, les bras levés à la façon d’une ballerine.

— Je suis heureuse, heureuse!…

Un éclat argenté attira son regard. Parmi ses vêtements soigneusement pliés dans sa valise, quelque chose brillait. La jeune fille se pencha et prit entre ses mains le coquillage que François lui avait offert cinq ans plus tôt, par l’intermédiaire d’Élise Duplessis. C’était devenu son talisman, son porte-bonheur. Lorsqu’elle se sentait triste, le soir, dans le dortoir, il lui suffisait d’imaginer le chuchotis de la mer au creux de son oreille pour reprendre courage.

« François! J’aurais tant voulu le revoir! » songea-t-elle.

La nostalgie de son ami d’enfance lui rappela le missel de sa mère dont elle ne se séparait plus. Elle l’ouvrit. Une photographie tenait compagnie à l’image de la colombe. Violaine détailla le cliché avec un pincement au cœur. Guillemette et ses sept enfants posaient devant la mairie neuve du Chapus. Mariette avait les cheveux courts et des formes pleines, Nicole semblait très jolie, coiffée d’un chignon bouclé; Arlette et Isabelle étaient méconnaissables, devenues jeunes filles, elles aussi; Louis, agenouillé devant le groupe, souriait d’un air taquin; François se tenait en arrière, une casquette de marin sur ses cheveux sombres. Il souriait, probablement au photographe, mais Violaine, depuis qu’elle possédait ce portrait de famille, prenait pour elle cette expression joyeuse et tendre. Au premier plan, on voyait la brave chienne Vénus, toujours en bonne santé malgré ses treize ans bien sonnés.

« Cette douce Vénus qui m’a sauvé la vie! J’étais trop petite, je ne l’ai pas assez remerciée à l’époque. C’est si loin, tout ça… »

Ainsi, la veille de ses fiançailles, Violaine s’abandonna plus d’une heure à la mélancolie. Les Lignet, trop pauvres pour lui rendre visite, ne viendraient pas aux fiançailles… ni Élise.

L’adolescente finit par se ressaisir et conclut, retrouvant son enthousiasme coutumier :

— Mon destin est ici, maintenant! Mais un jour, je leur rendrai visite avec Éloi. Je lui ai promis!

*

Le lendemain, Jacqueline, dans une magnifique toilette verte, à jupe bouffante, et Violaine, tout aussi élégante, suivaient la route de Luz-Saint-Sauveur, à bord d’un taxi. Le ciel s’était dégagé et un soleil généreux inondait un paysage conjuguant toutes les gammes de vert. Ce voyage, animé de fous rires et de bavardages, était bien différent de celui que Violaine avait effectué durant l’hiver 1929. L’eau des torrents scintillait sous la lumière matinale, les cimes neigeuses étincelaient sur un azur d’un bleu intense.

Les deux jeunes femmes ne virent pas le temps passer. Le clocher de Gavarnie apparut après un dernier virage.

Violaine, énervée et inquiète, se plaignit :

— Oh! Jacqueline, je suis un peu décoiffée! Et ma robe, tu es sûre qu’elle me va bien?

Jacqueline Lebail la rassura de son accent chantant :

— Tu es vraiment exquise! Cette belle mousseline beige, avec toutes ses petites fleurs blanches, c’est charmant. La ceinture fait très chic!

Violaine la remercia d’un sourire gêné. Elle avait hâte de gagner de l’argent, car dépendre des bontés d’Élise Duplessis, depuis tant d’années, la dérangeait un peu. D’une manière discrète mais constante, sa bienfaitrice lui envoyait tout ce que pouvait souhaiter une jeune fille coquette : jupes, tricots en laine fine, robes et sous-vêtements, sans oublier manteaux, chapeaux, chaussures de ville et de montagne.

La jeune fille constata, se remémorant les nombreux cadeaux d’Élise :

— Sais-tu, Jacqueline, que je serai moins chic bientôt… Plus jeune, je ne me rendais pas compte à quel point madame Duplessis dépensait pour moi. À présent, j’aimerais acheter mes habits ou les coudre, choisir la couleur de la lingerie. Elle a payé mes études et je lui en suis très reconnaissante, mais elle doit arrêter. Cette robe est une pure folie! Je l’ai reçue à Pau il y a huit jours.

Jacqueline la taquina gentiment :

— Bientôt, tu vivras la moitié du temps en blouse blanche, ma Violaine!

Le taxi se gara devant la poste du village. Madame Lebail put admirer le cadre champêtre du bourg, le décor grandiose du cirque barrant l’horizon. Elle s’extasia :

— Comme c’est beau, ici! Je voudrais venir plus souvent avec Gérard, mais nous avons tant de travail à l’hôtel!

Un grand jeune homme accourut et ouvrit la portière du côté de Violaine qui s’exclama :

— Éloi!

— Ma petite chérie! Enfin te voilà… Je n’en pouvais plus de t’attendre. Je tourne en rond sur la place depuis des heures.

Les futurs fiancés s’étreignirent, éperdus de bonheur. Sidonie approcha, un bâton de marche à la main, souriant d’un air ému. Pour l’occasion, elle s’était soigneusement habillée, arborant une longue jupe rouge et un chemisier de dentelle de facture ancienne.

La voyant, l’adolescente s’écria :

— Ma Sido! que tu es belle… Oh, c’est le plus beau jour de ma vie!

La grande Espagnole reçut contre son cœur la jeune fille presque en larmes.

— Ma Sido, ça y est, je suis infirmière! Je voulais te faire la surprise. À Éloi aussi! Tu entends ça, mon Éloi, j’ai eu mon diplôme et Jacqueline, qui connaît bien le directeur de l’hôpital, à Lourdes, m’a obtenu une place. Je commence mardi…

Sidonie, dont le regard sombre épiait les réactions de son fils, lui affirma :

— Je suis fière de toi, ma petite minette!

Éloi n’était pas du même avis et cachait mal sa déconvenue. Il n’avait pas pris au sérieux les projets dont parlait tant Violaine dans ses lettres. Ils avaient prévu de se marier, certes, mais le jeune homme comptait travailler pour deux. Habitué à ce que les femmes des montagnes restent au foyer et élèvent leurs enfants, le jeune homme n’avait pas imaginé qu’il pût en être autrement dans son propre couple. Sa mère, sachant tout cela, préféra le raisonner sans tarder, mais à sa manière :

— Voici une bonne chose, Éloi! Un couple peut roucouler à son aise quand l’argent ne manque pas. Et puis notre Violaine fera une merveilleuse infirmière!

Le jeune homme comprit la mise en garde de Sidonie. S’il aimait autant qu’il le prétendait la jeune fille, il devait respecter ses choix. Il soupira, mais plaisanta néanmoins :

— Ma chérie, pourvu que tu me dorlotes le soir, je serai le plus heureux des maris!

Violaine contempla ce beau garçon au teint doré, au visage mobile et finement sculpté. Le regard noir, brûlant de passion, la caressait. Dans son costume de velours brun, une fine cravate sur sa chemise blanche, Éloi lui sembla le plus parfait des amoureux.

Jacqueline et Sidonie furent les seuls témoins des fiançailles dont le repas se déroula sous la tonnelle de l’auberge. Violaine se dit que cet établissement, dévolu la plus grande partie de l’année aux touristes, avait servi de cadre à diverses étapes de sa vie, toutes aussi importantes.

Éloi lui offrit une bague magnifique. La monture en or finement travaillée mettait en valeur un petit rubis d’une grande pureté. Stupéfaite, Violaine balbutia :

— Mais… elle est trop belle! Éloi… je la reconnais. Sidonie, cette bague est à toi!

Le jeune homme avoua :

— Ma chérie, maman me l’a donnée! Pour toi, notre Sidonie ne voulait pas d’un bijou de pacotille. Alors, elle a ouvert le buffet, sorti son coffret et m’a tendu cette merveille.

La guérisseuse ajouta :

— Tu sais, minette, que cette bague vient de ma grand-mère maternelle! Le rubis donne courage et force, cela pourra t’être utile dans le métier que tu vas exercer. Et puis, je crois que je te l’aurais offerte même si tu n’avais pas épousé mon fils.

Jacqueline applaudit, admirative non seulement de la beauté du bijou, mais surtout de la grandeur d’âme de cette femme étonnante. Elle avait rencontré Sidonie une dizaine de fois en six ans, toujours à Gavarnie, et elle appréciait infiniment la compagnie de la guérisseuse dont la maturité alliait sagesse et bonne humeur.

Profitant d’un moment où elles se retrouvèrent seules à table, les amoureux s’étant éclipsés pour une promenade au bord du ruisseau, Jacqueline demanda à voix basse :

— Sidonie, ne sont-ils pas un peu jeunes pour se marier, nos tourtereaux? Et puis, ils ont grandi ensemble. Élise Duplessis, dans une lettre datant de cinq ans au moins, me confiait qu’ils étaient… comme frère et sœur.

La guérisseuse plissa à demi ses beaux yeux. Elle but une gorgée de café avant de répondre :

— Il n’y a pas d’âge pour aimer, Jacqueline. Pourtant, je serai honnête avec vous, je me suis posé la même question sur leurs sentiments. Je ne doute pas de l’engagement d’Éloi. Il aime Violaine de tout son être et cela ne date pas d’hier. Elle, je ne sais pas. Après toutes ces souffrances, cette petite avait besoin de protection, de sécurité, mais elle avait aussi une soif d’aimer autant que d’être aimée. Mon fils était là, l’entourant de son amour; elle a peut-être confondu ses propres sentiments au départ, mais ensuite? Jacqueline hocha la tête doucement en ajoutant :

— Ce qui me tracasse, Sidonie, c’est sans doute idiot, mais Violaine vient de passer cinq ans à étudier parmi d’autres filles. En fait, Éloi est le seul jeune homme qu’elle a pu fréquenter, apprécier. Et elle me répète toujours qu’il ressemble à ce François, son frère de lait, qu’elle n’a pas vu depuis plus de dix ans.

La guérisseuse leva une main en un geste fataliste :

— Ils s’aiment, cela seul compte à mon avis. Le reste, à quoi bon s’interroger? Regardez-les qui reviennent… Quel beau couple!

Jacqueline, soulagée d’avoir partagé ses inquiétudes avec la guérisseuse, se détendit, un grand sourire illuminant son visage tandis qu’elle admirait les jeunes gens. Elle but une dernière tasse de café, puis embrassa la jeune fille, Éloi et Sidonie. L’hôtelière devait repartir pour Lourdes. Montant dans le taxi qui l’attendait, elle s’écria :

— À lundi, Violaine! Profite bien du grand air! Je t’attends de pied ferme pour l’essayage de ta blouse blanche. Sidonie et les fiancés se mirent en chemin en fin de journée. La jeune fille avait hâte de retrouver la petite maison, son « refuge », comme elle la nommait en souvenir de la nuit d’orage où, protégée par le chien Tonnerre, elle s’était enfuie de chez sa tante pour demander la protection de la guérisseuse.

Ils marchaient sans hâte, dans le clair-obscur des sous-bois, lorsque Violaine demanda soudain :

— Avez-vous des nouvelles des Carrier? Je les croise rarement quand je séjourne ici et je m’en porte très bien! J’ai aperçu mon oncle à Noël, près de la boucherie, mais il a vite tourné les talons.

Sidonie répliqua d’un ton dur :

— Marcelline attend un autre enfant, à son âge! Je n’irai pas l’accoucher, crois-moi. Qu’elle fasse venir la sage-femme de Luz. Jean, d’après monsieur Fabrou, est un enfant fragile et peu éveillé; Paul fait son service militaire à Tarbes; Pierre aide son père. Le chien Tonnerre est mort au printemps. Il était bien vieux, le pauvre.

Cette nouvelle désola Violaine :

— Oh! J’aurais tant voulu le revoir! Enfin… parlons d’autre chose, Éloi soupire. Il serait même capable d’être jaloux de son ombre, mon fiancé!

La conversation reprit et ne s’acheva qu’à minuit, près de la cheminée. C’était une sorte de tradition entre eux. Violaine racontait en détail ses journées à Pau, Sidonie en faisait autant, parlant des malades qu’elle soignait grâce aux plantes de la montagne. Éloi se montrait plus silencieux, obsédé qu’il était par la présence enivrante de Violaine. Le jeune homme, très épris, vécut deux jours de supplice, à quêter des baisers et encore des baisers, mais sa fiancée se dérobait en riant. Les prétextes ne lui manquaient jamais!

« Je dois aider Sidonie à mettre le miel en pots! » ou « J’ai la lessive à étendre »… « Une chèvre bêle, je vais voir ce qu’elle a! »

Éloi ignorait que sa mère avait mis en garde Violaine sur les risques de la solitude à deux, durant la saison chaude. Pourtant, les sens de la jeune fille s’éveillaient et la tourmentaient elle aussi. Le dimanche soir, alors que la guérisseuse s’était allongée, épuisée par une longue marche sur l’estive, les fiancés s’éloignèrent vers une prairie étoilée de narcisses, où ils aimaient souvent jouer, enfants.

Violaine ne portait qu’une chemise en cotonnade, très fine, et un grand jupon rose. C’étaient ses vêtements de montagnarde, les jours où il faisait trop chaud. Éloi avait roulé son maillot de corps rouge autour de son front, afin d’écarter des mèches rebelles, et cette coiffe écarlate le faisait paraître plus âgé, un brin différent et étonnamment viril.

D’un accord tacite, sans même en avoir convenu, ils avancèrent main dans la main jusqu’à ne plus voir le toit de chaume de la maison. La jeune fille cueillait au passage quelques narcisses, dont le parfum sucré la grisait. C’était le souffle même de la nature qui montait vers elle, l’effluve d’une terre humide et généreuse. Mutine, Violaine inclina la tête vers son compagnon :

— Sens, mon Éloi! J’adore ces fleurs.

— Je préfère te sentir, toi! répliqua-t-il en riant. Tu es si belle, Violaine. Tes yeux bleus si lumineux, ta peau toute dorée et tes cheveux… J’en rêve la nuit!

Éloi tendit la main et la plongea dans la masse soyeuse qui cachait à demi les épaules rondes de sa fiancée. Ses doigts s’attardèrent ensuite sur la nuque gracile, en suivirent la ligne douce, puis glissèrent lentement le long de la colonne jusqu’à la courbe des reins. Les yeux clos, le jeune homme appréciait, du bout de ses doigts fiévreux, la cambrure de sa fiancée. Il pouvait sentir des frissons courir sous la peau de Violaine qui le laissait faire, respirant juste un peu plus fort qu’avant. Les mains de son aimé quittèrent à regret ce creux appelant l’étreinte et remontèrent se perdre dans ses cheveux où, penché sur elle, il blottit son visage. Il embrassa sa peau si tendre, à la limite des petits cheveux si délicatement humides. Elle soupira de bonheur et lui chuchota :

— Ne fais pas ça, mon chéri. Enfin, pas encore…

— Ce n’est pas un péché de te caresser, Violaine. Je suis sûr que tu te méfies un peu, mais je te promets que je serai sage… jusqu’au soir de nos noces.

Les joues en feu et le cœur battant follement, Violaine se mit à courir. La sagesse n’était pas son principal souci du moment. Elle avait peur, car elle n’avait jamais pu oublier ce que son cousin Paul lui avait fait subir, un soir, dans le grenier de la bergerie. Les attouchements brutaux du garçon, le sexe dur lui écrasant le ventre à travers le tissu du pantalon, sa bouche molle et humide… Ces images la hantaient parfois et lui donnaient envie d’entrer dans les ordres. Pourtant, Éloi ferait ce genre de chose quand ils seraient mariés, elle le savait très bien.

« Non, il n’agira pas de la même façon! Parce qu’il m’aime, lui, et que je l’aime. Ce sera agréable. D’ailleurs, cela ne me dégoûte pas du tout quand il m’embrasse sur les lèvres. »

Elle se hissa sur la surface plate d’un rocher et s’y reposa quelques instants, le temps de reprendre son souffle et de réfléchir à distance de son Éloi qui lui faisait tourner la tête et enflammait son corps. En elle se livrait un combat déchirant. Son esprit lui rappelait sans cesse l’horreur d’être forcée par un garçon et son corps, encore tremblant de désir, était avide des caresses de son fiancé, de ses baisers…

Éloi l’avait suivie dans sa course folle et il lui attrapa une cheville.

— Violaine! descends de cette pierre. Laisse-moi te prendre un peu dans mes bras, au moins.

Elle dégagea sa jambe et se percha tout à fait sur le roc, encore tiède de soleil. Le jeune homme, face au couchant, ne distinguait d’elle qu’une silhouette auréolée d’or rouge et sa longue chevelure que le vent soulevait. Elle semblait le narguer, mais ne répondit pas.

— Ma chérie! Viens ou je te fais tomber. Je suis plus fort que toi.

Amusée, mais aussi ravie de mesurer à quel point elle l’attirait, elle lui répondit par défi :

— Non! Je reste là! Je te défends de me toucher, garnement!

Avec de petits cris, Violaine, faussement effarouchée, repoussa les assauts d’Éloi qui cherchait à la prendre par les pieds. Le jeu les ravissait, accordé à la douceur de cette soirée. Leur avenir serait ainsi, fait de chicaneries amoureuses et de nuits à dormir l’un contre l’autre.

Éloi menaça en pouffant :

— Violaine, descends de là-haut! Obéis à ton futur époux ou je te donne la fessée!

Cette fois, la jeune fille suffoqua tant elle riait. Éloi en profita. Il saisit ses chevilles à pleines mains et la tira vers lui. Dans la glissade, le jupon se retroussa, coincé sous Violaine qui se laissa faire, trop heureuse d’avoir perdu.

— Voyou! Mon tendre voyou!

Dans le mouvement, elle fit trébucher son fiancé qui, ne voulant pas la lâcher, l’entraîna dans sa chute. Ils s’écroulèrent sur l’herbe, haletants, pris d’une gaieté étrange. Tout contre lui, plus proche que jamais, Éloi sentait le corps de Violaine, ses hanches rondes, la douceur arrogante de ses seins. Il chercha passionnément sa bouche avec le sentiment de fondre de plaisir.

Ce n’était plus le baiser sage, lèvres closes. Lorsque la jeune fille sentit une langue impatiente et chaude se glisser entre ses lèvres, cherchant un passage entre ses dents pour se perdre dans sa bouche, elle eut un sursaut apeuré. Pourtant, elle avait envie de ce contact voluptueux, de caresser cette langue amoureuse avec la sienne, de mélanger l’intimité de leurs salives. Alors, elle lutta contre ce réflexe enfantin et offrit sa bouche.

Violaine, tout alanguie, ne pensait plus aux conseils de prudence de ses aînées. N’allait-elle pas se marier bientôt?

Éloi avait l’esprit trop affolé pour réfléchir. Sa volonté de rester sage avait volé en éclats lorsque sa fiancée avait enfin répondu à son baiser. Il en rêvait depuis si longtemps! Comme aimantées, ses mains, animées d’une vie propre, se posèrent sur la peau soyeuse de Violaine, remontant le long de ses cuisses fermes jusqu’à son ventre velouté, se coulant autour de sa taille, cherchant la cambrure des reins. Incapables de rester en place, ses doigts glissèrent sur les hanches et gagnèrent le haut du corsage. Éloi l’ouvrit et huma le parfum enivrant de la chair qui s’exhalait de sa gorge. Il écarta les pans de la chemise et dégagea, de leur prison de coton, les seins ronds et arrogants. Leur peau nacrée semblait appeler ses mains. Délicatement, il les caressa, s’émerveillant de leur douceur et de leur fermeté. Les pointes ne tardèrent pas à se hérisser et, gémissant de désir, sa bouche avide quitta celle de son adorée pour embrasser les mamelons, couleur de framboise mûre, qu’il téta avec une gourmandise voluptueuse.

Violaine oublia alors Paul et la brusquerie de ses attouchements maladroits. Les yeux fermés, transportée par des vagues de sensations de plus en plus aiguës, elle arqua son corps mince pour s’offrir aux mains et à la bouche d’Éloi, implorant ses caresses. Cramponnée à son amant, elle ne ressentait plus aucune peur. Le souffle court, tous ses sens en éveil, elle découvrait les félicités offertes par leurs deux corps amoureux, étroitement enlacés. Un monde de plaisir infini s’ouvrait à elle, l’emportant vers l’extase. Leurs gestes mêlés prenaient une beauté sauvage dans la lumière pourpre du crépuscule.

Ivre de plaisir et de désir, la jeune fille voulut à son tour goûter la peau de son adoré. Elle referma ses bras sur la peau nue du dos d’Éloi, brune et douce comme de la soie. Elle se mit à couvrir de petits baisers les bras musclés qui la tenaient au sol tandis que ses doigts s’aventuraient au bas de son dos. Elle n’osa pas le dévêtir, malgré son envie de découvrir ce corps d’homme qui attisait son désir. Ses mains atteignirent la courbe des fesses, puis ses longues cuisses dures. Éloi, surpris et au comble de l’excitation, retint une exclamation farouche. Au prix de sa vie, il n’aurait pu dès lors renoncer à Violaine. Son sexe le faisait souffrir, si tendu qu’il devait l’appuyer contre le ventre de sa fiancée pour éprouver un vague soulagement.

— Je t’aime, mon Éloi! chuchota-t-elle à son oreille. Je t’aime à en mourir.

— Moi, je t’adore, ma si jolie, si tendre minette. Éloi se redressa. Il entreprit d’ôter la chemise de Violaine, puis son jupon. Les paupières mi-closes, la gorge nouée par une excitation mêlée d’angoisse, elle se laissa dénuder. Fasciné par la beauté de sa fiancée, il s’écria, la voix enrouée par l’émotion :

— Je te vois! Enfin… je te vois. Tu es si belle, mon amour! Coquine, la jeune fille s’allongea, les bras ouverts, tout en formes rondes et roses, avec une matité dorée par les ombres du soir. Entre les cuisses et aux aisselles frisait la même toison d’un blond roux. Les seins rebondis se dressaient sur son torse mince. Les jambes de Violaine, galbées et bien proportionnées, le fascinaient. Éloi se pencha sur elle, hébété devant tant de beauté! Brûlée par ce regard d’homme, Violaine n’en pouvait plus d’attendre! Elle étendit ses jambes et caressa de la pointe du pied le ventre d’Éloi. Ce geste sensuel le tira de sa contemplation amoureuse. Il lui prit les chevilles, les couvrant de baisers, puis remonta jusqu’au creux si tendre du genou, continua le long de l’intérieur des cuisses où la peau est si douce, mais il n’osa pas se perdre dans l’intimité secrète de son amante. Il posa sa tête sur le bas du ventre, ce lieu de délices encore inconnu pour lui, car il était aussi vierge que sa fiancée…

— Ma chérie! Je te veux… Je te veux maintenant.

C’était une supplique d’homme, un appel puissant qui résonna comme une musique primitive dans le cœur de Violaine.

— Alors… viens! souffla-t-elle dans son cou. Moi aussi je te veux, mon Éloi. Je t’aime tant!

Il ouvrit son pantalon le plus discrètement possible, craignant d’effaroucher la jeune fille. Son sexe frôla une cuisse tiède, l’affolant davantage. Il n’en pouvait plus! Des doigts timides, animés de curiosité pour cet attribut masculin si mystérieux pour une jeune fille innocente, se tendirent vers lui. Éloi retint son souffle. Il ferma les yeux, laissant Violaine le caresser maladroitement. Éperdu de désir, incapable de patienter davantage, le jeune homme écarta cette main et chercha son chemin dans un lieu moite, forçant un peu, les reins agités de spasmes involontaires.

Violaine, surprise par une vive douleur, cria, essayant de repousser Éloi de toutes ses forces, balançant la tête de gauche à droite en le suppliant :

— Éloi! Oh, j’ai mal! Je t’en prie, Éloi, arrête…

Mais le jeune homme n’entendait pas, laissant libre cours à sa passion, à cette soif de jouissance qui submergeait sa raison et son corps. Il s’enfonça plus profond, le visage figé par une expression extatique. Plus il s’agitait en elle, moins Violaine souffrait. Elle ne tarda pas à gémir à son tour, resserrant leur étreinte, leurs deux ventres soudés. Emportée par une vague de plaisir plus intense, sa tête blonde roulait sur l’herbe, sa bouche murmurant des mots inaudibles. Le temps n’existait plus pour eux.

Éloi se figea soudain dans un long cri sourd. Reprenant conscience, il perçut alors un mouvement de sa fiancée, comme un abandon déçu. Dégrisé, il la regarda, réalisant soudain jusqu’où leur passion les avait conduits.

— Oh non! Violaine… ma pauvre minette! Qu’est-ce que j’ai fait? Et tu as eu mal… Ma chérie, pardonne-moi!

Le jeune homme en aurait pleuré. Violaine le fixa d’un air profondément étonné. Elle avait l’impression de revenir d’un monde aussi bizarre que celui des rêves. Cependant, la lassitude de son corps et une vague douleur intime la ramenèrent sur terre.

— Éloi! Ne te reproche rien, tu ne m’as pas obligée. Je voulais, moi aussi… Je le voulais tant!

— Parce que tu es plus faible et si douce! Moi, je suis lâche, ignoble et répugnant! Je ne vaux pas mieux que ce genre de gars dont parle ma mère, qui prennent leur plaisir sans penser aux conséquences.

Violaine se rhabilla sans répondre, mais elle souriait, cachée derrière ses cheveux en bataille. L’abattement et les remords d’Éloi l’amusaient et la bouleversaient. Elle lui prit le visage dans ses mains pour capter son regard, l’obligeant à y voir le bonheur qui l’habitait. Alors seulement, elle le lâcha, puis lui murmura tendrement :

— Mon chéri! Ne dis plus rien. Nous avons été si heureux! Embrasse-moi encore un peu.

Il ne pouvait qu’obéir. Ils échangèrent un long baiser langoureux. Puis, la jeune fille se nicha entre ses bras, et sa présence si calme finit de le rassurer. Les rôles étaient inversés : elle qui avait tant besoin de protection devenait à présent celle qui rassure et console. Cette nuit l’avait faite femme, l’éloignant pour toujours du royaume de l’adolescence. Désormais, elle ne serait jamais plus la même. Elle ne regarderait plus son corps comme avant. La magie de l’amour l’avait transformée.

— Sais-tu, Éloi, que j’avais peur… de ça? À cause de Paul, je me disais que ces choses étaient sales. Pourtant, quand je pensais à toi au pensionnat, j’avais envie de te toucher, de te couvrir de baisers. Chaque fois, une étrange chaleur m’envahissait… Alors, j’ai souvent réfléchi à cette contradiction. Le dimanche, à Lourdes ou à Pau, je voyais des amoureux se promener et s’embrasser, étroitement enlacés. Ils n’avaient pas l’air de trouver déplaisant le contact de l’autre. Tout à l’heure, quand tu m’as déshabillée, je te désirais follement. J’attendais déjà tes caresses autant que je voulais te caresser!

Ce discours assez hardi surprit Éloi. Il n’avait pas fréquenté d’autres filles que Violaine. Il imaginait la plupart des femmes très pudiques et réservées sur le chapitre de l’amour.

— Tu n’as pas appris tout ça chez les sœurs du Sacré-Cœur, quand même? Je parie que tes amies du pensionnat parlaient beaucoup des garçons…

— Peut-être! Tu le sauras un jour, mon beau chéri!

Taquine, elle se pendit à son cou. La nuit envahissait le paysage immense, une dernière clarté diffuse s’attardait sur les aiguilles du cirque de Gavarnie, encore semées de neige.

— Il faut rentrer! soupira Éloi. Maman doit s’inquiéter.

— Pire encore! déclara Violaine. Dès qu’elle nous verra, elle devinera tout. Mais ce n’est pas grave, puisque nous nous marierons à l’automne…

Sidonie les attendait assise près de la cheminée. Un mortier entre les genoux, elle pilait avec énergie des feuilles fraîches de bouillon-blanc, une molène souveraine contre les blessures et les brûlures. La guérisseuse évita de les regarder, leur laissant le temps de se composer un visage innocent. Manifestement, elle n’imaginait entre eux que des baisers furtifs, échangés à la faveur du soir. Sa réaction aurait été bien différente si elle avait deviné…

— Alors, mes petits! vous avez fait une longue balade, on dirait…

Éloi se servit un verre de vin et le but d’un trait. Violaine s’empressa de mettre le couvert. Soudain, un regret immense l’envahit : celui de devoir quitter ce havre de félicité pour travailler à l’hôpital de Lourdes. Elle aurait aimé demeurer ici, dans la petite maison de Sidonie, y construire son nid auprès d’Éloi et de sa mère d’adoption, porter les enfants de son homme et lire tous les livres du monde, assise sous le pommier, les soirs d’été. Cette vie simple aurait prolongé le bonheur ayant pris naissance sous ce toit, des années auparavant. Elle soupira et laissa échapper :

— Ma Sido! Qu’ai-je fait?

La guérisseuse sursauta. Depuis plusieurs jours, elle ne parvenait pas à se libérer d’une pénible sensation d’angoisse. L’exclamation de Violaine la troubla.

— Allons, minette, de quoi parles-tu?

Éloi, tout pâle, jeta un regard paniqué à la jeune fille, car ils avaient convenu de garder le secret sur ce qu’ils venaient de vivre dans le pré de narcisses. Même s’ils avaient l’habitude de se confier à Sidonie, certaines choses étaient trop intimes pour être dévoilées.

Violaine, immobile près du placard à vaisselle, tournait nerveusement une assiette entre ses mains, comme si celle-ci pouvait lui donner du courage. Elle marmonna :

— J’étais si fière de mon diplôme d’infirmière et tellement contente de cette place à l’hôpital! Maintenant, je ne sais plus… Tout a été si vite. Le directeur était gentil pendant l’entretien, mais il ne m’a pas caché que j’aurais peu de temps libre, que le travail était pénible, fatigant. J’aimerais épouser Éloi très vite, et rester avec vous deux, dans nos montagnes.

Sidonie se leva et prit Violaine dans ses bras.

— Tu dois respecter tes engagements, minette. Et cela ne vous fera pas de mal à tous les deux de patienter un peu. Vous êtes fiancés. Rien ne presse! Éloi embauche en septembre, toi après-demain. Le mariage peut attendre le printemps prochain.

Devant les mines déçues de son fils et de Violaine, Sidonie se reprocha d’avoir été influencée par les paroles de Jacqueline Lebail. Avait-elle eu raison d’encourager la jeune fille dans la voie du travail à la ville? Violaine était-elle faite pour cela, sacrifiant le bonheur d’une vie simple proche de la nature à celle, plus moderne, d’une jeune femme de son temps, gagnant sa vie et décidant de son cours plutôt que de subir le destin d’épouse de montagnard? Plus bas, d’un ton grave, elle ajouta :

— Je fais des rêves bizarres, ces derniers jours. Vous savez que la situation en Allemagne devient préoccupante. En songe, j’ai vu des gens soumis à des tortures ignobles, des scènes de violence et de mort. Déjà, mes compatriotes espagnols franchissent la frontière, depuis 1935, pour trouver refuge en France. Nous verrons ce qui arrivera, mais je te promets une chose, ma Violaine : selon les événements, je te conseillerai moi-même en temps voulu de quitter l’hôpital et de te réfugier ici.

Troublée par les confidences de la guérisseuse, la jeune fille, oubliant d’un coup ses propres incertitudes, protesta énergiquement :

— Comment? Si des gens ont besoin de mes services, si je peux mettre en pratique ce que j’ai appris, je ne viendrai pas me cacher chez toi. Je resterai à l’hôpital pour remplir ma mission!

— Alors, à ce que j’entends, ta voie est tracée! Car ça, c’est un cri du cœur ou je ne m’y connais pas!

Le lendemain, Violaine descendit à Gavarnie prendre le bus. Éloi l’accompagna. En chemin, ils s’embrassèrent cent fois et plus, repris par le désir. Mais, ils se montrèrent sages : non seulement il faisait grand jour, mais surtout le poids du chagrin de se séparer surpassait leur envie de s’aimer à nouveau.